m’écrire ni recevoir de mes nouvelles avait vécu les événements dans une folle anxiété en les suivant jour après jour à la radio. Elle se désespérait d'être partie juste au moment où tout ce qu'elle avait aimé de la France trouvait son épanouissement. Elle m'imaginait, elle imaginait mes amis dans les manifestations, face aux CRS. Avions-nous été blessés ? Avions-nous été arrêtés ? Dans quel état nous trouvions-nous ? Elle n’en pouvait plus de ne pas savoir. Ça devait être si beau, si exaltant ! Ah ! pourquoi n'avait-elle pas décidé de prolonger son séjour comme elle en avait eu l'intention un moment. Maintenant elle se sentait étrangère chez elle. Ses parents ne comprenaient rien à ce qui se passait en France, ils croyaient que les communistes étaient en train de prendre le pouvoir…

Pauvre Petra ! J’imaginais son désarroi. Décidément elle n'avait pas de chance. C'est vrai qu'elle aurait eu sa place parmi nous, elle était de celles qui auraient pu le mieux comprendre ce qui se passait. Je lui répondis une lettre de plusieurs pages qui narrait complaisamment les événements. On m'y voyait sur les barricades, on m'y voyait occupant la Sorbonne, on m’y voyait à l’Odéon. À mon lycée je galvanisais les élèves par mes discours, j’imposais à la directrice une réforme radicale du système éducatif qui ne faisait aucune concession au monde ancien - et je lui rappelais notre conversation à Longpont, quand je lui reprochais d’être trop prudente - elle était bien obligée aujourd’hui de reconnaître que j'avais raison !…

Oh oui, elle le reconnaissait ! J'étais devenu pour elle l'incarnation même de la révolution. Sa lettre fut suivie de beaucoup d'autres, de tant d'autres ! pendant des mois et des mois… Elle me racontait son ennui, son désespoir, la solitude qui était la sienne dans son petit village d'Allemagne, au milieu des bruyères balayées par le vent. Elle me racontait ses longues journées sans voir personne dans une maison où elle ne se sentait plus chez elle, avec des parents qui ne la comprenaient pas. Elle me parlait du bruit des soldats rentrant de l'exercice le soir, de ses rêves mélancoliques lorsqu'elle écoutait les disques de Brassens et de Barbara qu'elle avait rapportés de Paris. Mais elle avait l'impression de s’être découverte elle-même dans toutes ces épreuves et c’était tout de même pour elle un motif de satisfaction. Elle m’écrivait qu’elle se promenait toute seule dans la forêt et s'arrêtait pour pleurer en pensant à moi. Notre séparation était inhumaine, contre-nature, elle ne voulait pas vivre sans moi. Son amour était une maladie qui la déchirait, avec des périodes de rémission et des périodes de crise mais qui durerait jusqu'à sa mort…

Quant à moi, les circonstances m'entraînaient vers d'autres horizons. Je m’étais inscrit à un stage international organisé dans le cadre du Festival d’Avignon sur les problèmes de l’animation culturelle. Avignon avait toujours été pour moi un havre providentiel où je me plaisais à dire que quoiqu’il arrive dans ma vie j’étais toujours sûr de trouver le bonheur. Cette fois encore je ne fus pas déçu.

On joua cette année-là pendant quelques semaines à refaire Mai 68, comme on reprend en province un spectacle qui a bien marché. Il y eut de nouveau des manifestations et des CRS lançant des gaz lacrymogènes, il y eut de nouveau des discussions à n'en plus finir sur la place de l’Horloge. On n’avait pas pu renverser le Général, on eut la peau de Jean Vilar. L’occasion en fut, comme l’on sait, l’interdiction de Paradise Now et le refus de celui-ci d’interrompre le Festival. Mouna lessivait symboliquement la statue de la République et faisait chanter Frères Jacques aux CRS, on allait contempler à travers les grilles du lycée Mistral les acteurs du Living Theatre (inoubliable figure de Julian Beck en prophète fou que je devais revoir des années plus tard se promenant paisiblement en compagnie de son épouse Judith Malina sur le trottoir de la rue de Buci), on allait acclamer Paolo Bartolozzi et Germinal Cassado dans la cour du Palais des Papes (Béjart acclamé pendant des heures remettait la bande son et le public en folie montait sur scène pour danser le jerk de Pierre Henry avec les acteurs du spectacle), on allait faire la farandole sur le pont d’Avignon… Théâtre et révolution s’entremêlèrent comme jamais. Le tourbillon s'emballait de nouveau !…

Mais à ces vertiges, pour moi, s’en ajoutait un autre : j'étais tombé amoureux ! pas de Petra, la pauvre, mais d’une autre ! Ça m’était venu comme ça, d’un seul coup et de la façon la plus imprévisible : Lorsque j'étais arrivé à mon stage, dès le premier jour, j'avais été frappé, dans le hall de l’établissement qui nous accueillait, par une petite jeune fille assise sagement dans un coin, qui attendait son tour. Nos regards s’étaient croisés, cela avait suffi. Elle était jolie, sans excès pourtant, mais surtout il émanait d’elle quelque chose que je n’aurais su définir mais qui faisait qu’elle me semblait personnellement destinée. Je le sus et elle le sut dès le premier regard et il n’y eut plus dès lors aucun doute là dessus ni elle ni pour moi. Et puis les formalités d'installation m'avait accaparé et je n'avais plus eu l’occasion de la revoir jusqu’à la première réunion du groupe, le lendemain. Alors tout naturellement nous fîmes connaissance. C'était la première fois qu'une telle chose m'arrivait. Moi qui étais habitué aux frustrations, aux souffrances solitaires, aux incertitudes du coeur, j’ignorais cette simplicité, cette légèreté délicieuse de l'amour partagé. Je ne savais même pas ce qui me plaisait en elle et je ne me le demandais pas. Elle me dit qu’elle habitait Avignon et venait à ce stage en voisine, pour passer le temps. Elle paraissait plutôt effacée, plutôt timide, et de fait n'intervint que rarement dans les grandes discussions qui dès les premiers jours nous enflammèrent. Car il faut dire que le groupe était en tout point exceptionnel par l’originalité, la diversité, le dynamisme et la chaleur humaine de ceux qui y participaient. Il y avait des gens de tous pays, des italiens surtout, jeunes, intelligents, drôles, beaux : deux jeunes filles de Florence, dont l'une, Anna, blonde et d'apparence fragile, avec de grands cheveux bouclés qui la faisaient ressembler à une poupée ancienne, et l'autre Gianna, un peu forte, me faisait penser à Anna Magnani et chantait d'une voix rauque des chansons populaires de son pays. Il y avait aussi un garçon de Bari, séduisant, cabotin, charmant, ainsi qu’un libanais, Nessim, un peu balourd mais pétillant de malice et d’une confondante gentillesse, bien d'autres encore dont je ne me souviens plus mais parmi lesquels je vécus pendant quinze jours au paroxysme du bonheur, dans l'effervescence de notre imagination et la chaleur de notre amitié !... Quant à l’élue de mon cœur, que se passa-t-il entre nous ?… Eh bien le plus singulier c’est qu’il ne se passa rien. Bien moins que rien car elle me déclara dès le premier jour qu'elle était fiancée et qu'elle devait se marier après la fin du stage, auquel elle ne s'était inscrite du reste que pour attendre le retour de son fiancé qui était en voyage. Il n'était donc pas question pour elle de se lancer dans une aventure et elle préférait m'en prévenir tout de suite. L'engagement fut scrupuleusement tenu. Il n’y eut pas le moindre baiser, pas la moindre caresse entre nous. Seulement nous ne nous quittions pas. Nous marchions dans les rues d'Avignon en nous donnant le bras, entièrement pleins de nous-mêmes, de notre présence. Étais-je un benêt, un béjaune ? Oui sans doute mais je crois surtout que j’étais fou, plus fou que je ne le pensais et je m’en rends compte aujourd’hui. Attendait-elle quelque chose de moi ? Aurais-je pu ébranler sa détermination ? Je ne le saurai jamais. Je n’eus pas le courage de rien tenter ou pire : cela ne me vint même pas à l’esprit. Peut-être tout simplement se moquait-elle de moi mais à mes yeux son comportement était normal : elle m’avait dit qu’elle était déjà engagée, il n’y avait pas à y revenir. Je ne me posais pas de questions, j'étais heureux et j’estimais que j’avais eu tout de même beaucoup de chance de l’avoir rencontrée. C’était la première fois qu’une femme qui me plaisait me remarquait sans que j’aie rien fait pour cela et cette seule idée me suffisait. Je n'attendais rien de plus que ce bonheur de la regarder et d'être avec elle et de jouir avec elle de ce pur plaisir d’être ensemble.


Et puis un jour le séjour toucha à sa fin. Ce fut tout à fait pathétique. Je savais que je ne la reverrais plus. Cependant je lui demandai à tout hasard – on devient audacieux quand il est trop tard ! - s’il était vraiment impossible de penser qu’elle eût pu envisager de renoncer à son mariage. Elle me répondit qu'elle s'était posé la question en effet mais qu'elle était maintenant décidée à ne pas changer de route et à aller jusqu'au bout. Elle s’était posé la question ! cette seule réponse me suffit. Nous nous quittâmes après une dernière promenade le long des remparts et même à l'ultime seconde je n'eus pas le courage de la prendre dans mes bras.

Je devais ensuite aller à Antibes où je m’étais inscrit à un stage de voile. Je me fichais éperdument de la voile mais je fuyais la solitude et cherchais tout simplement à occuper mon temps. Je quittai donc Avignon la mort dans l'âme et lorsque j'arrivai là-bas je fus saisi par la laideur des gens qui devaient participer à ce stage : il y avait de vieilles filles boutonneuses, des garçons depuis longtemps résignés au célibat. La résignation d'ailleurs semblait être le sentiment le plus communément partagé dans cet enfer. Ils savaient déjà tous qu'ils étaient là pour s’ennuyer et ils étaient prêts. Je fus saisi alors d'une sorte de réaction de dégoût et à leur grande surprise, après un unique repas passé en leur compagnie, je déclarai que je repartais. Ils me prirent pour un fou. Je repris donc la route pour Avignon. Là tout se passa très vite. Aussitôt arrivé je m’inscrivis dans un centre de séjour où je fis la connaissance le premier soir d'une jeune fille au visage mutin et aux cheveux courts qui m'avait déjà aperçu, paraît-il, plusieurs fois lors de mon récent séjour et avait remarqué la joyeuse bande que nous formions. Elle semblait avoir une grande admiration pour moi et pendant tout le repas nous parlâmes des jours que nous venions de vivre, puis nous allâmes nous promener sur la place de l'Horloge. Nous avions à peine fait quelques pas que je vois mes deux italiennes, Gianna et Anna, qui étaient parties en Espagne où elles avaient le projet de voyager ensemble et étaient revenues comme moi parce qu’elle ne se résolvaient pas à quitter cet endroit où elles avaient été si heureuses. Exclamations et embrassades !… Et un moment plus tard ne voilà-t-il pas que nous apercevons Nessim, le libanais, qui, lui aussi, après un court passage par Paris, est revenu pour les mêmes raisons. Nouveaux cris de surprise et nouvelles embrassades ! Puisque nous voilà de nouveau réunis, pourquoi ne pas continuer ensemble et partir par exemple à Florence où Gianna pourra nous héberger. Aussitôt dit aussitôt fait. J’entraîne avec moi ma nouvelle conquête et nous partons.

Moments de bonheur inoubliables au coeur de l'été dans la chaleur moite de Florence. Gianna habite chez sa mère qui possède un vieux palais Renaissance à deux pas de Santa Margharita dont on voit par les fenêtres l’énorme coupole étincelante. Elle règne dans sa cuisine et décroche de temps en temps son téléphone pour faire monter des cafés de la trattoria voisine et fait cuire à longueur de journées d’énormes plats de spaghettis que nous engouffrons à toute heure. Longues siestes dans la fraîcheur que dispense les épaisses murailles du palais. Dans le salon, grand comme une salle de bal, les meubles sont recouverts de housse et d’immenses tableaux vernis recouvrent les murs. Il me semble être dans un décor de Visconti. Par un escalier dérobé on accède à un belvédère d’où, le soir, on peut contempler les étoiles et les lumières de la ville. Ma nouvelle conquête est insignifiante et gentille, totalement ignorante de ce que je puis ressentir pour elle. Elle subit avec effroi les caresses que je lui impose et se prête avec dégoût à celles que j'exige. C'’est une petite jeune fille conventionnelle et charmante, originaire de Bretagne où elle retournera quand nous serons partis. Je n’entendrai plus jamais parler d’elle.

De retour à Paris je retrouvai mon travail, mes parents, et tout naturellement je me remis à penser à Petra. Ses lettres continuaient à m’arriver régulièrement, de belles lettres désespérées. L'idée se fit alors peu à peu en moi que je pourrais peut-être la revoir. N’était-elle pas après tout celle que le sort m’avait destinée ? Il fallait que j’en aie le cœur net. Elle était partie passer l'année à Londres et me racontait dans ses lettres la vie qu’elle menait là-bas : Elle avait de nouveaux amis, de nouvelles activités. Pourquoi n'irais-je pas la retrouver aux vacances de Noël ? Je réussis à convaincre Sylvie de m'accompagner. Celle-ci venait justement de quitter Christian pour un nouveau compagnon qui s’appelait Alain, un garçon doux et insignifiant qui posait à l'artiste. Elle embarqua aussi dans l’aventure un cousin à elle prénommé Gilbert et nous voici tous les quatre partis dans ma deux-chevaux pour cette nouvelle aventure !…


NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "le roman d'un homme heureux"