- le plus difficile restant d’en parler à mes parents. La pudeur ! toujours la pudeur !… mais je ne voyais pas comment faire autrement. Je montre donc à ma mère les photos que j'ai prises de Petra à Longpont. Elle trouve cette jeune fille absolument charmante. Elle a l’air adorable, me dit-elle et elle s'enthousiasme pour mon projet. Gagné de ce côté-là !… Mais côté logement ce n’est pas la même chose. Pas facile de trouver un appartement à Paris ! Finalement, après en avoir visité beaucoup, de toutes sortes, dans ma gamme de prix (et dont la seule idée d’aller y habiter un jour me fait frémir), je me fixe sur un petit deux-pièces propre et anonyme dans le XIIème arrondissement. Signature, versement d’arrhes… Mais c’est alors que, durant la nuit qui suit, je vois défiler dans ma tête le film cauchemardesque d'une existence totalement vaine, rongée par l’ennui et par la vacuité. L'appartement est petit, sans caractère, le quartier peu agréable. Qu'est-ce que je vais aller faire là-bas ?… Si encore j'avais trouvé quelque chose dans le quartier que nous aimons, Saint-Germain-des-Près, l’Île Saint-Louis, mais là !… Non vraiment, c’est impossible ! Le lendemain, je retourne à l’agence rompt le contrat, abandonne mes arrhes. Tout pour m’en sortir !…

Seulement le problème reste entier, il faut absolument que je trouve quelque chose. Le jour approche où Petra va débarquer d’Angleterre et je n’ai rien… J'écume le Quartier Latin. Tout est hors de prix. Si enfin ! à la dernière minute un petit deux-pièces dans le XVème, près de la Convention. Ce n’est pas le Quartier Latin mais enfin au moins c’est la rive gauche. Nouveau contrat, nouvelle signature, nouvelles arrhes… nouvelle nuit d'insomnie, nouvelle vision d'une vie insupportable. Quelle force plus puissante que moi me bloque toujours ainsi à la dernière minute ? C’est comme une ancre qui me retient au fond. Jamais je n'ai eu à ce point le sentiment de quelque chose en moi qui m'échappe, qui s'oppose à ma volonté. Je reçois pendant ce temps des lettres de Petra exaltées, déchirantes, me disant qu'elle est passée outre au désespoir de ses parents qui n'acceptent pas qu'elle parte vivre à l'étranger, qu'elle est passée outre à ses propres incertitudes mais qu'elle veut s'engager jusqu'au bout dans son amour pour moi.

Ma mère a décidé de m’aider à aménager l’appartement pour lequel j’ai signé et elle vient le visiter avec moi. Il s’agit d’une de ces résidences modernes qui poussent dans le quartier comme des champignons. Les travaux ne sont même pas encore totalement terminés. Lorsque nous entrons dans l’appartement nous nous heurtons à une odeur pestilentielle. Les ouvriers, qui ont largement usé des toilettes, ont négligé de tirer la chasse d’eau en partant. Il faut ouvrir les fenêtres en vitesse. Celles-ci donnent sur une cour où le béton n’a pas encore laissé place au « décor arboré» prévu par l’architecte. C’est égal, ma mère trouve cet appartement coquet et tout à fait confortable. Elle s’affaire déjà à passer un chiffon sur les radiateurs pour en ôter la poussière de plâtre tandis que je sens une boule dans ma gorge qui m’empêche d’avaler ma salive. Je la regarde aller, venir. Elle sort de son sac une serpillière qu’elle apportée tout exprès pour la laisser sur place, me dit-elle (et l’idée quelque chose de moi va demeurer dans cet appartement m’est insupportable. J’en veux à ma mère de ne pas deviner ce que je suis en train de ressentir. Pour la première fois je me sens éloignée d’elle, trahi presque. Nous ne sommes plus en phase…

Deux jours passent encore. Deux nuits d’insomnie. Je vis comme un somnambule. Je ne peux plus passer une minute sans penser au piège dans lequel je me suis enfermé. C’est épuisant. Et maintenant il va falloir acheter des meubles, des rideaux ! Autant d’épreuves qui m’apparaissent comme un Himalaya. Je n’y arriverai pas !…

Et puis un matin, quarante huit heures avant la date prévue pour son arrivée (tant pis j’ai décidé que nous logerions provisoirement à l’hôtel), je reçois un télégramme : « Père attaque cardiaque - arrivée retardée ». Et sur le moment, je ne sais pourquoi, je crois que c'est de mon propre père qu'il s'agit. Je viens pourtant de le voir, il est juste parti à son bureau il y a une heure, c’est absurde ! et pourtant je me sens terrassé comme par un choc en pleine poitrine… La confusion, bien sûr, ne dure que quelques secondes et je comprends vite qu'il s'agit en réalité du père de Petra, mais le mal est fait : J'ai le sentiment qu'elle est responsable de ce que j'aie cru un moment que mon père était mort, autant dire symboliquement qu’elle l’a tué !… Le lendemain je reçois une lettre d’elle où elle m'apprend qu'elle doit retourner quelques jours en Allemagne où son père se remet lentement mais qu'elle sera à Paris bientôt et que cela ne change rien à nos projets. D'ailleurs elle m'envoie directement ses valises depuis Londres pour que j’aille les chercher à la gare.

Mais moi, j'ai toujours l'impression de lui en vouloir : elle est responsable du fait que j’ai cru pendant une seconde que mon père était mort. Je suis en état de crise permanente, je ne dors plus, je ne peux plus penser à autre chose. Petra m'a dit que ce qui est arrivé à son père n'est sans doute pas un hasard, c’est le moyen qu’il a trouvé inconsciemment pour la retenir chez lui. Il veut exercer sur elle un chantage affectif mais elle ne se laissera pas faire… Et moi je pense qu'il y a quelque chose de maudit dans notre histoire, que ces événements le démontrent suffisamment et qu'il vaudrait bien mieux renoncer tout de suite avant que ne surviennent d'autres catastrophes. Mon seul désir maintenant c'est d’en finir ! de m'en tirer une bonne fois, fuir n'importe où, n'importe comment, mais fuir par tous les moyens. L'intensité de chaque heure, de chaque minute, devient insupportable. Je ne parviens toujours pas à dormir. Ah ! si seulement je pouvais me réveiller en m'apercevant que tout ceci n'était qu'un cauchemar ! J’ai peur de devenir fou.

Le troisième jour je télégraphie à Petra en Allemagne : « Devons renoncer - téléphone dimanche à midi chez Sylvie »… Ainsi le sort en est jeté. S'il n'y avait pas eu ce télégramme ma vie aurait basculé autrement. Le destin, toujours le destin ! En attendant, maintenant, enfin, je m'en suis tiré !…

Le dimanche, à midi précise Petra téléphone chez Sylvie. L’appareil est dans l’entrée, accroché à un mur. Je n'ai bien sûr aucune raison à lui donner pour justifier mon renoncement, je lui dis simplement qu'il faut abandonner ce rêve irréalisable, que je me suis trompé. J'entends sa pauvre voix à l’autre bout du fil, sa voix très lointaine, sa voix brisée, torturée. Je sais qu'en cette minute je viens d'aller jusqu'au bout de l'abjection, je me méprise, je suis un être pitoyable. J'ai accompli mon voyage jusqu'au bout de l'horreur.

Quelques jours plus tard je vais à la gare prendre livraison de ses deux valises afin de les renvoyer en Allemagne. Deux grosses valises qui contiennent toutes ses robes, ses livres, ce qu'elle voulait emmener avec elle à Paris. Je remplis les papiers de la douane et remets les valises sur l'étagère de la consigne comme on dépose un cadavre à la morgue.

Et je me réfugie de nouveau dans le vide de mon existence, je m'ensevelis dans le néant. Je sais désormais que je ne serai jamais capable de surmonter cette peur de vivre, littéralement cette peur de naître, qui m'empêche d'agir. Je ne suis rien, qu'une ombre velléitaire, une illusion à laquelle cette pauvre Petra s'est brûlée. Qu'importe ma tendresse pour elle, je l'ai profanée, trahie, et je me fais horreur.

De longs mois passèrent, comme on dit dans les romans, comme l’écrit Flaubert à la fin de l’Éducation Sentimentale : « Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente… » Qu'arriva-t-il pendant ce temps ? Qu'importe. D'autres femmes sans doute, l'ennui, la solitude... les époques se confondent, les images se confondent. Est-ce cette année-là Denise, Monique ou Anne-Marie ? Est-ce cette année-là, ou plus tôt ou plus tard ? Il y eut celle que je rencontrai dans un train et qui avait un beau corps et une voix d'ingénue. Elle me dégoûtait un peu parce que la nuit elle se relevait pour faire pipi dans le bidet. Il y eut celle qui venait chaque semaine de Rouen pour me voir. Nous nous retrouvions au Mahieu et nous nous précipitions dans un petit hôtel de la rue de Vaugirard où je la contraignais aux choses les plus dégoûtantes pour me venger de sa laideur. Elle acceptait parce qu'elle m'aimait. Il y en eut d’autres encore, beaucoup d’autres, quelle importance ? ma vie était un grand vide et tout me répugnait à commencer par moi.

L'existence avec mes parents était devenue un enfer. Mon père avait cru enfin se débarrasser de moi et il lui avait fallu en revenir. Il ne serait donc jamais tranquille ! Je restais là pour le narguer, pour lui voler sa place et il devait encore subir cette humiliation de voir ma mère me préférer à lui et il devait encore continuer à aller au bureau tous les jours, partir quand le soleil ne s'était pas encore levé, pour nous faire vivre. Il y eut des scènes d’une violence inouïe entre nous. Je savais bien que j'étais maintenant dans l'obligation de m’en aller, que ça ne pourrait plus durer bien longtemps, et cette perspective m'affolait, j'avais vraiment peur de devenir fou. Je me croyais incapable de vivre seul. Comment ferais-je pour me nourrir ? comment ferais-je pour respecter des heures régulières ? J’avais peur de devenir un clochard ou de succomber à la tentation du suicide. Alors à chaque jour qui passait je me disais que c’était toujours un jour de gagné. Et je ne voyais pas plus loin.



NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux"