L'histoire était finie en effet, il n'y eut pas d'autre chapitre. Elle m'écrivit quelques jours plus tard comme elle me l'avait promis. Elle me disait simplement que par un hasard incroyable elle avait aperçu, pendant que nous nous apprêtions à traverser la rue, la voiture de son ami qui se dirigeait chez elle. Il devait aller la voir comme il en avait souvent l'habitude à cette heure-ci. Peut-être l’avait-il cherchée la veille et commençait-il à s'inquiéter ! Alors elle avait eu la certitude immédiate que rien d'autre ne comptait pour elle désormais que de le rejoindre et de le rassurer. À cet instant elle avait compris que toutes nos conversations, tous ces instants émouvants que nous venions de passer ensemble, et cette façon que nous avions eu de faire revivre le passé, ne comptaient pour rien face à l'urgence de le rejoindre. Elle était engagée maintenant dans une autre vie où je n'avais pas ma place, elle s'excusait vraiment de m'avoir quitté de cette façon et je resterais toujours son plus cher, son plus tendre souvenir car c'est moi qui lui avais tout appris d'elle-même ; elle souhaitait vraiment que je sois heureux car je le méritais, il ne fallait pas croire que j'eusse jamais eu le moindre tort envers elle, tout était bien ainsi mais désormais elle ne souhaitait plus me revoir.

Nous nous revîmes pourtant, bien des années plus tard, un jour qu’elle passait par Paris, mais l'histoire était bien finie cette fois, pour une simple et triste raison : nous étions devenus vieux. Sa beauté s'était fanée, elle avait un beau visage encore mais elle avait coupé ses cheveux de nouveau, ce qui ne lui donnait pas pour autant l’allure conquérante qu'elle avait eu le jour où elle était revenue me voir. Non, elle n'était plus qu'une petite institutrice d'une quarantaine d'années qui avait un enfant - car elle s'était mariée finalement avec son ami et ne le regrettait pas, même si ce n'était plus, depuis bien longtemps, la grande passion. Il y avait désormais le travail, l'enfant à élever, la vie quotidienne. Le vrai problème maintenant c'était la fatigue. Et moi aussi j'étais marié et j'avais un enfant et je n'avais plus à m'interroger sur mes sentiments pour elle. Ce n'était plus elle et ce n'était plus moi, les acteurs avaient déserté la scène. Nous avions simplement le privilège de les avoir bien connus et nous prîmes un plaisir certain à parler d'eux une dernière fois. Avec qui aurions-nous pu mieux en parler ? Notre rencontre se passa dans un café, comme toujours ! Elle avait des lunettes rondes, à fine monture. Quel dommage ! Elle, de son côté, dut penser que j'avais perdu quelques cheveux. Nous évoquâmes longuement chaque épisode de notre histoire : « - Tu te rappelles le jour où... - Et ce fameux soir à Londres… » Et puis nous nous quittâmes, il n'y avait pas de raison de rester davantage ensemble. Sur le trottoir, au moment de nous dire au revoir elle tomba dans mes bras avec son fameux roucoulement de colombe et m'embrassa longuement sur la bouche. Et c'était ridicule cette petite institutrice de quarante ans qui m'embrassait sur la bouche à l’angle du boulevard Saint-Michel et du boulevard Saint-Germain ! Quelques jours après elle m'écrivit que malgré toutes les années qui étaient passées elle ressentait encore pour moi une grande attirance physique. Elle m'annonçait aussi qu'elle était à nouveau enceinte.

Et moi pendant ce temps qu'étais-je devenu ? Je l'avais beaucoup pleuré, des années encore. J'avais cru que ma vie était finie, mais ce n'était pas ma vie qui était finie, ce n’était que ma jeunesse. Et je n'avais rien compris, rien appris, j'étais resté le même, avec les mêmes angoisses, les mêmes fantasmes et cette quête éperdue et toujours vaine de la beauté idéale comme reflet du divin. Les mêmes images me hanteraient jusqu'à la mort, les images de mon enfance, celle d'une grande ville toute blanche s’enroulant autour de sa baie, celle de la rue que je descendais en courant au sortir de l'école pour aller me jeter dans les bras de ma mère, celle des dancings de Fort-de-l'eau et de Sidi-Ferruch – Tcha tcha tcha che rico tcha tcha tcha… - celle de mes copains Chichou et Belmont. On ne se résout jamais à quitter la scène c'est le public qui se retire. On aurait pourtant eu tellement de choses à dire encore !… et justement on était sur le point de trouver une solution !…

Mais non, bien sûr, il n'y a pas, il n'y aura jamais de solution. Dans la vie l'histoire ne finit jamais. Pas de conclusion, pas de morale ou d'épilogue, la vie n'est pas une fable, ni même un parcours, c'est une éternelle béance, elle ne mène à rien, ne signifie rien, et jamais rien ne s'y résout (vanité de toutes les psychanalyses ! ) L'histoire ne finit jamais, on cesse simplement d'y jouer un rôle. Pourtant on n'était pas fatigué, on ne se fatigue jamais de jouer son rôle, et qu'importe les sifflets s'ils peuvent signifier au moins que l'on est vu... Mais on comprend un jour que ce public pour lequel on s’était tant donné n'existait même pas, et l'on sort de scène sans que personne s'en aperçoive. Regardez tous ces gens, c'est fou ce qu'ils s'agitent, ce qu'ils inventent pour attirer les regards. La vie de chacun n'est qu'une construction compliquée pour capter l’attention des autres - et combien de misères ne s’inflige-t-on pas pour essayer d’y parvenir ! anxieux de l'effet que nous produirons sur nos collègues, sur nos amis et sur les femmes que nous voulons séduire… Nous partageons tous la même infernale condition et nous nous agitons inlassablement, sans comprendre que les autres sont justement en train d'en faire autant sans prendre garde à nous. Éternel jeu de dupes, car si la vie est bien un théâtre en effet, c’est un théâtre sans public, une gigantesque scène où des acteurs s’agitent en désordre devant une salle vide.



NB : L' Ecritoire publie "Le roman d'un homme heureux" de Pierre Parlier sous la rubrique éponyme.