vieille deux-chevaux depuis le village d’Auvergne où je venais de faire mon stage de théâtre pour Kempten en Allemagne où je devais la retrouver. Pendant quinze jours j’avais vécu dans la frénésie des chansons et des rires, j’avais connu une fois de plus cette délicieuse dissolution du moi au sein d'un groupe, cet éphémère et bouleversant sentiment d’éternité dont je savais désormais qu’il constituait la forme la plus achevée du bonheur et puis voici que de nouveau j'étais seul, seul avec mes fantômes et mes rêves. Après l’égarement superficiel des divertissements c'était comme une brusque replongée en moi-même. Je me souviens des belles régions de France traversées sous ce soleil d’été, du déjeuner dans un restaurant bourgeois d'une petite ville de province, qui s’appelait, je crois, les Trois Écus, où j'avais commandé un canard aux petits pois que l'on me servit dans une cassolette de cuivre. À la table voisine il y avait toute une famille réunie pour le repas dominical. Le grand-père, boute-en-train, riait de ses propres plaisanteries tandis que les enfants en bout de table s’ennuyaient en faisant des niches. Je les regardais du coin de l'oeil. À un moment la mère me sourit comme si elle voulait me faire partager leur bonheur, comme si elle était étonnée que je sois seul par une si belle journée d’été… Et moi j’aurais pu lui répondre : Mais non, Madame, je ne suis pas seul, je vais retrouver la femme que j'aime !...

Et puis le route de nouveau, l'odeur des champs lorsque je m'arrête pour faire la sieste sous un bois, l'étudiant que je prends en stop et qui va rejoindre ses parents pour leur annoncer son mariage. Et cet autre, un américain, qui me parle de sa solitude... Le soir tombe. J'arrive à Genève. Perdu dans l'animation d'une grande ville inconnue je pars à la recherche d'une chambre d'hôtel. Je dîne dans une sorte de drugstore près de la gare. Le garçon, un nord-africain, grand, bel homme, parcourt la salle avec autorité, il parle allemand, français, anglais. Quand le service lui en laisse le temps il va s’entretenir avec la serveuse qui est derrière le bar et essuie ses verres. Elle est très belle, je n'oublierai jamais son visage avec ses cheveux blonds tirés en arrière en une grosse tresse qui retombe sur sa nuque. Elle a de grands yeux clairs et une silhouette altière. Elle regarde l’homme aller, venir. Elle sourit à ses plaisanteries et je me dis qu'elle doit certainement en être amoureuse. Toute la beauté du monde dans ce visage. Je pense à Molly dans le Voyage au bout de la Nuit.

Le lendemain, la route de nouveau : Bâle, Zurich, je passe des frontières, je me perds, je reviens sur mes pas… Constance, Kempten enfin ! C'est là. Une petite ville ancienne, entièrement reconstruite après la guerre, avec des ruelles pavées, une cathédrale baroque, une petite ville encaissée dans les montagnes. Il fait toujours imperturbablement beau. Petra ne doit arriver que le lendemain. Je me promène, je cherche une auberge et finalement trouve une sorte de relais bavarois où des familles allemandes, avec des cannes à clous et des chapeaux à plume, sont venu passer leurs vacances.

Enfin m'y voici ! C'est donc ici qu'auront lieu nos retrouvailles ! Depuis le temps que je l’attends !… Sera-ce un nouveau chapitre à notre roman ? Petra doit arriver le lendemain par le train de cinq heures. J'aurai donc toute la journée à l'attendre. Le lendemain, pour passer le temps, je vais me baigner sur les bords d'un petit lac à quelques kilomètres de là. Je me promène sur la rive. Il y a une foule de campeurs roses jambon et des chiens qui s'ébrouent. Il y a toujours autant de soleil. On mange sur l'herbe, on s'embrasse sur l’herbe, on boit de la bière… Je pense à Petra, je pense à Petra de toutes mes forces, je pense à Petra jusqu’à en avoir mal…

Lorsque l'heure arrive enfin, je me rends à la gare dont j’ai déjà repéré l’emplacement. Une grande gare moderne en dehors de la ville. Il y a encore une demi-heure à attendre… Enfin j'aperçois un paquet de voyageurs qui débouchent du quai. Ce doit être ça, cette fois le grand moment approche ! dans quelques secondes je vais la voir !… Je guette les voyageurs qui sortent du couloir conduisant aux quais… j'ai mal aux yeux à force de regarder… Comment va-t-elle m’apparaître ? Quel effet va-t-elle me faire ? Aura-t-elle changé ?… Mais les dernières personnes sortent et elle n’est toujours pas là. Que se passe-t-il ?… Je ne veux pas y croire, j’en ai la chair de poule. Je me rends moi-même sur le quai. Mais non, c’est bien ça, il n'y a plus personne !… J'interroge tant bien que mal un contrôleur. Le train de Hanovre ? Il me fait comprendre par gestes qu’il a du retard. Dans un quart d’heure… Ineffable soulagement !… Nouvelle attente. Au bout d’un quart d’heure un train arrive en effet. Cette fois ce doit être le bon. Nouvelle attente passionnée. Je manque défaillir quand j'aperçois une jeune fille rousse. Je cours… Ce n’est pas elle. Et puis soudain, là parmi les autres voyageurs, à quelques mètres de moi, elle me sourit avec ses cheveux qui retombent en cascade autour de son visage (qu’ils sont longs ! elle les a donc laissé repousser ! et puis ils sont plus clairs que dans mon souvenir - mais oui, c'est vrai ! je me rappelle maintenant, ils sont toujours plus clairs en été !…) C’est elle, c’est bien elle !… Je la serre contre moi et je sens son coeur qui bat, je sens son corps qui tremble comme lorsque nous dansions ensemble la première fois, dans ce dancing minable des Grands Boulevards. Nous restons l'un devant l'autre sans savoir quoi nous dire. Tout tourne dans ma tête, c'est la première fois de ma vie que je me laisse ainsi gagner par l'émotion, que ma raison ne contrôle plus rien, que je m’abandonne au vertige.

Nous allons chercher sa valise, la déposons dans ma voiture… et toujours ce silence maladroitement combattu par quelques phrases banales. Que nous arrive-t-il ? Ce n'est pas comme les autres fois… Et puis un peu plus tard, assis sur un banc, en face de l'église, sur la petite place où nous sommes allé faire un tour, c’est là que les phrases nous sont revenues. Nous nous laissons pénétrer par le charme de cette petite ville qui a l'air d'un décor de théâtre. Un groupe d'enfants qui jouent sur les pavés, des pigeons qui tournent en rond autour de nous…

Pourtant elle a l’air toujours mal à l'aise. Elle me dit soudain qu'il ne faut pas que je m'y trompe et que ce n'est plus comme avant, qu'elle en aime un autre maintenant, qu'elle était avec lui avant de venir ici et qu'elle a failli renoncer à son projet mais qu’elle est venue quand même pour ne pas me décevoir. Oui, c’est vrai qu’elle a senti à la gare quand je lui ai parlé, en entendant ma voix, que ma présence ne s'était pas effacée en elle, mais maintenant ce n'est plus pareil parce qu'elle en aime un autre. Elle aurait mieux fait de ne pas venir… Nous repartons et marchons en silence.

Quand je repense aujourd'hui aux deux journées fulgurantes que nous avons passées ensemble, toutes les images se bousculent dans ma tête. Nous sommes allés jusqu'au bout de nous-mêmes, de nos souvenirs, de la tendresse que nous éprouvions l’un pour l’autre. Hors du temps et de notre cadre ordinaire, conscients de vivre cette fois la toute dernière page de notre roman, de cette histoire où nous avions brûlé notre jeunesse, où nous avions joué de toutes les ressources de notre sensibilité, de notre intelligence, de notre folie, et où nous nous étions blessés finalement l’un l’autre plus que nous ne pouvions l'imaginer, nous nous sommes donnés à nous-même une dernière représentation, nous avons joui une dernière fois de notre roman.

Journées de discours interminables, de passion et d'errance dans le décor absurde et baroque de cette petite ville à pignons, faussement ancienne, encerclée par des forêts de sapin accrochées aux montagnes, journées passées à bavarder dans des cafés, à rire de n'importe quoi, à contempler dans les vitrines les robes qu'elle aurait aimé acheter si nous avions été à Paris. Dans le sentiment d’intimité qui nous unissait nous avions l'impression d'être au bout du long chemin qui nous avait menés l'un vers l'autre. Nous nous étions enfin rejoints au moment de nous perdre. Nous revenions sur nos anciennes angoisses : « - Tu te souviens quand nous avions peur de ne rien avoir à nous dire ! - Tu te souviens quand nous nous amusions de nos prénoms, comme si nous étions prédestinés l’un à l’autre ! »… Nous parlions cinéma, politique, et le soir venu, dans la gasthaus où j’avais réservé une chambre, tous deux nus sur le lit, nous parlions encore comme dans un film de Jean-Luc Godard.

Je la découvrais enfin au moment de la perdre. Je la voyais si belle et si totalement épanouie, avec ce corps nacré, cette somptueuse chevelure et cette lumière si particulière de son regard vert d’eau. Je n'avais jamais ressenti avec une telle évidence qu'elle était ma femme. Trop tard reconnue ! Et elle, elle était toute désolée de me laisser ainsi en chemin, elle qui m’avait tant aimé.

Elle se laissait aller parfois au vertige de l'instant et puis soudain reprenait conscience de la réalité. Distance sans cesse abolie, sans cesse retrouvée au coeur de la plus parfaite intimité. Le second soir, avant de s'endormir, elle me dit : « - Tu sais, il y a quelque chose de cassé entre nous, c'est sans discussion. » Et soudain la crise éclata, je ne pus plus contenir mes larmes. Je me précipitai dans ses bras et pleurai avec délice. Je me vautrais dans mes larmes. Je pleurai dans les bras d'une femme pour la première fois de ma vie, comme lorsque j’étais enfant et que je me laissais aller dans les bras de ma mère. Elle me berçait, me serrait contre son coeur, et je riais entre mes larmes quand elle m'aidait à me moucher. Elle me donna des pilules pour me faire dormir qui ne parvinrent pas à faire le moindre effet. Je riais et je pleurais en même temps et je lui disais que je l'aimais, que c'était la première fois de ma vie que je disais cela à une femme. Et c'était vrai !…

Nous avions décidé de nous séparer le lendemain sans attendre le jour prévu parce que nous ne pourrions plus en supporter davantage. Et puis à la dernière minute c’est elle qui me demanda de rester. Nous avions tout dépassé, même la crise, même le désespoir, il ne restait plus qu'une douceur infinie. Et soudain un désir physique irrépressible la jeta sur moi, un désir tel que je ne lui en avais jamais connu auparavant, ni aucune autre femme avant elle. Elle se jeta dans mes bras en me criant : « - Prends-moi ! »… Mais je n’y parvins pas !

Je lui ai dit qu'elle reviendrait à Paris et que nous nous retrouverions, que j'étais sûr que nous nous retrouverions. Elle m'écoutait, se laissait bercer, et elle me répondait : « - Oui, peut-être, oui, peut-être que tu as raison… » Le matin je l'ai accompagnée à son stage qui avait lieu un peu en dehors de la ville, il y avait des travaux sur la route et nous sommes restés un long moment dans ma deux-chevaux sans rien dire. Et puis au bout d’un chemin qui montait entre des vignes elle est descendue et nous nous sommes quittés rapidement. Tout était dit. Un court instant, en dépit d'elle-même, elle a eu encore comme un remords : « - Nous nous reverrons, n'est-ce-pas ? » Et je lui ai répondu : « - Mais oui, bien sûr. » C'était moi maintenant qui la rassurais.




NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux"