Quand elle m’aperçoit elle fait : « - Oh ! » comme blessée, en portant la main à son front. Je m'approche d'elle et l'embrasse maladroitement, nous entrons dans sa chambre.
Elle est en peignoir, il y a un grand désordre dans la pièce : le lit défait, un peu partout des cendriers pleins, des assiettes posées sur des piles de livres, des bouteilles vides, des disques. Elle me dit qu'elle s'est couchée tard hier, qu'il y avait une fête chez elle et qu’elle a trop bu, elle a mal à la tête. Et elle part précipitamment dans la cuisine pour faire du café en emportant dans ses bras un paquet de vêtements. Je la regarde sans rien dire. elle revient enfin, habillée, plus ou moins recoiffée, elle me sourit. Nous sommes aussi confus l'un que l'autre. « - Ça ne t'ennuie pas que je sois venu ? - Je savais que tu le ferais. » Nous rions parce que je suis arrivé au plus mauvais moment : elle était saoule hier soir et quand j'ai sonné elle dormait profondément. Lorsqu'elle m'a vu au bout du couloir elle a pensé simplement : « Eh bien voilà, il l'a fait ! » Et maintenant nous sommes là, l'un en face de l'autre, nous regardant, peureux, émus, amusés de l'étrangeté de la situation, et déjà un peu complices dans cette représentation que nous nous donnons de nous-mêmes.
Pour faire diversion elle me montre ses objets, ses meubles, certains dont elle m'avait parlé à l'époque, dans ses lettres : son petit secrétaire dont elle est très fière, une lithographie de Chagall épinglée au mur. Elle me dit qu'elle est tellement heureuse de cette chambre parce que c'est la première qu'elle possède, dans laquelle elle puisse vivre indépendante, et elle a tellement attendu cela, cette vie, cette liberté ! Nous prenons le café assis sur son lit, en causant.
Au mur il y a une série de dessins de nus qu'elle a faits récemment : un même modèle dans différentes poses. Je lui dis que je les trouve un peu durs, le trait semble découper le vide mais il n'y a pas de chaleur, plutôt comme une force braquée dans sa résistance à on ne sait quelle angoisse. Alors ses yeux changent de couleur, elle me regarde avec intensité l'espace d'un instant : « - Tu sais, c'est toujours pareil pour moi, l'angoisse, ça, n’a pas changé. Je n’ai pas changée. »
Je ne veux pas la prendre tout de suite dans mes bras, je ne veux pas avoir l'air d'être venu pour ça. Pourtant je la sens prête. Nous continuons à parler de choses banales : de sa vie, de ses études, sans trop oser nous regarder. Et soudain, sans réfléchir, je la prends par les épaules et elle s'abat sur moi avec son fameux roucoulement de colombe. Je la serre contre moi et lui caresse doucement les cheveux. Mais bientôt nous nous déprenons, comme par peur que nos sensations ne soient pas à la hauteur de ce qu'elles devraient être ou par peur d’avoir fait une erreur. Nous sommes si fragiles.
Elle se lève, me montre ses disques : Barbara, Brassens. Elle me dit que ce n'est plus ce qu'elle écoute maintenant, elle préfère la pop. Elle veut m'en faire écouter mais dans l'état où je suis le bruit me fait mal aux oreilles. Je lui demande d’éteindre son appareil. Je suis véritablement dans un état second, à la limite de l'évanouissement. Je la contemple qui range sa chambre, rien ne me paraît réel. Elle me regarde elle aussi, de temps en temps, à la dérobée. J'ai l'impression qu'elle me revient, et puis l'instant d'après qu’elle est de nouveau lointaine, presque méprisante. Elle me parle d'un de ses professeurs qui lui a fait la cour. Il me ressemblait un peu physiquement, me dit-elle. Elle aurait pu si elle avait voulu mais ça lui a semblé dérisoire. D’ailleurs tout lui semble dérisoire, les autres étudiants qui sont plus jeunes qu’elle, les études qu’elle fait… Il y a une sorte de révolte en elle. Elle m'a menti tout à l'heure, elle n'aime plus cette lithographie de Chagall et ce petit secrétaire. De toutes façons la seule chose qui lui importe désormais c'est d'être chez elle, libre et indépendante.
Je l'écoute, je l'admire, et en même temps elle me rend triste. J'ai l'impression que c'est maintenant que je devrais la prendre, dans sa solitude, dans sa révolte, maintenant qu’elle n'est plus la petite jeune fille tendre et soumise que je connaissais. Elle me montre ses vêtements, des robes à la mode qu'elle vient de s'acheter, tout ce qu'on peut avoir sans beaucoup d'argent, des choses provocantes, de couleur vive.
La matinée est bien avancée maintenant. Nous décidons de partir déjeuner. Elle a toute la journée à elle. Dans la rue, en marchant côte à côte par cette fin de matinée fraîche et ensoleillée, une certaine légèreté nous revient, nous retrouvons notre vieille complicité. Elle plaisante sur la précarité de sa situation financière. Justement elle doit passer à sa banque pour prendre de l'argent. Au guichet je la regarde agir, parler en allemand avec un assurance qu'elle n'a pas en français. C'est une autre femme que je découvre.
Elle me fait visiter son quartier : De petites places avec des arbustes, des rues qui se coupent à angle droit, elle me propose un restaurant qu'elle connaît non loin de là. C'est elle qui me guide maintenant et non plus moi comme à Paris. Au restaurant je me sens l'estomac si noué que je suis incapable d'avaler une bouchée. Mes brochettes refroidissent dans mon assiette. Je lui raconte ce qui s'est passé pour moi depuis Kempten, mon émotion, les atroces journées qui ont suivi notre séparation. Elle écoute et me regarde de ce regard apaisant qu'elle a parfois quand ses yeux deviennent clairs. Je lui rappelle mon émotion au dernier moment quand nous nous sommes quittés et qu'elle hésitait à me suivre et qu'elle disait qu'elle voulait être sûre que nous nous reverrions. « - Je ne jouais pas, dit-elle, j'étais sincère. - Et cette fameuse lettre où tu me disais adieu ! Je ne pouvais supporter de perdre ainsi ta trace. C'est pour ça que je suis venu. - Oui, bien sûr, bien sûr… »
Je lui parle de mon coup de téléphone quand elle était encore à Kempten et que je la suppliais de venir me rejoindre à Paris, sa pauvre voix au bout du fil qui essayait de ne pas me faire de mal. « - Toi aussi, me répond-elle, tu avais l'air si pitoyable ! Ce que j'ai souffert pendant cette conversation ! » Et je comprends qu'elle m'a méprisé et qu'elle ne savait pas comment se débarrasser de moi et que ces souvenirs lui sont pénibles.
Il ne faut pas continuer cette conversation, nous sommes saturés de mots. Maintenant tout cela est dépassé. Je me sens si faible, je ne veux plus me replonger là-dedans, simplement me remplir de son image. Elle est là devant moi, et c'est tellement miraculeux, je l'ai tellement désiré cette présence, pendant des mois et des mois, j'y ai pensé si souvent à Paris, tout cet hiver ! Et maintenant elle est là, c'est une réalité, toute rousse dans la lumière douce du restaurant qui filtre à travers les rideaux. Le garçon de loin nous observe, nous nous amusons de ce qu'il doit penser. Nous parlons et nous ne mangeons pas. Je lui dit que ma thèse est presque terminée et qu'elle lui sera dédiée ce qui n'a pas l'air de l'émouvoir outre mesure. Nous décidons enfin de partir en laissant nos assiettes pleines. Décidemment je ne peux rien avaler. Elle veut me faire visiter un jardin où elle aime à se promener.
Dehors il fait toujours aussi beau, nous prenons un tramway. C'est un jardin où elle allait souvent naguères quand elle était seule. Une pauvre imitation de jardin à la française, avec des allées qui se croisent à angle droit, de petits arbres taillés et un armée de statues toute blanches comme des morceaux de sucre alignés les unes à côté des autres. Il n'y a personne, qu'un vieux jardiner qui tond laborieusement la pelouse. Il fait froid. Nous contemplons le paysage du haut d'un petit pont qui surmonte une fontaine de rocaille. Petra me prend le bras et se serre contre moi.
« - Lorsque je venais ici, les premiers temps - c'était juste après être arrivée - ce que j'ai pu penser à toi à ce moment-là, ce que j'ai pu te désirer ! Je ne connaissais personne dans cette ville que je détestais. Mon père m'y avait envoyée pour que je fasse quelque chose, pour que je sorte de cette solitude dans laquelle je me complaisais. Et je me suis retrouvée toute seule dans cette ville laide. Je venais me promener dans ce jardin, je regardais les statues et j'avais l'impression que tout à coup elles allaient s'envoler (Elle me regarde en souriant). Elles sont ridicules, n'est-ce-pas ? »
Nous restons un moment à contempler le jardinier absorbé dans son travail. Les statues ne s'envolent pas. Nous continuons notre marche. Ailleurs le parc est plus sauvage, il y a un petit étang avec des cygnes, de grands arbres dont les branches retombent dans l'eau, nous avançons en silence, le nez gelé, les mains dans nos poches, appuyés l'un contre l'autre et je pense aux vers de Verlaine : Dans le parc solitaire et glacé… Une petite fille emmitouflée dans des écharpes de laine court vers les cygnes. Nous nous arrêtons au bout d'un moment appuyés à une barrière de bois au dessus de l'étang. « - Comment vais-je le lui annoncer, me dit-elle soudain. - Quoi donc ? - Que je t'ai revu ? » Je lui réponds que ce n'est pas compliqué, puisque c'est moi qui suis venu sans la prévenir, elle n'y est pour rien. - Ce n'est pas ce que je veux dire, insiste-t-elle. Comment vais-je lui annoncer que je t'ai... retrouvé. »
Et soudain je crois comprendre. C'est insensé ! Moi qui commençais à me faire à l'idée que c'était fini… Je lui dis que de toutes façons rien n'est changé dans l'immédiat et que je vais repartir. Je ne suis revenu que pour garder le contact en quelque sorte. Je lui fais promettre de m'écrire quand je serai reparti. « - Oui, c’est promis, je t'écrirai. »
Et voilà que nous rions comme des fous en reprenant notre marche. Quels amants incorrigibles nous faisons, décidemment ! Toute notre vie se passera donc ainsi en ruptures et en retrouvailles. Nous ferons peut-être un jour un vieux couple ! En attendant vivons notre vie. Nous imaginons de nouvelles situations, nous rions, nous rions, nous nous grisons de notre intimité retrouvée, nous courons enlacés pour lutter contre le froid. Le jour tombe déjà, nous reprenons le tramway. Lorsque nous arrivons en ville les rues sont pleines de monde, nous montons dans un café qui domine la place principale pour prendre une boisson chaude. J'y retrouve un peu l'atmosphère du Quartier Latin. Des cafés nous en avons tant connus ! Les gens autour de nous sont affairés à leurs conversations, dans la rue les magasins sont illuminés. Petra se serre contre moi, elle est toute palpitante. Je me penche sur elle, je l'embrasse. Elle semblait s'y attendre, elle a une fois encore son roucoulement de colombe. Nous demeurons longtemps ainsi puis elle se dégage. « - Attention. Ça ne se fait pas ici de s'embrasser en public, et puis je connais beaucoup de monde, ça me gêne. » Je continue à lui caresser doucement le cou en la regardant. Nos regards se pénètrent, elle appuie sa tête contre la mienne. Doucement, à petits traits, nous buvons notre chocolat.
« - Comment l'as-tu connu ? Qu'est-ce qui a pu t'attirer vers lui, te détacher de moi ? » Elle me raconte son histoire, elle me raconte son ennui, sa haine de Hanovre les premiers temps. Elle ne pouvait voir personne, se laisser toucher par personne. Elle avait essayé avec ce bijoutier dont elle m’avait parlé mais elle en avait vite eu assez. Elle fréquentait quelques amis et parmi eux il y avait une femme très belle qui la fascinait. Elle était divorcée mais continuait à voir son mari, un architecte, de temps en temps. Un jour Petra l’avait rencontré chez elle et il lui avait fait la cour tout de suite. L'habitude s'installa ensuite qu'il la raccompagne chaque fois qu’ils se voyaient tous les trois, mais elle ne voulait toujours pas se laisser toucher par lui. Un soir, devant chez elle, il lui demanda de monter et lui dit qu'il la désirait, qu'il en avait assez d'attendre. Elle répondit : « - Jamais ! » et elle s'enfuit précipitamment. Mais une fois dans sa chambre elle s'était mise à pleurer, à pleurer… Alors elle était redescendue. Il l'attendait ! Il était toujours là, dans sa voiture, devant la porte. Elle lui avait dit simplement de monter. Elle fut tout de suite amoureuse de lui et désormais grâce à lui son univers s'était métamorphosé.
Petra continuait à parler dans le café, à parler, à raconter sa vie, à me décrire tous les personnages de cette histoire, et je les voyais comme les acteurs d'un film. J'aurais voulu le connaître. Je lui dis que je n'en aurais pas été jaloux, je comprenais maintenant le sentiment qu'elle éprouvait pour lui. Elle était heureuse que je le lui dise, tentant de comprendre le sens de tout ceci. Elle m'expliquait qu'elle n'avait pas voulu l'épouser, même pas vivre avec lui, parce qu'elle ne désirait rien tant que sa liberté. Alors ils se voyaient le dimanche ou le soir quand il venait chez elle. Maintenant de toutes façons ce n'était plus comme avant, il n'y avait plus entre eux la même passion, l’autre jour ils s'étaient disputés pour un programme de télévision ! Mais malgré tout elle était heureuse.
Autour de nous le café bruissait, dehors la nuit était complètement tombée et les magasins scintillaient. Nous décidâmes d'aller nous promener avant le dîner. Elle me montra dans une vitrine la robe qu'elle rêvait d'acheter. « - Ici ce n'est pas Paris mais enfin tout de même on a de jolies boutiques. » Et nous pensions au boulevard Saint-Michel lorsque nous nous promenions ensemble et que nous achetions n'importe quoi. Elle me tenait par le bras et nous nous sentions bien.
Un restaurant près de la gare. Vin blanc du pays et je ne sais plus trop quoi dans notre assiette. Nous nous sommes enfin décidé à aller dîner un peu affamés. De nouveau notre conversation est rare. Assis l'un en face de l'autre nous sommes un peu oppressés par le silence. Cependant je la sens frémissante, toute penchée sur moi. Je lui demande si je peux venir m'asseoir à côté d'elle et nous voilà de nouveau enlacés dans la pénombre complice du restaurant. Elle se presse contre moi, je l'embrasse, sa bouche s'ouvre, je sens en elle une sorte de ferveur. Ainsi donc tout recommence ! Je ne peux plus en douter, elle est de nouveau amoureuse de moi !…
Mais alors pourquoi ! pourquoi ! tout à coup je me sens comme étouffé, je ressens de nouveau cette vague répugnance qu’elle m’a inspirée déjà d’autres fois, cette envie de fuir ! Moi qui est fait tant de chemin pour la retrouver ! ça recommence ! ça recommence ! Il me semble soudain qu'elle devient laide, c'est comme une hallucination, je la regarde et son visage se déforme comme un visage en cire qui se mettrait à fondre, c'est le visage d'un monstre. Je deviens fou, je sens que je deviens fou !… Et je suis tellement triste à cet instant ! Tout mon univers s'écroule, plus rien n'a de sens. Ce que j'ai tant recherché, tant désiré, cette fois je le tiens, là, dans mes bras, pour de bon… et j'ai envie de fuir !…
Nous sortons dans la nuit. La ville est déserte. Petra rentre chez elle et je regagne mon hôtel. Nous avons décidé de ne pas passer la nuit ensemble et de ne nous retrouver que le lendemain. Pour la seconde fois je dors comme un trou.



NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique " Le roman d'un homme heureux"