un faubourg situé de l'autre côté d'un lac à la sortie de la ville (j’ai longuement consulté le plan). Je décide d'y aller à pieds parce que je ne sais trop quel bus il faudrait prendre et puis parce que j’ai le temps et qu’il fait beau. Pour reprendre des forces je mange dans un snack une gigantesque escalope.
Le lac est gelé ; des enfants y jouent à patiner ; il fait un temps de plus en plus magnifique, c'est une journée heureuse et calme dans une ville sans histoire. Il y a des maisons baroques au bord du lac, des arbres qui se penchent sur la surface gelée, d'immenses pelouses pâlies par le givre. Je marche, je marche le coeur léger. Bientôt peut-être je vais la revoir enfin. Il y a tant de temps que j’attends ce moment !… Rincklingen est plus loin que je ne pensais d'après le plan mais enfin je finis par y arriver. Je trouve facilement la rue, le numéro, mon coeur bat !
C’est un petit immeuble en briques de trois étages. Cinq ou six sonnettes alignées à côté de la porte ; chacune est affectée d’une étiquette… mais aucun nom ne correspond au sien ! Exactement ce que je redoutais, elle aura déménagé ! Un frisson me parcourt. Je sonne à tout hasard à l'une des sonnettes. Pas de réponse. J’essaye successivement toutes les autres. Même chose ! À cette heure les gens sont sortis. Nous sommes au cœur de l’après-midi. Je sens alors comme un vertige, une bouffée de chaleur. Elle a changé d'adresse, c’est évident !... Je l’avais bien prévu mais maintenant que la situation se présente de façon concrète je sens que je n'y avais jamais vraiment cru en réalité. Une providentielle cabine téléphonique me permet de consulter l’annuaire. Son nom n’y figure pas !… j’ai l’impression que je vais tourner de l’œil, là, sur le trottoir. Je prends conscience tout à coup d’avoir fait une folie : J'aurai entrepris tout ce voyage pour me retrouver devant une porte muette, c’est absurde ! L’une des étiquettes est mal collée, je tente de la soulever, y parviens en partie… et je vois apparaître son nom ! C’est donc bien là qu’elle habitait ! Cette seule vue suffit à me procurer un soulagement extraordinaire. C’est comme si je l’avais vue elle-même, je la touche du doigt, elle ne s’est pas entièrement dématérialisée !… Seulement je n'en suis pas plus avancé pour autant. Il faudra que je revienne ici ce soir, quand les gens seront rentrés. Quelqu’un pourra sûrement me renseigner.
En attendant, je retourne errer en ville. Déjà une journée de perdue mais enfin ce n'est pas trop grave, il m’en restera deux. J’erre dans les rues le reste de l’après-midi. Lorsque je reviens, il est sept heures. J’ai conscience que cette fois je vais jouer mon va-tout. J’appuie sur la sonnette qui fut anciennement la sienne et – miracle ! - quelqu'un me répond. On me reçoit avec chaleur. Toute une famille réunie. Je déborde d’amour pour eux, j’aurais envie de les embrasser… Mais non, ils n'ont pas l'adresse de l'ancienne locataire. « - Attendez, ajoute soudain la maîtresse de maison, la propriétaire, elle, doit l'avoir » On téléphone à la propriétaire. Elle est absente. Nouvel essai. « - Elle doit être chez sa fille. » Elle n’est pas chez sa fille, mais sa fille sait comment la joindre… Peu de temps après, la fille rappelle. Long silence... on me fait signe qu'elle sait quelque chose… On note pour moi une adresse sur un papier. Béni soit le ciel ! Que les choses deviennent simples tout de même, quand elles daignent s’arranger !… C'est dans une toute autre partie de la ville. On m’explique comment y aller. Je repars en me confondant en remerciements dans toutes langues. La famille est ravie, elle a senti le vent de l’aventure. Dehors la nuit est déjà tombée.
Il est trop tard maintenant pour aller chez elle et je suis trop épuisé. Je préfère rentrer à mon hôtel. Maintenant que j’ai son adresse, demain matin à la première heure, pour ne pas risquer qu'elle soit partie, j'irai la trouver, et cette fois… En attendant je décide de me coucher tout de suite, sans même dîner, pour me remettre de mes émotions. Un seul impératif : dormir… Quand je me réveille je jette un coup d'oeil à ma montre : dix heures ! catastrophe, je n’ai dormi qu’une heure ! Encore toute une nuit à passer !… Mais le jour filtre à travers les rideaux et soudain je comprends : il est dix heures du matin, j’ai fait le tour du cadran sans m’en apercevoir et pour le coup je suis en retard, elle risque d’être déjà partie. Je bondis du lit.
Les rues de Hanovre en ce début de matinée sont ensoleillées et désertes. Il fait froid. La légèreté de l'air m'exalte. Je suis sûr de mon chemin pour l'avoir attentivement étudié hier avant de me coucher. Je marche d'un bon pas. Je me retrouve enfin à l'adresse indiquée. C’est une sorte d’ensemble résidentiel constitué de petits immeubles d’un ou deux étages, séparés par des jardins et alignés le long d’allées parallèles, chacune étant désignée par un numéro et les immeubles par des lettres. L’adresse que l’on m’a donnée indique le numéro 2 A. Je me trouve présentement devant l’allée 12, il me suffira donc de remonter jusqu’à la 2… Je passe en effet successivement devant la 11, la 10, la 9, etc… Arrivé devant la 3 cependant, je n’en crois pas mes yeux : L’ensemble résidentiel s’arrête là ! Au delà il n’y a plus qu’un grand terrain vague sur lequel sont plantés deux hautes tours d’une vingtaine d’étages. Et je comprends que ces tours ont dû être construites sur ce qui a été autrefois une partie maintenant rasée de cet ensemble résidentiel. Pourquoi le sort s’acharne-t-il donc ainsi sur moi ? Je tente de garder mon calme… Je m’aperçois que les deux tours sont numérotées elle-même 1 et 2. Suis-je stupide ! Elle habite la tour n° 2 évidemment ! Je renais à la vie… Mais un examen attentif des boites aux lettres de la tour n° 2 – il y en a une cinquantaine - ne me permet pas d'y découvrir le nom que je cherche. Cette alternance d'espoirs et de désespoirs m'épuise complètement. Je fais mon possible pour garder mon sang-froid mais combien de temps vais-je pouvoir tenir ? Je sens qu’à un moment je vais m’écrouler. D’autant que l'heure avance et que j’ai peur d’arriver trop tard. Elle sera déjà sortie, c’est évident, il me faudra encore attendre ce soir ou demain, je n’en peux plus !… À tout hasard je monte en ascenseur jusqu'au dernier étage de la tour n° 2, décidé à redescendre à pieds en sonnant à toutes les portes… À la première on me reçoit très aimablement. C'est un bureau. Il n'y a que deux personnes, un homme d'affaire et sa secrétaire. La secrétaire est une superbe jeune fille en minijupe, style feuilleton télé. Je leur explique mon problème, ils me font entrer et les voilà tous deux qui s'affairent avec beaucoup de complaisance pour tenter de me venir en aide. Je les embrasserais ! La pièce est moderne, claire. Par les baies vitrées on aperçoit le lac, tout gelé, brillant au soleil. J’ai de plus en plus l’impression d’être un personnage de sitcom. Lui la quarantaine grisonnante, élégant, souriant, elle vraiment très jolie, des jambes affolantes dont je n’arrive pas à détacher mon regard tandis qu’elle consulte ses annuaires… Mais les annuaires ignorent décidemment le nom de Petra, les renseignements téléphoniques ne savent rien non plus, la propriétaire de la veille, à qui j’ai demandé qu’on veuille bien téléphoner de nouveau, n'est plus chez elle. Je repars, accompagné des voeux de la secrétaire qui trouve mon histoire très romantique, follement excitante et se désole pour moi. Je serais bien resté avec elle !…
Seul de nouveau dans l'escalier. Je ne me sens pas le courage de faire ainsi tous les étages. À quoi bon ! Le découragement commence à me gagner. Je ressors de la tour. Je remonte dans toute sa longueur l’ensemble résidentiel pour repartir par où je suis venu et, par acquit de conscience, une dernière fois avant de m’éloigner, j’examine au hasard une porte d’entrée. Et là, tout à coup, au moment où je m'y attendais le moins, je vois son nom épinglé sur un petit carton au dessus d'une sonnette ! J'en ai le souffle coupé, j’ai peur d’être victime d’une hallucination, j’essaie de comprendre… mais oui évidemment ! L’immeuble devant lequel je me trouve est le 12 A !… C'était donc cela ! 12 et non pas 2 ! Sur le papier où l’on m’avait écrit l’adresse on avait mal tracé le 1 ou bien je l’avais pris pour une virgule, enfin peu importe, tout s’éclaire ! Ma recherche a miraculeusement abouti et maintenant que le mystère est résolu me voici au pied du mur… c'est le cas de le dire ! Ce n'est plus le moment de reculer. Je sonne… Dans l’interphone une voix grésille quelque chose en allemand. Je me nomme. Un long silence. Puis le mécanisme de la porte se déclenche. C’est au premier étage. Je monte.



NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique; "Le roman d'un homme heureux"