le début une chose me gênait dans cette histoire, c'est qu'elle était à la fois le fruit du hasard et de la nécessité, ce qui l’affectait à mes yeux d’un double discrédit. D’un côté je pouvais me dire qu’il aurait suffi que je quitte les Tuileries ce jour-là un peu plus tôt pour ne pas la rencontrer et tout aussi bien que cette rencontre était inévitable puisqu’elle était le produit de la recherche obstinée que je menais exactement à cet endroit depuis des jours. Petra n’était au fond qu’une petite étudiante allemande qui se promenait dans le jardin des Tuileries et je l’avais abordée comme j’aurais abordé n’importe quelle autre fille qui passait, quoi de plus banal ! Tout le reste n’était-il pas le produit d’un fantasme, une façon de monter mon histoire en épingle pour lui donner du piquant. Par ennui, par vacuité, j’avais transformé ce qui n’aurait dû être qu’une simple petite aventure sans lendemain en un faux amour auquel peu à peu je m'étais laissé prendre en me donnant ainsi l'illusion d’une rencontre romantique mais qui d'autre pouvais-je tromper ainsi que moi-même ? En quoi était-elle la femme de ma vie cette petite jeune fille un peu gauche et qui n’avait rien d’exceptionnel si l’on voulait bien y regarder de près ? Je ne voulais pas de ce demi succès, j'attendais autre chose. Puisque je l’avais rencontrée je pouvais tout aussi bien en rencontrer une autre, beaucoup d’autres ! Pourquoi celle-ci ? Il fallait que je tienne encore, que je ne me décourage pas !… Alors je continuais à lui dire que ma véritable vie c'était mes amis, mon lycée, les dimanches à la campagne chez les parents de Sylvie. Comment a-t-elle pu supporter si longtemps cette humiliation ? Inconsciemment je la provoquais pour amener chez elle une réaction. Au premier signe de résistance je l’aurais aimée. Mais non, rien, jamais rien ! quoique je puisse faire ou dire elle était toujours là, soumise, heureuse… et pas du tout amoureuse de moi. Ah ! si encore elle avait été amoureuse ! j'y aurais trouvé un excellent prétexte pour la quitter mais elle demeurait irréprochable et je ne pouvais que l'en estimer davantage, ce dont je ne me privais d’ailleurs pas mais qui ne résolvait rien.

     Cette situation culmina le jour du réveillon. Nous avions décidé de faire une grande fête à la campagne pour le nouvel an chez les parents de Sylvie. C'était la tradition chaque année. Cette fois ce fut encore plus réussi. Lorsque j'arrivai avec Petra, qui avait mis ce jour-là une robe lamée d’argent, je découvris une maison toute décorée de lampions et de bougies. Tous mes amis étaient présents, il y avait de la musique, des victuailles ! Une fête comme j’en avais tant rêvé quand j’en étais privé là-bas dans ma jeunesse. On se grisait de vin, de rires et de conversations. Christian paradait comme à ses meilleurs jours, André était là lui aussi, papillonnant d’une femme à une autre, Claude avait amené sa nouvelle « petite amie » une polonaise aux cheveux blonds, Évelyne, dans un coin, refusait les alcools à cause de son foie. Parmi ceux que je ne connaissais pas il y avait une amie de Sylvie qui s'appelait, je crois, Marie-Claude, une brune pulpeuse, au corps sculptural. La flamme de son regard semblait faire office chez elle de conversation car elle écoutait les autres sans dire un mot, ce qui lui donnait un air mystérieux (Sylvie avait l’art ainsi de s'entourer de copines au physique spectaculaire mais dont l’esprit ne risquait pas de lui faire ombrage). À la lumière des bougies, avec sa robe noire moulant son corps de statue grecque, ses yeux sombres, son rouge à lèvres tranchant comme un coup de fouet, cette énigmatique créature était diablement attirante. Elle avait tout à la fois quelque chose de sauvage et de sophistiqué. Que pensait-elle de moi ? C’était impossible à dire. Elle me dévorait des yeux mais son visage restait impénétrable. Je l'invitai à danser. Elle se serra aussitôt contre moi. Il ne m'en fallait pas davantage, Petra n'existait plus !… Je passai ma main dans ses cheveux, elle pencha la tête en arrière sans cesser de planter son regard dans le mien. Je l'entraînai dans un coin, ivre d'alcool et de bonheur ; elle continuait à me regarder sans rien dire. Petra pendant ce temps faisait semblant de s’intéresser aux autres. La soirée se prolongea ainsi. Je m'absorbais entièrement dans la contemplation de ma belle inconnue. Au bout d’un moment Petra était à la dérive. Je l'aperçus une ou deux fois. La première elle dansait avec André qui se démenait pour l'amuser, le seconde elle se promenait seule dans le parc, je la vis dans l’encadrement de la fenêtre au milieu de la neige au clair de lune, un verre à la main dans sa robe lamée d'argent et je me pris à la détester à cet instant d’exhiber ainsi sous mes yeux le spectacle de son supplice. Minuit arriva. Dans un sursaut de pitié ou par pure cruauté, ou parce que je voulais tout de même qu'elle soit la première que j'embrasserais au seuil de la nouvelle année en reconnaissance de ce que nous avions vécu ensemble, je l'invitai à danser. Mais en même temps je la haïssais et cette haine se transformait en un amour que je n'avais jamais encore éprouvé pour personne car je voyais en elle l'image de ma propre humiliation. Elle me ressemblait, je n'avais jamais encore rencontré une femme qui me ressemblât tant, c'était à la fois délicieux et insupportable. Je l'embrassai et elle s'abandonna contre moi sans l'ombre d'une révolte, sans l'ombre d'une réticence, prête à tout accepter comme toujours ! J'en venais presque à éprouver une répulsion physique pour elle. Elle était tendre et molle, sa bouche humide, sa peau laiteuse, ses yeux verdâtres, couleur de marécage… et je voyais à quelques mètres de moi la beauté brune qui me regardait de son regard noir et qui m'attendait en silence !… Dès que la danse fut finie j'abandonnai Petra à nouveau et je rejoignis l'autre en l’entraînant dehors. Elle me suivit sans hésitation.

     Dehors la neige brillait sous le clair de lune. Nous marchâmes vers la forêt qui jouxtait la maison. Elle avait mis un manteau de fourrure blanche qu’elle serrait autour de son cou. Arrivé sous les premiers arbres je me retournai vers elle et la pris dans mes bras, mais elle se raidit alors et tenta de se dégager. Mes désirs se trouvant exacerbés par sa résistance je tentai de la vaincre mais elle luttait contre moi, sans fuir cependant mais toujours en silence. Le combat dura ainsi longtemps, muet, acharné. Je l'avais acculée contre un arbre et je l'agrippai par ses cheveux, par son manteau, elle me résistait toujours sans cesser de me regarder. La lutte elle-même devenait un plaisir, on aurait dit que nous n'étions sortis que pour nous battre. Je mordais ses lèvres jusqu’au sang, elle m'arrachait ma chemise. Tout en elle était à la fois ardent et glacé. Et puis à un moment sa fourrure craqua d'un seul coup, la doublure se détacha, l'une des poches pendait comme une loque le long de sa jambe, une manche était décousue. Ce fut ce qui nous dégrisa. Le combat cessa de lui-même et nous rentrâmes piteusement comme deux collégiens qui ont fait une bêtise. Ma belle aventure était terminée.

     C'était l'heure où l’on se répartissait les chambres pour dormir. Le jour se levait déjà. On nous montra celle où nous pourrions occuper, Petra et moi. Le lit était minuscule. C'était la première fois que j’allais dormir avec elle, la première fois, pour tout dire, que j’allais dormir avec une femme, la première fois pour elle aussi, comme elle me l’avoua plus tard. J'avais besoin d'apaisement, je ressentis une grande douceur quand elle s'allongea contre moi toute nue. Elle me remercia d'être revenu vers elle à minuit car elle n'aurait pas supporté de commencer l'année sans moi, c'eût été trop dur, vraiment… Pour le reste elle comprenait !…

     La vie après cela reprit son cours. Nos relations s'approfondissaient. Son intelligence se développait, nous parlions des spectacles que nous allions voir, des livres que nous lisions. C'était la première fois peut-être que je connaissais cette tranquillité, ce confort sentimental. Nos relations avaient pris un caractère presque conjugal. Si seulement j'avais pu faire l'amour avec elle d’une façon satisfaisante. Mais il n’y avait que de ce côté-là que ça clochait. Heureusement elle n’avait pas l’air de s’en soucier et finalement pour moi non plus ça n’avait pas d’importance. Je continuais à travailler à ma thèse, à aller à mon lycée. N'avais-je pas tout ce que je désirais ?

     Et puis un jour, un jour comme les autres, je reçus une lettre d’elle où elle me disait qu'elle était tombée amoureuse de moi. Eh bien, tu vois ! Qu’est-ce que je te disais ! Je savais bien !… Cela ne changea rien à notre vie et pourtant je le ressentis comme un événement considérable. Je respectais son amour, c'était même la première fois que je n'étais pas importuné par l'affirmation d'un tel sentiment, la première fois que je ne me sentais pas dépossédé par l’amour dont j'étais l'objet. Moi, je n'étais pas du tout amoureux d’elle mais j'avais de plus en plus d'affection et de considération pour cette petite jeune fille à la fois si compliquée et si simple et qui s'offrait à moi sans arrière-pensée et avec une si totale pureté.

     Cependant, la fin de son séjour approchait, il y aurait un an bientôt que nous nous étions rencontrés, et elle devait partir en mars. Mars 68. Je n'avais jamais eu une aussi longue relation avec une femme. Je ne parvenais pas à imaginer le temps où elle ne serait plus là et en même temps j'attendais son départ comme une libération : recommencer à chercher, recommencer à me battre chaque jour contre la solitude. Je m'apercevais que c'était quelque chose qui me manquait, et lorsqu'elle me demanda avec discrétion si j'aimerais qu'elle prolongeât son séjour jusqu’aux vacances d’été je lui répondis que c'était inutile. Mars 68 ! Les étudiants de Nanterre s’agitaient. Il y eut des manifestations devant la Cité Universitaire pour revendiquer le droit des filles à recevoir des garçons dans leur chambre… Son départ approchait. Les derniers jours furent agréables, sourdement animés par ce sentiment un peu tragique d'une échéance définitive. Nous ne savions pas si nous nous reverrions. Elle était en train de vivre la fin d'un beau roman qui avait duré toute une année et qui pour elle resterait – elle le savait déjà – le plus important de sa vie. Elle avait découvert Paris, elle avait découvert sa liberté, elle avait passé pour la première fois la nuit avec une homme, elle avait connu son premier amour et ses premières souffrances,. Nous décidâmes pour nous dire adieu de partir deux ou trois jours à la campagne et tout à fait au hasard, en regardant une carte, notre choix se porta sur Longpont, en bordure de la forêt de Villers-Cotterêts. Ce serait en quelque sorte notre voyage de noce en même temps qu’un voyage d'adieu. La dernière journée à Paris fut illuminée par l'attente de ce départ. Dans un autre décor que celui qui avait été le théâtre de nos amours nous trouverions sans doute une nouvelle intimité, plus profonde, et empreinte en même temps de toute la tristesse d’une séparation imminente. Pour Petra quitter Paris était un déchirement, quitter ce quartier qu'elle avait tellement aimé, cette foule, ces gens qui lui semblaient détenir la vérité de la vie. Paris s’agitait, Paris vibrait, Paris allait continuer sans elle… Je me souviens de notre dernière promenade sur les bords de la Seine, la photo que je pris d’elle sur le pont Alexandre, ce visage pathétique d'une adolescente aux yeux noyés de larmes et à la chevelure dorée aux rayons du soleil couchant… Mars 68… Nous étions anéantis par l'émotion, nous n'avions plus que le désir de partir au plus vite, de fuir ce passé que nous avions trop aimé, dont nous n'arrivions pas à nous arracher. Nous avions conscience l'un et l'autre de clore une époque où nous aurions vécu les choses les plus importantes, les émotions les plus intenses de notre vie. Un monde se refermait, le monde de Paris, de mes amis, des incertitudes du cœur, le monde de ma jeunesse. Sylvie, Christian, Claude, André symbolisaient ce monde, avec ses excès, ses ridicules mais aussi son extraordinaire authenticité, car c'était notre conviction que paradoxalement, bien qu'il ne fût qu'un monde de théâtre et de faux-semblants, un monde de gestes que je m'étais plu à mettre en scène, comme elle me l'avait dit elle-même, pour la spectatrice privilégiée qu'elle était, il n'y avait rien de plus important et de plus authentique que les valeurs de ce monde-là, rien de plus vrai que les pirouettes de Christian, les angoisses existentielles de Claude, les jalousies de Sylvie, les pitreries d’André. Nous étions des fantoches tragiques dans un univers de pacotille, mais nous détenions une vérité que je ne savais pas définir mais dont l'évidence m'habitait entièrement. Mars 68… Paris vibrait et Petra allait me quitter pour toujours. Nous allâmes dîner une dernière fois à la brasserie de l’île Saint-Louis. Le lendemain, comme je n’avais pas de voiture, nous allâmes prendre le train à la gare de l’Est. Destination Longpont.


     NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux" en haut de l'écran à droite