cette fois elle m'attend. En effet la chambre est rangée et elle a préparé un petit déjeuner. La première chose qu'elle me dit c'est qu’une amie doit venir la voir à onze heures pour son travail, qu’elle s’en débarrassera aussitôt et que nous pourrons sortir ensuite.
Nous prenons le café en bavardant. Délicieux moment d’intimité retrouvée. Elle me montre un album de photos où je retrouve toutes celles que j'avais prises d'elle à Paris, et le billet de train pour Longpont qu'elle avait déchiré un jour de colère, me dit-elle, mais que finalement elle a recollé pour le mettre dans cet album... Mais bientôt je ne suis pas tranquille. Que désire-t-elle ? Qu'attend-elle de moi ? Pourquoi ce prétexte pour ne pas sortir tout de suite ? Elle part dans la cuisine ranger ses tasses. Quand elle revient je la sens prête à tout. Nous sommes assis sur le lit l’un à côté de l’autre. Soudain je la renverse en arrière et nous nous enlaçons… et comme chaque fois au moment de passer à l’acte je sens que je ne la désire pas. Peut-être est-ce l'excès d'émotion. Au bout de quelques secondes elle me demande de la laisser.
Nous voici gênés, regardant ensemble par la fenêtre, moi finalement soulagé, mais elle qui ne doit plus savoir très bien où elle en est. À onze heures, coup de sonnette. C'est son amie qui arrive, une petite étudiante avec qui elle règle rapidement quelques problèmes de devoirs à rendre. Quand elle est repartie Petra me raconte que cette école n'est pas très intéressante ni très difficile mais qu'elle lui a permis de reprendre ses études et que c'était cela le plus important pour elle. Les autres élèves sont plus jeunes, elle a surtout de bons rapports avec ses professeurs. Elle me reparle de celui qui lui a fait la cour. Justement elle doit passer à son école pour prendre un objet qu’elle a fabriqué la semaine précédente, un jouet d’enfant. Je lui propose de l'accompagner.
Elle est heureuse de faire avec moi ce trajet qu'elle fait tous les jours. Elle s'arrête au passage acheter le journal et une sucrerie. Exactement comme tous les matins, me dit-elle. Arrivée à son école elle me montre différents objets exposés qu'elle a fabriqués elle-même, puis elle va chercher celui qu'elle veut emmener, une sorte de soldat de bois en forme de quille, violemment colorié qui me paraît très laid. Nous retournons ensuite en ville où elle veut me montrer les endroits qu'elle aime. Son gros pull en laine de couleur fauve s'harmonise merveilleusement avec ses cheveux. Elle est très belle. Je revois l'église de Saint-Nicolas où j'ai accompagné mon éphémère compagnon le premier jour. Qu’a-t-il pu devenir ? Tout cela est si loin ! Je revois l'Hôtel de Ville en ruine. Je me promène avec elle dans ces rues que je commence à connaître par cœur. Nous sommes de nouveau heureux, détendus. C'est presque comme si nous habitions ensemble et que nous étions mariés. Nous voici dans notre vie quotidienne !… Une de mes étudiantes allemandes à qui j'avais parlé de ce voyage que je devais faire a justement un sœur qui habite ici et elle m'a donné son adresse. Je propose à Petra de nous y rendre. C'est dans un faubourg plus populaire que les quartiers bourgeois que nous avons visités jusqu’ici. Les maisons sont délabrées. Des murs lépreux, couverts d'affiches. des boutiques sordides. Les trams circulent entre les pavés. Jusqu'ici ma rencontre avec Petra s'est déroulée dans une sorte de décor d’opérette et ce changement d'atmosphère lui donne soudain une autre tonalité. C'est un quartier qu'elle ne connaît pas plus que moi du reste et nous le découvrons ensemble. La soeur de mon étudiante habite avec son ami. Ils nous reçoivent à l'improviste. Visiblement nous venons troubler leur sieste au moment le plus délicat et la situation est tellement peu ambiguë qu'elle nous fait rire tous les quatre. Nous bavardons dans la petite chambre en désordre, parlons de choses et d'autres, de la vie en France, en Allemagne. Comme ils ne connaissent pas ma situation avec Petra ils doivent croire que nous sommes fiancés ou mariés. Je jouis avec délice, tout en leur parlant, de cette image que nous leur donnons. Nous pourrions vivre dans cette ville, les avoir pour amis, habiter ce quartier pauvre. J'ai l'impression soudain de ne connaître que la surface de la vie, une infime pellicule, et que d'immenses profondeurs m'échappent, me resteront éternellement ignorées, par ma seule faute, par ma lâcheté. Et Petra pourrait être la clé de ce monde inconnu que nous découvririons ensemble, mais je vais la laisser échapper.
Nous laissons ce sympathique couple à ses divertissements dominicaux et repartons par les rues lépreuses. Petra me tient par le bras, elle a dû être impressionnée elle aussi par la force particulière de ce que nous venons de vivre car elle me parle maintenant avec plus de gravité. Elle n'essaye plus de me persuader de la perfection de son bonheur dans sa jolie chambrette, elle ne me parle plus de sa chère liberté comme la veille, elle me raconte au contraire qu'elle vit dans une angoisse permanente qui effraie les gens qui la fréquentent, qu'elle s'évanouit souvent sans raison, elle déteste parfois les autres sans savoir pourquoi, elle agresse l'homme qu'elle est supposée aimer, simplement pour lui faire mal. Elle me parle de la mutation qu'est en train de vivre la société allemande, pressent l'irruption imminente d’une violence que l’on n’a pas encore connue. Elle serait prête à s'y associer du reste… Je ne comprends rien à ce qu’elle me dit mais je la trouve encore plus belle quand elle s’exprime ainsi. Il y a quelque chose de dur dans son visage, qui est exactement ce qui lui manquait à Paris. Mais je ne saisis pas le sens de ce qu'elle veut me dire. Elle me parle d’Andreas Baader et d’Ulrike Meinhof. Je ne suis pas très bien, je me contente simplement de regarder ses cheveux dans la lumière du soir tandis que nous traversons à pieds les terrains vagues qui nous ramènent vers le centre. Il y a une sorte de désir informulé chez nous deux de ne pas quitter tout de suite cet endroit où nous avons connu une intensité particulière, de ne pas retourner tout de suite dans le luxe propret des beaux quartiers. Alors nous nous arrêtons pour dîner dans un petit restaurant italien que nous rencontrons en chemin. Une fois de plus je la contemple en me disant que c'est incroyable qu’elle soit là, en face de moi, image réelle, palpable, de ce que j'ai tant désiré, tant attendu pendant des mois et des mois. Elle n'a pas changé depuis Paris, le même regard, la même chevelure. Je m'emplis d'elle. Combien de temps faudra-t-il encore avant que nous retrouvions une telle communion, une si totale intimité ? Mon train part ce soir à minuit et je vis mes derniers instants avec elle. Quel aura été le sens de mon séjour ici ? Simplement connaître ce bonheur quelques instants d'être en face d'elle dans une salle de restaurant inconnue, en dehors de tout, dans l'éternité désincarnée de notre jeunesse.
Nous finissons par replonger tout de même dans l’animation du centre ville. Il fait nuit, il y a des cinémas éclairés, des gens qui sortent de leur voiture. Plus qu'une heure et demi à peu près avant qu'elle ne me raccompagne à la gare. Comment se passeront nos derniers instants ? L'embrasserai-je sur le quai ? Lui demanderai-je une dernière fois de me rejoindre à Paris ? Je lui ferai en tous cas promettre de m'écrire…
Nous marchons sur le trottoir, je suis encombré du journal et du soldat de bois qu'elle est allé prendre à son école ce matin. Toute la journée en effet sans interruption nous aurons erré dans les rues, goûtant chaque instant de notre présence l’un à l’autre, comme jadis à Paris quand c'était elle qui devait prendre son train et que nous redescendions une dernière fois le boulevard Saint-Michel. Je dois encore passer à mon hôtel pour prendre ma valise et puis ce sera une dernière traversée du quartier et puis en route vers la gare…
Et tout à coup, sans que rien ne l'ait laissé prévoir, alors que nous sommes en train de parler tranquillement, tendrement, comme nous avons fait depuis ce matin, en nous dirigeant doucement vers mon hôtel, alors que nous nous apprêtons à traverser un grand carrefour où se croisent des voies de tramways, elle s'écarte de moi et me dit qu'elle ne veut pas m'accompagner à la gare, qu'il faut qu'elle rentre tout de suite chez elle, qu'elle ne peut plus attendre. Justement nous étions en train d'évoquer la possibilité de son retour un jour à Paris, nous étions en train d'imaginer la vie que nous pourrions avoir ! Je lui demande des explications mais elle refuse absolument de m'en donner, elle m'écrira lorsque je serai à Paris, me dit-elle, c'est promis, elle m'expliquera, mais maintenant il faut qu'elle parte, tout de suite… Je tente de la retenir par le bras mais elle résiste, la scène devient grotesque. Je veux l'avoir devant moi, ne serait-ce que quelques secondes encore, pour comprendre, je veux au moins qu'elle m'embrasse avant de partir, on ne peut tout de même pas se quitter comme ça !… Elle ne m'écoute pas, elle s'est déjà dégagée, elle est déjà en train de fuir, de traverser le carrefour en courant le risque de se faire écraser. Et je reste comme un idiot sur le bord du trottoir avec son journal dans un sac et son soldat de bois enveloppé dans du papier. Elle avait l'air pourtant d'y tenir tellement, elle l'avait peint elle-même !…
Je suis bouleversé, complètement désemparé, je ne comprends rien à ce qui s'est passé. Cette dernière seconde ruine tout le plaisir que j'avais pu tirer de ce petit séjour. J’avais l'impression de l'avoir reconquise, l'espoir de la voir revenir un jour à Paris. Je l'avais senti fléchir, j'aurais parachevé mon oeuvre en lui écrivant toutes ces prochaines semaines. Et maintenant ? C'est comme avant, pire qu'avant ! Je suis venu pour rien ! Je me raccroche à l'espoir de la lettre qu'elle m'a promise, mais quelle explication pourra-t-elle me donner ? Nous n'avions plus qu'une heure à passer ensemble, une heure ! tout de même, ce n’était pas la mer à boire, elle aurait pu faire un effort !…
Je vais chercher ma valise, je retourne à la gare. C'est insupportable d'errer seul dans ces mêmes rues où il y a un instant encore j'étais avec elle. Petra ! Petra ! Je suis tellement amoureux de toi de nouveau ! Jamais je ne pourrai vivre sans toi. Nous nous sentions tellement bien ensemble ! tellement heureux ! Tout à l'heure, chez la soeur de mon étudiante, dans ce faubourg qu'elle ne connaissait pas et que nous avons découvert ensemble. C'est comme si nous avions vécu toute une vie pendant ces deux jours, et comme si tout à coup elle m'avait abandonné sans raison. Je sombre dans l'horreur d'un cauchemar.
Et je me répète cela sans me lasser, de toutes mes forces, je tourne et retourne la situation dans ma tête sans trouver d'explication. Ainsi donc toute cette longue histoire, ces amours à épisodes, avec tant de séparations, de retrouvailles, de scènes intenses et magnifiques (Londres, Paris, Kempten, Longpont et maintenant Hanovre) tout cela va se terminer ainsi, en queue de poisson, nous aurons parcouru tout ce long itinéraire pour rien ! Car cette fois, je le sens, c'est bien fini, encore plus fini que lorsqu'elle m'avait écrit sa fameuse lettre d'adieu. Cette fois je sais que je ne la reverrai pas. Nous avons fait tout le parcours, il n'y a plus de chapitre à écrire, que pourrait-on ajouter ? Cette fois c'est fini. Il va falloir que j'apprenne à vivre sans elle désormais, non seulement sans sa présence - cela j'y étais déjà habitué – mais sans même l’espoir de son retour, vraiment sans elle, sans m'interroger sur mes sentiments pour elle, sans attendre ses lettres… Et sur le quai de la gare, dans le froid glacial de la nuit, je laisse couler mes larmes en tenant à la main le soldat de bois que je me promets de garder toute ma vie comme la relique de ce qui aura été ma plus belle histoire d'amour.




NB: Retrouvez les précédents épisodes dans la rubrique "Le roman d'un homme heureux"