Ce fut moi sans doute, comme toujours. Je dus lui écrire pour savoir ce qu'elle devenait. Ne m’avait-elle pas dit que notre liaison était une maladie qui ne finirait qu'avec la mort ? Ce furent d'abord des lettres prudentes, Petra me racontait sa nouvelle vie en Allemagne, elle habitait maintenant une petite ville où elle avait décidé d'entreprendre des études. Au début, après notre rupture, elle était restée très malade pendant des semaines, physiquement malade, elle avait gardé le lit, on l'avait soignée pour une dépression, et puis les choses s'étaient reconstruites d'elles-mêmes, elle avait trouvé un emploi de secrétaire qui lui permettait d'avoir son indépendance et de rencontrer des gens qu'elle ne connaissait pas. Elle avait un petit ami qui fabriquait des bijoux - un peu marginal, un peu bohème - mais elle ne l'aimait pas vraiment. La ville où elle habitait était une jolie ville ancienne avec des ruelles et des églises baroques comme on en trouve dans le nord de l'Allemagne. Mais elle gardait toujours au fond d'elle-même la nostalgie de Paris. C’est là qu’était son véritable univers, là où elle aurait aimé vivre. Parfois elle s'informait discrètement, d'une façon charmante, de ce qu'était ma vie, si j'avais une petite amie. « Comprends-moi bien, écrivait-elle, sais-tu lire entre les lignes ? Je voudrais savoir si des fois, par hasard… » Et moi je lui répondais que j'étais toujours le même, je lui racontais mes rêves, ma solitude, mon ambition d'écrire. Elle me répondait avec une simplicité qui me ravissait. Il y avait maintenant dans son style une maturité nouvelle qui, peu à peu, me dominait. Elle était ma lointaine amie, apaisante et consolatrice, presque maternelle. Je m'habituais à penser à elle dans les moments d'ennui comme à un recours ultime. Je me prenais de nouveau à rêver parfois d'une vie avec elle.

Et ce fut ainsi pendant toute une année un dialogue distendu, entrecoupé de silences mais jamais véritablement interrompu. Cela faisait combien de temps que je ne l'avais plus vue, que l'horrible crise était arrivée ? J'allais passer le réveillon de Noël à Budapest avec un groupe des étudiants français parmi lesquels je rencontrai une jeune fille blonde qui venait d’avoir un premier prix de danse au Conservatoire et dont j’espérais faire ma petite amie au retour (j’avais toujours rêvé avoir une danseuse pour petite amie). Il y avait dans le vide de son regard quelque chose que je prenais pour de la profondeur. Elle refusait tout rapport sexuel avec moi mais se laissait pétrir les seins. Cela me suffisait. Alors l'idée naquit peu à peu en moi, avant de m'engager plus avant avec elle, de me payer la dernière émotion d'un retour de Petra à Paris, pour quelques jours simplement, histoire de voir. De toutes façons notre roman était bien fini, ce ne serait qu'un épilogue amusant, un peu comme à la fin de l'Éducation Sentimentale la dernière visite de madame Arnoux : « Et ce fut tout ».

Il y eut de longues négociations. Petra n'arrivait pas à se décider, il lui fallait trouver le moment, se rendre libre... Et puis finalement elle fixa une date : Elle viendrait quatre jours en Février. Cela me paraissait irréel ! Comment allais-je la retrouver ? De nouveau ensemble dans les rues de Paris, comme avant !... Il me fallait réserver une chambre. C’était moins difficile que de chercher un appartement. Je courais le Quartier Latin d’un hôtel à l’autre, comparant le confort, l’agrément des lieux comme Frédéric cherchant la garçonnière dans laquelle il recevrait madame Arnoux. Finalement je me décidai pour un petit hôtel de la rue Monsieur-le-Prince, l’hôtel Majory, celui-là même où mes parents étaient descendus en arrivant à Paris. Il était convenu que je l'y rejoindrais directement car j’arriverais de ma province où je devais aller faire cours ce jour-là.

En montant l'escalier de l’hôtel j’avais le coeur battant. Je me demandais quelle serait ma réaction quand je la verrais de nouveau devant moi et si cette fois sa langue aurait encore le goût de cacahouète. Elle m'ouvrit la porte et se jeta dans mes bras, avec ce même roucoulement de colombe qu'elle avait toujours lorsque nous nous retrouvions. Je me reculai pour la regarder. Ma surprise fut totale : elle était absolument différente de celle dont j’avais gardé le souvenir : elle était magnifique ! des cheveux d’ambre brûlé coupés très courts, des yeux qui paraissaient immenses. Elle avait minci et semblait même avoir grandi. Elle était habillée avec un gros pull de mohair à col roulé. J'étais ébloui. Je lui fis part de mon enchantement. Elle me parut touchée de mes compliments. « - Mais au fond de moi, ajouta-t-elle, je suis toujours la même, tu sais ! » Et après nous être beaucoup embrassés (par chance sa langue n'avait pas le goût de cacahouète) nous allâmes nous promener boulevard Saint-Germain. Paris n'avait pas changé, elle était émue jusqu'aux larmes de retrouver ces lieux qui lui étaient si familiers. Au Old Navy où nous étions allé prendre un verre elle me raconta ce qu'elle m'avait déjà raconté dans ses lettres : sa souffrance après mon fameux coup de téléphone, sa maladie. Elle avait vraiment failli mourir, me dit-elle, elle n'avait plus goût à rien, elle passait ses journées au lit… Et puis la vie avait repris son cours peu à peu, il y avait eu sa rencontre avec le bijoutier, un garçon si gentil ! mais c'était fini maintenant… Et moi je lui répondais que j'étais un ignoble personnage et que je me dégoûtais, je ne savais pas ce qui m'avait pris, nous nous ressemblions trop sans doute, c'est pour ça que la vie avec elle m'avait paru impossible, et puis je n'avais pas trouvé d'appartement dans le quartier que nous aimions. Si j’en avais trouvé un tout aurait été sans doute différent… Elle m'écoutait avec un visage désolé et c'est elle qui me consolait : « - Mais non, mais non, il ne faut pas croire que tu es coupable, les choses devaient être ainsi, il ne faut plus y penser. »

Un moment plus tard elle me demanda timidement si je voulais bien passer la nuit avec elle. Je lui répondis que telle était bien mon intention en effet et que je ne la quitterais pas de tout son séjour. Elle parut rassurée, comme si elle en avait douté. Pour quatre jours nous nous appartenions.

Ce fut un séjour radieux. Tout s'accorda à sa parfaite réussite comme si les choses autour de nous étaient de connivence pour veiller sur notre amour et l'aider à renaître. Nous allâmes passer la soirée dans un cabaret, rue des Cannettes, qui s’appelait Chez Georges, un des derniers qui subsistait encore. Nous y retrouvâmes l’ambiance d’autrefois. Les artistes se succédaient la guitare sur le ventre. Ils chantaient tous leur désenchantement, leur refus de ce que la société était devenue. Le lendemain nous allâmes au palais de Chaillot voir les ballets de Béjart et j’évoquai pour elle le Palais des Papes pendant les folles nuits de 68. Petra sentait partout dans la ville, me dit-elle, la présence diffuse et encore palpable des événements de Mai et je lui disais que nous étions en train de vivre un temps qui finissait inexorablement, un temps sans avenir. Tout le Paris que nous avions aimé s'abîmait dans le néant mais elle me disait qu’elle se sentait pourtant toujours aussi parfaitement heureuse ici. Nous allâmes avec Sylvie et Alain danser des tangos et des paso-doble au dancing de la Coupole
. Elle s'étonnait qu'ils fussent toujours ensemble. Dans la journée elle était prise d'une frénésie d'achats, nous faisions des courses rue du Four, rue de Sèvres : elle acheta un pull-over en cachemire violet qui convenait superbement à la couleur de ses cheveux et une robe de soie verte extraordinairement courte avec laquelle nous allâmes danser le soir au Caveau de la Huchette. Elle avait peur de montrer ses jambes. Tous les hommes la regardaient.

Mais c'est la nuit surtout que nous nous abandonnions. Jamais je ne m'étais senti en aussi pleine possession de mes moyens, jamais je n'avais joui plus complètement et sans remords des plaisirs que m’offrait son corps. Je me sentais délivré de ma malédiction et elle me disait qu’elle était heureuse de m’avoir au moins apporté cela.

Et puis le dernier matin en se réveillant elle me regarda intensément et me dit : « - Tu sais, je ne veux pas tricher, je veux que tu saches : je suis toujours amoureuse de toi. » Il nous restait une journée à passer ensemble, j'en profitai pour obtenir d'elle des caresses qu'elle ne m'avait pas encore accordées.

Nous nous sommes promenés une dernière fois dans les rues que nous aimions puis je lui ai dit que moi je n’étais toujours pas amoureux d’elle, que je connaissais une danseuse que j'allais peut-être épouser et je lui ai conseillé de se trouver un petit ami en rentrant chez elle. Nous avons parlé de la vie que nous aurions plus tard : Un jour j'irais la voir, elle serait mariée, elle aurait des enfants… elle me répondait qu'elle ne supporterait pas, quant à elle, de connaître ma femme. Nous avons parlé ainsi longtemps, en prenant un verre au Saint-Séverin, ce café où nous nous étions déjà tant de fois retrouvés ! Des adieux qui n'en finissaient plus. « Notre amour comme une longue maladie… » En partant pour la gare je lui ai acheté Un adolescent d'autrefois, le dernier roman de Mauriac qui venait de paraître pour qu'elle le lise dans le train et je lui ai dit au revoir persuadé que nous nous reverrions bientôt. Pour elle au contraire, comme je le sus plus tard, quelque chose venait de se briser pour toujours. Nous ne serions plus jamais ensemble comme aujourd’hui. Pour elle ces adieux étaient déchirants et je ne m'en aperçus pas. Je repartis la tête pleine d’images de ces quelques journées frénétiques. J’étais heureux de l’avoir retrouvée.

Quelques jours après elle m'écrivit une lettre où elle exprimait toute la douleur de l'arrachement physique, l'insupportable douleur de l'absence, et moi qui ne ressentait rien j'étais persuadé que j'allais bientôt la revoir et que nous finirions bien un jour ou l’autre par nous rejoindre. Je venais de la perdre au moment même où je croyais l'avoir gagnée.


NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux".