J'avais le temps cette fois puisque j’étais certain que notre prochaine rencontre serait la bonne. Je m'interrogeais sans cesse sur moi-même : Pourquoi n'étais-je pas parvenu à l'aimer ? Elle était venue trop tard sans doute, j'en avais trop bavé avant de la rencontrer, j'étais usé, fatigué. Si seulement je l'avais connue plus tôt, lorsque j’avais dix-sept ans, là-bas, chez moi, sur une plage de la Madrague ou d’Aïn Taya ! alors j’aurais été ébloui par sa beauté. Mais maintenant j'avais fait le tour de tant de choses, « la fleur de la sensation était perdue » comme écrit Flaubert, Et puis la façon dont je l'avais rencontrée jetait sur elle un discrédit dont je ne parvenais toujours pas à me défaire : elle resterait à jamais la petite étudiante allemande que j'avais draguée dans le jardin des Tuileries, comme toutes celles qui avaient précédé et toutes celles qui avaient suivi. J'aurais pu passer un peu avant ou un peu après, j'aurais pu ne pas oser lui parler, parler à une autre et c’eût été cette autre à laquelle je penserais aujourd’hui. Alors que valait cette rencontre qui n’était que le fruit d’un hasard ? Tout ceci était si dérisoire !… Mais en disant cela je savais bien que je ne cherchais que de fallacieux prétexte pour me dérober et que je finirais un jour ou l’autre par me rendre. Je continuais donc de loin en loin à lui écrire. Elle habitait maintenant Hanovre. C'était la première fois qu'elle vivait dans une grande ville ; elle avait trouvé un travail dans une firme d'électronique et fréquentait un monde nouveau pour elle, qui l'éloignait de ses rêves d'adolescence, mais elle parlait toujours de Paris avec émotion. Moi, j'avais une existence plus terne : j'enseignais dans ma province où je partais deux jours par semaine. J’avais de bons rapports avec mes étudiantes mais au fond elles ne faisaient que passer. Ce n’était plus comme au lycée lorsque nous vivions ensemble chaque jour pour ainsi dire. Celles-ci n'étaient plus à cet âge où l'on découvre le monde, elles venaient pour la plupart de la campagne et repartaient chez elles le dimanche, leur vie se déroulait ailleurs et je n’y avais qu’une modeste part, même si elles m’aimaient bien.
Alors je pensais à Petra. Un jour elle reviendrait. Lorsque je serais vraiment recru de solitude, lorsque j'aurais fait le tour de toutes les aventures, de toutes les femmes, elle serait là qui m’attendrait. Mais a-t-on jamais fini d’en faire le tour ? Je lui écrivais pour lui raconter ma vie, elle me répondait en me parlant de la sienne. Je faisais de vagues suggestions pour qu’on se revoie, elle me répondait avec de vagues restrictions que je sentais confusément mais auxquelles je ne m'attardais pas… Et puis ce fut en Juin qu’elle m’écrivit : « Je viens de tomber amoureuse, gravement ». Elle me racontait qu'elle avait rencontré un jeune architecte qui lui avait fait découvrir une foule de sensations nouvelles. Elle ne savait pas encore où ceci allait la mener mais tout ce qu’elle voulait pour l'instant c’était en jouir sans soucis de l'avenir.
Je me revois sur le trottoir, devant chez moi, lisant cette lettre que je venais de trouver dans ma boite et réalisant soudain, avec une grande clarté, que mon roman vient de se terminer et que tous les problèmes dans lesquels je me débattais depuis si longtemps n’ont plus de raison d’être désormais car ma vie vient de radicalement changer… Je pensais à tout cela… et pourtant je n'éprouvais rien. C’était comme si je m’étais senti extérieur à ce qui m'arrivait. Décidemment c'était donc vrai : je n'avais jamais été amoureux d'elle. J'étais même content pour elle au fond, elle le méritait bien… Je partis dans les rues au hasard, afin de pouvoir repenser à tout cela en marchant, à cette drôle d’histoire d’un amour imaginaire qui venait de se terminer. Et plus j’y repensais plus j’étais heureux : La vie était belle, j'étais libre maintenant, je pouvais tout recommencer. Justement je rencontrai ce jour-là Claude, le frère de Sylvie, rue de la Gaieté. Il venait de recevoir une lettre d'Éva qui lui demandait de venir la voir (tiens ! je ne savais pas qu’ils étaient restés en contact). Il me demanda de l’accompagner comme s’il appréhendait cette rencontre. Je le suivis. Éva habitait maintenant un petit studio dans le XVème arrondissement. Lorsque je la revis, cela ne me procura aucune émotion. De son côté visiblement elle pensait que j'étais venu pour profiter de la situation et tenter de la reconquérir et elle cherchait à me montrer clairement que je n’avais rien à espérer et qu’elle aurait préféré Claude que Claude vînt seul. Mais si elle avait su ce que je m'en fichais !… Je me fichais d'Éva, je me fichais de Petra et de tout mon passé et de toutes ces femmes que j'avais fait semblant d'aimer, « toutes ces fausses femmes dans ton lit », comme écrit Apollinaire dans la Chanson du Mal Aimé. Je me sentais plus que jamais fort et sûr de moi, sûr de ce que je valais et de ce que je voulais. Je ne me laisserais pas émouvoir par une petite étudiante allemande que j'avais draguée dans le jardin des Tuileries et qui me laissait tomber pour Dieu sait qui !… Quelques semaines plus tard je partis à Avignon. Le Festival commençait. Avignon avait toujours été mon ultime recours en pareille circonstance. J’y connus d'autres aventures, une alsacienne cette fois, je crois, une fille de pasteur, avec qui je n'arrivais pas à faire l'amour et qui n’y comprenait rien et qui se mettait en colère. Je m’en fichais, elle ne me plaisais pas.
Et puis à la rentrée je finis par écrire à Petra de nouveau, sans espoir, pour le simple plaisir d'écrire. Je lui écrivis une longue lettre dans laquelle je lui disais que j'avais peut-être été amoureux d'elle, au fond, sans le savoir, et qu'elle était peut-être la femme de ma vie et que c'était une sale impression que celle de l'avoir ratée par ma propre faute. Mais je savais qu'elle vivait désormais dans un autre monde. Je lui écrivais à tout hasard, comme on écrit à un fantôme de son passé. Elle fut touchée par ma lettre. Sa réponse n'exprimait pas l'indifférence que j'attendais. Elle m'avouait qu'au fond d'elle-même elle restait attachée elle aussi à moi et qu'elle y pensait quelquefois dans ses moments de mélancolie, qu'un jour peut-être nous finirions par nous retrouver dans un café du Quartier Latin… Mais pour l’heure elle était heureuse, toujours amoureuse de l’homme qu’elle avait rencontré. Elle n’avait pas pensé au début que ça durerait si longtemps. Et pourtant ça durait ! Elle était passionnée par sa vie à présent, elle n'éprouvait aucune lassitude avec cet homme. Et elle terminait sa lettre en m'appelant « mon ami ».
Je n'avais pas de plus profonde amie en effet, de plus intime complice dans mon existence. Depuis le temps que nous nous connaissions ! Je me sentais consubstantiellement lié à elle, nous avions eu la même enfance, les mêmes angoisses, il me semblait que nous nous connaissions déjà avant de nous être rencontrés. Nous avions les mêmes espoirs, les mêmes exigences de pureté, les mêmes illusions. Je lui écrivais tout cela dans une seconde lettre, avec passion. Je désirais follement la revoir. Une fois de plus ! Une fois encore ! Que tout recommence ! accomplir notre destin ! « notre amour comme une maladie… » Elle me répondit que nous reverrions, un jour, peut-être, pourquoi pas, si c’était possible, si l’occasion se présentait… Et puis le rythme de la vie reprit. L’hiver passa ainsi. Nous continuions cependant à nous écrire de loin en loin. Le printemps revint à son tour, puis de nouveau la perspective de l’été. Je m’étais inscrit cette fois à un stage de théâtre dans un petit village d’Auvergne mais je tentais toujours de la persuader de profiter de ces prochaines vacances pour essayer de se revoir. Et c’est là qu’un jour elle sembla enfin se laisser convaincre. Elle m’écrivit qu’elle devait passer l'été dans une petite ville du sud de l'Allemagne pour faire un stage pédagogique, car elle voulait maintenant devenir professeur, et qu’elle pourrait arriver quelques jours plus tôt afin que nous ayons la possibilité de nous retrouver. L'idée de jouer une fois de plus avec le passé m'excitait follement. Je lui répondis aussitôt que je la rejoindrais là-bas et j'attendis ce moment avec une extraordinaire impatience.



NB: les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux"