à notre départ en ce jour de Décembre. Nous partîmes cependant, moi le cœur battant, les autres ravis de participer à l’aventure. J’avais l’impression d’avoir quitté Petra depuis des années. Cette histoire était une vieille histoire au fond, que je me plaisais à ressortir du placard pour défier le temps et par cette propension naturelle qui était la mienne à vouloir toujours ressusciter les morts. Mais il m’en était tellement arrivé depuis ! Étais-je encore le même que celui qui avait aimé cette petite fille insignifiante ? et d’ailleurs l’avais-je jamais aimée ? C’était aussi pour répondre à cette question que je voulais la revoir. Mais pour l’heure je me tordais de douleur sur le ferry-boat au milieu des tempêtes en proie à un insupportable mal de mer. Sylvie vomissait sur le pont, Alain était vert. Seul Gilbert, le cousin de Sylvie, garçon simple et sportif, grand amateur de voile, respirait les embruns avec une sorte de jouissance gourmande en nous parlant de Tabarly… Une fois revenus sur terre il nous fallut reprendre possession de notre deux-chevaux et partir sur la route en direction de Londres. La deux-chevaux tanguait dangereusement au milieu des bourrasques. Nous étions littéralement assommés de fatigue et de sommeil. Et en plus il fallait rouler à gauche !… Londres est une interminable banlieue autour d’un centre pratiquement inexistant. Chercher le centre c’était chercher une aiguille dans une meule de foin. Picadilly Circus ! Petra devait nous y attendre… Nous nous laissons porter par le vent de faubourgs en faubourgs, la lumière jaune des lampadaires éclaire vaguement des façades noircies. Et soudain, à un carrefour, une bourrasque plus forte que les autres arrache la capote de la deux-chevaux qui se met à flotter derrière nous avec un bruit de cheval au galop et presque aussitôt un choc, une embardée. Je me rends compte que j’ai heurté une autre voiture qui venait de ma gauche (je réalise trop tard que la gauche est prioritaire en Angleterre ! ). Je descends sous l'averse comme un automate pour m’expliquer avec l’autre conducteur qui m’attend tel un spectre devant sa voiture, éclairé par la lumière des phares. « - Excuse-me, I am so sorry ! I am desolated… » Il s’avère que la conversation sous une pluie battante dans une langue que je connais mal est extrêmement délicate et je cherche mes mots tout en admirant la courtoisie de cet homme qui m’écoute sans perdre son calme. Mais voici que, la conversation se prolongeant, sa passagère sort à son tour de la voiture. Et là - n’oublions pas que nous sommes en Angleterre, l’Angleterre des sixties ! – une créature psychédélique tout droit sortie de Woodstock (long manteau de chinchilla, jambes interminables) apparaît à son tour dans la lumière des phares. J’en demeure muet, hypnotisé. Mes trois acolytes, sont descendus à leur tour, à peu près dans le même état que moi, les yeux tous les trois rivés sur cette paire de jambes, jusqu’à ce que le gentleman, croyant sans doute que nous sommes atteints de troubles neuropsychiques, liés peut-être à notre nationalité, et jugeant par ailleurs que les dégâts sur sa voiture ne sont pas trop importants, entraîne sa passagère, reprend le volant et disparaît dans la nuit… Tout s’est passé comme dans un rêve ou plutôt un cauchemar, ou peut-être les deux à la fois. Nous rafistolons tant bien que mal la capote de la deux-chevaux et constatons avec soulagement que nous pouvons repartir. Nous voici de nouveau à la recherche de Picadilly Circus. La nuit maintenant est tout à fait tombée.

Lorsque nous arrivons enfin nous avons plusieurs heures de retard et évidemment Petra n'est plus là. J'imagine son inquiétude. Coup de téléphone. Sa voix à l'autre bout du fil, pathétique ! Elle ne peut ressortir maintenant : trop loin, trop tard. Elle habite dans une famille dont elle garde les enfants. Elle m’indique l’adresse de l’hôtel où elle nous a réservé des chambres, tout près de l’endroit où nous nous trouvons, et nous convenons que je viendrais la chercher demain matin. Le lendemain, arrive enfin le moment tant attendu des retrouvailles ! Je pars, seul cette fois, par le métro, pour la rejoindre. Quelle va être ma première impression ? Je vais enfin savoir du premier coup d'oeil si j’ai réellement des sentiments pour elle ou si je me suis monté la tête. Il faudra que je sois très attentif à mes impressions, la première est toujours la bonne… Le métro traverse des banlieues interminables. Heureusement il fait beau aujourd’hui et le soleil fait étinceler des pelouses d’un vert électrique. J'arrive enfin devant un petit pavillon au bord d'une rue en pente. C'est ici ! ici qu'elle vit depuis trois mois maintenant, ici qu'elle m'a écrit toutes ces lettres que j'ai lues avec ferveur, ici qu'elle pense à moi ! Elle est derrière cette porte. Elle m’attend.

À peine ai-je sonné que la porte s’ouvre, elle se rongeait d’impatience de toute évidence. Nous nous jetons dans les bras l'un de l'autre. Roucoulement de colombe comme lors de nos premières retrouvailles devant la bibliothèque Sainte-Geneviève. Nous nous embrassons… Catastrophe ! Sa langue a un goût de cacahouètes. En entrant dans la maison j'aperçois en effet le paquet sur la table. Elle devait être en train d’en grignoter quelques unes en m’attendant. Détail ravageur qui suffit à tout brouiller car l’épreuve dont j’attendais des réponses à mes interrogations ne peut être considérée comme concluante puisque si je ne ressens rien c’est bien entendu à cause des cacahouètes ! Et je la vois qui s'agite autour de moi. Ses joues tremblent légèrement sous le coup de l’émotion. Tout cela me paraît soudain une sinistre farce. Que suis-je venu faire ici ? Me voilà obligé maintenant de jouer mon rôle d'amoureux. Comment faire autrement ? Cela fait six mois que nous ne nous sommes vus, la scène ne peut donc être que pathétique. Je l'embrasse à nouveau, courageusement, mais je me fais en moi-même le serment que jamais, jamais elle ne sera ma femme.

Nous nous caressons un long moment pendant que les enfants qu'elle est chargée de garder tournent autour de nous. Nous parlons de nous-mêmes, de notre vie, elle me raconte qu'elle a enfin réussi à se faire dépuceler il y a quelques semaines par un anglais qu’elle n'a vu qu'une fois. Vite fait bien fait, exactement ce qu'elle voulait. Elle a fait ça pour moi… Je la regarde et je ne ressens toujours rien.

Le soir nous allons rejoindre les autres. Elle a pris un congé d'une semaine pour rester avec nous pendant notre séjour. Désormais elle est libre. Elle me demande, avec des hésitations si elle pourra dormir avec moi. Je lui dis oui naturellement.. Noël à Londres… le froid glacial, la magie de la ville, les restaurants de Soho, les petites boutiques, le marché aux Puces de Portobello, les soubrettes de l'hôtel qui vous apportent le petit déjeuner au lit, Carnaby street, les Beatles (leur nouvel album, l’album blanc vient de sortir). Tout est nouveau ici, tout est à la dernière mode : les boutiques de Chelsea, les drugstores, les magasins de fanfreluches. Nous courons, nous achetons n'importe quoi, des robes, des chapeaux. Petra a trouvé une perruque brune qui la rend sublime. Quand elle la met elle en est saisie elle-même. Elle ne la quittera plus de tout le séjour et je garderai au retour l'image de cette Petra brune qui ressemble à Brigitte Bardot dans le Mépris. Peu à peu nous sommes repris par l’intimité qui était la nôtre il y a un an lorsque nous étions à Paris, Nous ne nous sommes jamais sentis aussi proches. C'est la première fois que nous vivons ensemble, que nous dormons ensemble, que nous avons des rapports sexuels à peu près normaux. Elle me fait visiter les lieux qu'elle aimait avant que je n'arrive : certains coins de Hyde Park quand le soleil se couche, un bar de Tottenham Court road. Elle me présente à sa meilleure amie qui nous invite à un réveillon. Et puis il y a la présence des autres. Alain et Sylvie se déchirent. Sylvie me confie qu’elle a été saisie d'une véritable répulsion physique pour Alain et qu’elle ne supporte plus qu'il la touche. C'est une limace molle, m’explique-t-elle. Je lui réponds que rien ne l'oblige alors à rester avec lui mais quand je lui dis ça ses yeux fuient et elle change de sujet. Alain de son côté affecte une grande inquiétude à son égard. Il la trouve insupportable, trop compliquée, mais lui aussi semble peu désireux de la quitter. Non, ce qu'ils veulent simplement c'est pouvoir se plaindre auprès de nous. Petra est épuisé par le spectacle qu'ils donnent et me dit qu'elle ne peut plus les supporter. Gilbert est allé visiter le musée de la marine…

Et puis arrive le dernier jour. Je suis resté fidèle à mon engagement, celui que j'ai pris envers moi-même en arrivant : elle ne sera pas ma femme. Mais j'ai une peine immense en pensant que cette fois, sans doute, ce sera notre dernier adieu. Le matin nous prenons notre petit déjeuner ensemble, elle prépare ses affaires pour rentrer chez elle et je lui dis que je vais faire un tour dans le quartier pour abréger nos souffrances. Elle n'aura qu'à partir pendant que je ne serai pas là. Nous nous embrassons maladroitement. Fin.

Dehors il y a du soleil, une belle journée d'hiver. Le ciel a été lavé par les intempéries. Je marche au hasard à travers un parc, je tourne dans des rues… et soudain, comme une apparition, je l'aperçois devant moi sur le bord d’un trottoir, sa valise à côté d’elle. Elle est en train d’attendre son bus ! Par hasard, je me suis retrouvé encore une fois sur son chemin. Hasard ou destin ? ce destin qui depuis le début nous ramène toujours l'un vers l'autre. Elle porte sa perruque brune, elle est magnifique. Nous allons prendre un dernier verre.

Nous parlons longuement. Cette fois c'est l'épilogue. Nous nous serons bien aimés tout de même ! Tandis que je parle je sens mes larmes couler et je regarde le plafond pour tenter de les contenir. Il n'y aura jamais eu de scène aussi intense et aussi pathétique entre nous, et en même temps nous rions parce que nous avons le génie, vraiment, d'inventer des situations invraisemblables. Je regarde cette sublime jeune fille en face de moi avec ses cheveux aile de corbeau et ses yeux de jade et je me dis qu’il ne tiendrait qu’à moi qu’elle ne devienne ma femme. Quel vertige masochiste me pousse ainsi à la laisser tomber alors qu'elle est là, devant moi, offerte ? Quelle tentation morbide de nous faire souffrir tous les deux ?

Finalement nous nous quittons et je vois son visage une dernière fois à travers la vitre de l'autobus qui s'éloigne pour toujours…

Paris de nouveau. La solitude de nouveau. La vie monotone jusqu'au vertige. Dans ma province où je viens d’être nommé assistant je n’ai que quelques heures de cours à faire par semaine et le reste du temps je vis chez mes parents. Et là-bas Petra souffre dans son âme et dans son corps ! Je suis maintenant confronté à cette évidence que je suis le seul responsable de l’absurdité de ma vie. Il y a quelque chose en moi que je ne comprends pas. Il me le faut vaincre à tout prix sous peine de verser dans la folie.

Alors un jour, pas très longtemps après mon retour, un jour de février, je lui écris une longue lettre pour lui dire que je veux vivre avec elle et qu'il faut qu'elle me rejoigne tout de suite. Je lui téléphonerai dans quelques jours pour avoir sa réponse. Au téléphone (j’ai été obligé d’aller chez Sylvie pour l’appeler) elle est bouleversée et me dit qu'elle a bien réfléchi mais qu’elle a décidé de refuser : elle vient justement de trouver un travail intéressant, elle a maintenant des amis, toute une vie à Londres et elle ne peut pas partir ainsi. Cependant, comme d’habitude, je n’ai pas beaucoup de mal à la convaincre. Après quelques échanges d’arguments et un dernier silence de réflexion, elle se rend : elle est d'accord, elle va venir me rejoindre, dans deux semaines au plus tard, le temps d’arranger ses affaires…

Et en moi-même je lui en veux, encore une fois, de ne pas m’avoir opposé plus de résistance.



NB: Retrouvez les épisodes déjà publiés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux"