nulle part. Je demandai au chef de gare où se trouvait le centre-ville, cela le fit beaucoup rire et il me dit qu’en suivant le chemin qui descendait à travers les bois nous ne manquerions pas de tomber dessus. Nous partîmes donc en traînant nos valises et en effet après le premier tournant un groupe de maisons apparut à nos yeux : un hangar à charrues, une ou deux fermes, une petite auberge et par derrière les gigantesques ruines d’une abbaye. Nous nous dirigeâmes vers l’auberge. À l’intérieur un petit nombre de gens, des familles pour la plupart, paraissait attendre l'heure du repas en buvant l’apéro. Notre arrivée fit sensation. Après avoir demandé une chambre (par bonheur il en restait une) et avoir déposé nos bagages, nous allâmes visiter l’abbaye dont il ne restait qu’un squelette semblable à un gigantesque dinosaure dressant ses membres au milieu d’une pelouse soigneusement tondue. De retour à l'auberge nous retrouvâmes les pensionnaires à table. De nouveau tous les regards se tournèrent vers nous. On devait nous prendre sans doute pour un couple en voyage de noce. Et après tout n’était-ce pas le cas ? Petra était ravissante dans sa mini-robe bleue qui découvrait ses genoux. Un vieux monsieur, au dessert, vint nous présenter ses compliments. Il nous dit qu'il avait passé toute sa vie à Madagascar et nous raconta des histoires de chasse au crocodile qu’il s’efforçait de rendre drôle. Petra riait de bon cœur. En se retirant il lui baisa la main avec galanterie en lui disant : « - Mes hommages, Madame ! » Chacun dînait à sa table en guignant les autres du coin de l'œil, des habitués sans doute. Nous n'osions guère parler, réduits à la contemplation muette de notre bonheur. Le repas était excellent. Que Paris paraissait loin dans ce lieu retiré ! C'était l'aventure dans ce qu'elle a de plus délicieux.

À dix heures du soir nous allâmes nous coucher, après une nouvelle conversation avec le vieux colonial qui décidément nous avait pris en sympathie. La chambre était simple et chaleureuse : un haut lit de cuivre à gros édredon de plumes, des rideaux de dentelles, un papier peint fleuri. Nous fûmes pris alors, soudain, d'une intense excitation érotique et nos ébats durèrent fort tard, sans que je puisse toutefois à aucun moment vaincre cette étrange retenue qui me rendait impossible, comme toujours, d’atteindre une conclusion satisfaisante. Mais nous en avions pris l’habitude désormais, Petra et moi et nous nous en accommodions. Il était dit décidément qu’elle retournerait chez elle dans l’état où elle était arrivée. Mon passage n’aurait pas laissé de trace. C’était mieux ainsi sans doute. De temps en temps nous nous arrêtions en pensant au pauvre colonial qui devait nous entendre de la chambre à côté et nous ne pouvions nous empêcher d'en rire. Le corps de Petra, tout rose sur l'édredon blanc, ressemblait à celui d’une poupée de cire, à un objet infiniment délicat et précieux. Elle s’endormit entre mes bras et je pensais à la journée que nous aurions demain pour nous promener, jouir de nous-mêmes, et puis il y aurait encore une autre nuit et ce serait la dernière.

Le lendemain, au petit déjeuner, les autres pensionnaires nous regardaient tout attendris, c'est du moins ce que nous nous plaisions à imaginer. Ensuite nous partîmes d'un bon pas en direction de la forêt. Il faisait chaud, les insectes bourdonnaient. Il nous fallut d'abord traverser des pâturages. Un jeune homme élégant vint alors vers nous pour nous dire d'un air sévère que nous étions sur ses terres. Je lui répondis en riant que je n'y voyais pas d'inconvénient et il parut s'offusquer de ma désinvolture mais un regard de Petra parvint à l'adoucir et il se fit plus aimable, nous indiquant le chemin par lequel nous pourrions regagner la forêt. O pouvoir de la séduction féminine ! Elle était ma grâce, mon Sésame ouvre-toi ! Toutes les angoisses de Paris, les miasmes troubles qui avaient parfois empoisonné nos rapports étaient oubliés. Ici il n'y avait plus que la pureté de l'air, la simplicité des choses qui nous entouraient. Bien sûr la lumière trop crue n'était pas très favorable à sa beauté qui ne s'épanouissait vraiment qu'au crépuscule et elle avait le nez un peu trop rouge à cause du soleil, quant à ses cheveux ils étaient franchement poil de carotte mais, à ces petites réserves près, rien ne pouvait altérer mon enthousiasme.

Une fois dans la forêt nous fûmes saisis par la solennité du paysage. La lumière était plus douce sous les arbres, il y avait un grand silence et nos paroles résonnaient comme sous la voûte d'une cathédrale. Je pensais au chapitre de l'Éducation Sentimentale où Frédéric emmène Rosannette dans la forêt de Fontainebleau tandis que la révolution gronde dans les rues de Paris. Petra aurait pu être Rosannette. Et tout en marchant, je me demandais comme toujours si je l'aimais vraiment. Nous arrivâmes à un grand carrefour où des allées, rectilignes se croisaient à perte de vue. Le silence était impressionnant lorsque soudain un chant d'oiseau s'éleva quelque part, solitaire, se prolongeant en trilles interminables, comme si sa mélodie s'adressait spécialement à nous. Je m'approchai du panneau de bois qui indiquai le nom du carrefour. Il s'appelait le « carrefour du rossignol » et cela nous fit rire. Un peu plus loin nous arrivons à un autre carrefour exactement semblable au précédent, mais au bout d'une des allées nous apercevons un cerf magnifique en arrêt entre les arbres. Je m'approche du panneau de bois et je lis : « Carrefour du cerf » !… Nous avions l’impression ainsi d’avoir pénétré dans un monde magique, celui des contes de fée où les mots s’accordent avec les choses. Nous marchons encore et nous arrivons à un troisième carrefour identique aux deux autres. Il y a encore un panneau de bois : « Carrefour du sanglier » ! Nous nous enfuyons en courant et en riant comme des fous !…

C’est la forêt des contes de notre enfance. Nous marchons en nous donnant la main. Nous nous arrêtons pour écouter le silence. Les rayons de soleil tombent du haut des branches en longues colonnes de poussière phosphorescente. À un moment - je m'étais un peu avancé pour courir après un écureuil - je me retourne, elle n'est plus là. Je l'appelle, ma voix résonne étrangement, mais elle ne reparaît pas. Je reviens sur mes pas. Il s’agit d’une plaisanterie bien sûr mais ce silence m'inquiète malgré tout. Pourquoi le prolonger ainsi ? Et je bats les buissons autour du chemin en continuant à l'appeler. Mon attente dure et elle ne reparaît toujours pas. Mon inquiétude devient réelle, la forêt me paraît soudain si grande, si sombre ! Que vais-je faire si elle ne revient pas ? J'appelle, j'appelle, il ne s'agit plus d'un jeu maintenant, je commence à courir, fou d'inquiétude... quand elle surgit tout à coup de derrière un buisson. Elle s'était bien cachée pour me faire une farce, mais pourquoi a-t-elle poussé la plaisanterie si loin ? Elle ne veut rien me dire, mystère !…

Le lendemain nous n'avions pas fait de projets. Il faisait toujours aussi idéalement beau. Nous sommes allés dans un champ où je l’ai prise en photo. Assise, debout, allongée dans l’herbe. Je la photographiais, je l'embrassais, je la caressais et la photographiais de nouveau. Les insectes bourdonnaient autour de nous, la chaleur était devenue oppressante. Au bout d'un moment nous nous sommes arrêtés dans nos ébats et une longue conversation s’est engagée entre nous, une de ces conversations vagues comme on en a quand il fait chaud et que l'esprit s'assoupit doucement. Nous parlions de la société et de son devenir. Petra avait des opinions modérée, plus prudentes que les miennes, elle s'inquiétait à l'idée de tout bouleverser. Moi, je ne faisais aucune concession : Je ne voyais qu’une seule issue, la révolution ! Il fallait modifier les rapports entre les gens, par la force au besoin, et je lui disais qu'elle était trop bourgeoise, trop soumise. Je n'écoutais pas ce qu'elle me répondait, je pensais simplement à la chaleur, au bourdonnement des insectes, et à la vie qui m'attendait à Paris quand je serais revenu.

Et tout à coup une impression m’a saisi que je n'avais pas vu venir, comme une sorte de trou d'air dans la plénitude de mon bonheur : j'étais en train de m'ennuyer ! Depuis un moment, je le ressentais déjà, depuis que j'étais ici en fait, comme un vague malaise, une nausée due peut-être à la chaleur, mais maintenant c'était une certitude : je n'avais rien à lui dire. Qu'est-ce que je faisais ici ? Tout, depuis le début, n'était qu'une farce, j'étais en train de faire semblant d'être amoureux parce que j'avais besoin de l'être, mais elle n'était qu'une petite étudiante allemande insignifiante à qui je n'avais rien à dire. J'avais essayé de me monter la tête parce qu'elle était jolie - oui, ça c'était une chose certaine, elle était jolie - mais pour le reste il fallait regarder la vérité en face. Heureusement demain elle serait partie. Et voilà que tout mon château de carte s'écroulait, tout était donc à recommencer, j'étais aussi dépourvu que jamais, la semaine prochaine il faudrait recommencer à vivre. De quoi serait fait ce printemps ? Quelle nouvelle jeune fille rencontrerais-je au jardin des Tuileries ?… Et pour rompre mon malaise je lui proposai de prendre le train et d'aller visiter Soissons.

Soissons était la ville la plus proche. La promptitude avec laquelle elle accueillit ma proposition me laissa penser qu'elle partageait sans doute mon malaise. Dans une grande ville nous retrouverions un peu notre décor naturel, les boulevards, les cafés, nous en avions besoin. Il y avait un train qui partait justement un quart d'heure plus tard et nous voilà courant éperdus vers la gare pour nous échapper de cette campagne brûlante qui nous devenait insupportable. Dans le wagon j'étais en sueur, nous l'avions échappé belle !…

Soissons le dimanche... Soissons dans les premières chaleurs du printemps… Les rues absolument désertes. Soissons est une ville laide, disgracieuse. Sur la place un seul café ou quelques militaires occupent leurs loisirs à jouer au flipper, une seule table occupée : un couple, lui et elle l’un en face de l’autre, immobiles et muets. Lui doit avoir la cinquantaine, corpulent, le teint couperosé, un énorme nez qui bourgeonne en excroissances violacées. Elle, plus jeune, elle a dû être belle : une blonde un peu fanée avec de grands yeux bleus et des cheveux retenus par un chignon. Après une demi-heure passée dans ce café nous recommençons à nous promener. Dans une ruelle il y a un autre café et d'autres militaires. La façade morte d’une église en ruine à travers laquelle on voit le ciel. L'heure du train arrive enfin comme une délivrance.

Le reste du voyage ne compte pas. Dénouement trop long que nous aurions dû éviter. Nous n'étions déjà plus ensemble, chacun pensait à ce que serait sa vie à partir du lendemain, moi de nouveau solitaire dans Paris, elle en Allemagne, chez ses parents. Il n'y avait plus qu'un grand vide dans nos têtes et cet état d'hébétude qui suit les grandes ivresses. Le lendemain matin je l’ai accompagnée à la gare du Nord et nous nous sommes quittés sans mots inutiles. Mars 68, j'ai vingt-neuf ans et les rues de Paris de nouveau m'appartiennent. Mars 68, le printemps sera magnifique.


NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux"