premiers pas dans une nouvelle vie où désormais tout serait différent puisqu’elle n’y serait plus. Le soir j'arrivai à Belfort et passai la nuit dans une petite chambre d’hôtel avec un grand lit à barreaux de cuivre et des rideaux en dentelle. Par la fenêtre ouverte on entendait quelque part la voix d’Edith Piaf qui chantait la Vie en Rose… Le lendemain la route encore, et puis Paris enfin, les rues ensoleillées. Je ne reconnaissais plus ma ville car c’était une ville sans elle.

L'absence de Petra m'étouffe. Mon premier geste en rentrant chez moi est de lui écrire… Les jours passent… Je ne reçois aucune réponse. Au bout d'une semaine, comme je dois partir en Islande pour une de ces expéditions lointaines comme je les affectionne, où le pays visité ne sert que de prétexte à m’immerger dans un groupe, je lui téléphone au numéro qu’elle m’a laissé. Pitoyable communication où je tente maladroitement de la convaincre de venir me rejoindre. Comme si c'était encore à l’ordre du jour ! J'entends sa pauvre voix qui ne sait que répondre. Je prolonge la conversation et pourtant j'ai hâte qu'elle finisse. En Islande une lettre d'elle me parvient enfin le cinquième jour. Dans ce paysage lunaire fait de laves et de glace toute cette histoire soudain me paraît absurde. Je ne cesse de ressasser dans ma tête une chanson à la mode cet été-là : « Il y a les filles dont on rêve et puis celles avec qui l’on dort… » et je fais le rapprochement avec moi. « Et puis vient un jour la femme qu’on attendait. » Celle que j’attendais, moi, je l’ai ratée. C’est une impression extrêmement désagréable. Je tente de lui écrire mais je n’y parviens pas.

De retour à Paris je lui écris enfin… pas de réponse. Je lui raconte mon désespoir, ma folie, mon impuissance, et cet ennui qui me ronge comme toujours. L’ennui, mon ennemi intime. Je ferais n’importe quoi pour y échapper. Peut-être d’ailleurs que tout ce que j’ai fait n’était qu’une tentative pour y échapper. Je l'appelle au secours, j'ai peur de devenir fou. Le 13 Septembre m'arrive une lettre d'elle. Elle me dit qu'elle a trouvé un autre rivage, que ses sentiments ont changé, que cette fois c’est définitif et qu’elle me dit adieu pour toujours.

Je suis anéanti. Je téléphone à Sylvie pour parler à quelqu'un, mais à peine a-t-elle décroché que ma voix s'étrangle dans ma gorge et que je ne peux plus articuler un mot. Je l'entends qui s'inquiète au bout du fil : « - Qu’est-ce qui se passe ? Réponds-moi. Veux-tu que je vienne ?… » Mais je suis incapable d’émettre un son.

Des mois passèrent. L'hiver, le printemps, et puis l'été de nouveau. Que me restait-il à faire sinon survivre tant bien que mal ? Mais dans ce trou noir au fond duquel je m'enfonçais je ne savais toujours pas si j'étais sincère ou si je ne faisais pas semblant. Car elle n’était après tout qu’une petite étudiante allemande que j'avais draguée dans le Jardin des Tuileries ! Je pensais à elle sans cesse. Je la revoyais aux différents stades de notre histoire : la petite fille timide et mal habillée du premier hiver à Paris, la star en perruque noire des rues de Londres, la radieuse amazone en minijupe qui dansait avec moi au Caveau de la Huchette, la femme enfin qu'elle était devenue à Kempten avec sa chevelure de lionne et son corps de nacre. Jamais, jamais je ne connaîtrais une femme plus belle, plus douce, plus maternelle, plus proche de mon coeur. Nous nous étions déjà tant de fois quittés, retrouvés, il y avait eu déjà tant de belles scènes d’adieu, de retours et de reretours !… pourquoi n'y en aurait-il pas encore un, un dernier ? L’idée peu à peu cheminait en moi. Je pensais à elle dans le train chaque fois que j'allais donner mes cours en province et je fermais les yeux en faisant semblant de dormir pour retenir mes larmes mais je les sentais couler malgré moi le long de mes joues. Je pensais à elle chaque jour, à chaque instant de la journée…

L’automne passa, puis un hiver encore. Je ne pouvais faire autrement que de penser à elle. Je me sentais incapable d’entreprendre quoi que ce soit, j'étais tellement certain d'avoir raté ma vie. C’était trop bête, vraiment trop bête !… Et peu à peu l’idée continua à faire son chemin qu’il fallait absolument que je risque une dernière tentative. Je ne pouvais pas laisser l’histoire se terminer ainsi, il y avait un dernier chapitre à écrire, il fallait que j'aille jusqu'au bout !… Après tout ce n’était pas bien difficile. Il suffisait que je prenne le train jusqu’à Hanovre. Je débarquerais sans prévenir. Elle me verrait devant sa porte, elle aurait un choc peut-être. Le gage que je lui aurais donné ainsi de mes sentiments achèverait de la convaincre…

Un jour de Février (j’avais dit à mes parents que j’allais passer un week-end à la campagne) je partis donc à Hanovre par le train de nuit avec la ferme intention de la ramener à Paris. Je n’étais pas tout à fait sûr de la retrouver car elle aurait peut-être changé d’adresse depuis le temps mais enfin une fois sur place je verrais.

Nuit en couchette. Le train doit arriver à onze heures du matin. J'échange quelque mots avec un professeur d'Allemand qui va voir des amis et avec une femme qui parle lentement, d'une voix très douce. Ils descendent en cours de route et je me retrouve seul. Le train traverse d'interminables zones industrielles sur lesquelles se lève un pâle soleil. Le contrôleur vient échanger quelques mots avec moi, le temps ne passe pas. Je scrute chaque détail du paysage en me disant que c'est ici qu'elle vit, que ce paysage doit lui être familier, que c’est celui qu’elle découvrait quand elle revenait de Paris. Et je tente d'y déceler déjà des traces de sa présence. Il fait assez beau dehors, mais froid, semble-t-il. Je fais des plans pour la matinée. Il faudra que je me procure une carte de la ville. Ensuite…

Le train arrive et je me retrouve sur le quai de la gare, ma petite valise à la main, un peu ahuri. Il y a un jeune homme qui vient de descendre également. Je lui demande s'il connaît la ville. Il me répond que non. Il vient passer quelques jours de vacances ici et a un lettre de recommandation pour un pasteur mais il n'a que le nom de l'église. Nous cherchons ensemble. Saint-Nicolas est à deux pas de la gare heureusement (il a plus de chance que moi ! ). Je l'accompagne jusque devant le porche. Nous nous serrons la main avec effusion, le pasteur qui l’a accueilli m’adresse tous ses vœux pour mon entreprise. Me voici seul de nouveau. Il me semble maintenant à chaque pas que je vais la rencontrer ! Ce ne serait pas impossible après tout ! Les passants croisés dans la foule ont pour moi une valeur particulière : chacun d'eux est susceptible de la connaître, des amis peut-être, des relations, des condisciples. Je regarde jusqu'au bout de la perspective de chaque rue, m'attendant à chaque instant à voir apparaître sa chevelure rousse. Dix fois il me semble la reconnaître. Que peut-elle être faire à cette heure ? des courses en ville, pourquoi pas ? Les filles que je croise sont belles, pleines de vie, de santé. Je m'étais fait la même réflexion à Landau : la beauté des femmes est une des richesses de l'Allemagne. Si j'avais le temps !… mais non, je ne suis pas venu pour ça ! Et puis je dois avoir l'air d'un clochard après cette nuit passée dans le train. J'ai une boule dans l'estomac. Vaguement malade. La faim peut-être. J'entre au buffet de la gare, une grande salle à carreaux de faïence jaune ; une armée de garçons qui ignorent systématiquement les clients ; quelques ouvriers nord-africains, résignés, au milieu de leurs valises… On me sert un café fadasse et un ersatz de croissant. J'ai mal au coeur. Conversation oiseuse avec un voisin de table.

Je sens maintenant une espèce d'impatience, comme si l'aventure allait véritablement commencer. Il est treize heures. Je me suis procuré un plan de la ville, mais avant d'aller chez elle il faut que je me procure une chambre d'hôtel pour ce soir (soyons prudent). Le pasteur qui a accueilli mon éphémère compagnon m'a indiqué tout à l'heure la direction d'une rue où je pourrai en trouver un.

Je traverse à pieds le centre-ville. C'est un quartier ancien, plus ou moins reconstruit, avec des rues piétonnières, une foule vivante et colorée. Plus loin il y a des tramways, un grand bâtiment en ruine - le parlement ou l'hôtel de ville -, détruit pendant la guerre sans doute. Ce n'est plus qu'une carcasse vide, un décor à la Hitchcock… Il fait froid et il y a un beau soleil. Je goûte la fraîcheur de l'air. Décidemment l'émotion m'a mis dans un bel état ! c'est un peu comme si j'étais saoul et très calme en même temps. Je trouve dans une rue à arcades un petit hôtel moderne et confortable. Ma chambre est feutrée, tapissée de moquette bleu pâle. Lit en bois clair… Je ressors aussitôt. Ce n’est pas le moment de dormir, bien que je tombe de sommeil. Maintenant nous allons entrer dans le vif du sujet.

NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux"