Et si ce matin-là, je n’étais pas revenue à la maison en catastrophe rechercher mon portable…

Et si ce matin-là, je m’étais dit : pas besoin de mon téléphone perso puisque j’ai le professionnel et que mon déplacement est professionnel…

Et si ce matin-là mon train n’avait pas annoncé une heure de retard…

Et si…et si…

Saleté de portable et maudite SNCF. Je vous hais !

Ce matin-là, du 15 octobre 2018, ressemblait peu ou prou à tous les autres. Tout s’était plutôt bien passé, Grégoire et Valentin, mes jumeaux s’étaient levés sans faire d’histoire, prêts pour l’école. Ils avaient digéré mon absence de trois jours, maman doit partir pour son travail, mais papa est là, il est en télé-travail et puis je vous appellerai tous les soirs en visio. Ce sera cool.

J’avais réussi à négocier avec mon chef de service un départ pas trop matinal, après tout, sauf grosse et improbable secousse tellurique, l’usine Durepère & fils serait toujours debout à 15h30, d’autant plus chef, que je serais surprise d’être attendue avec impatience. M. Mougin a ri et ajouté : « vous avez raison, les inspecteurs du travail sont les mal aimés de la fonction publique ».

Tout s’annonçait donc comme une journée ordinaire avec même un petit supplément d’âme en forme de soleil qui faisait oublier les premières brumes automnales.

Je suis assise dans le train qui file vers Saumur, j’ai sorti de mon sac le dossier avec l’organigramme de la société et posé sur la tablette, je l’ai ouvert au hasard, tiens…c’est bizarre…pourquoi est-il écrit en chinois ? Je ne comprends rien. Mon regard glisse sur ces caractères qui se dérobent. Ma vue se brouille. Je dois me ressaisir, oui, c’est ça, me ressaisir. J’ai l’impression de lutter contre un ennemi qui a investi tout mon corps.

  • Bonjour madame, votre titre de transport s’il vous plait.

Machinalement, je pianote sur l’écran de mon portable que je présente à l’homme en uniforme.

L’intermède m’a reconnecté au présent, le français a repris sa place sur les pages de mon dossier mais je l’abandonne, je dois reprendre le fil de cette journée qui avait commencé de manière si prosaïquement banale.

Peut-être ai-je dépassé le stade purement émotionnel ou bien l’effort de reconstitution des derniers évènements produit-il en moi une sorte de dédoublement. C’est une autre que je vois. 

Cette autre se réjouit du retard de son train. Elle évalue : de Vitré à Laval, une quarantaine de minutes, comptons 80 minutes, aller-retour, avec l’heure d’avance que je prévois toujours, plus une heure, c’est bon, ça va le faire. J’ai le temps de retourner à la maison récupérer mon portable.

Et elle reprend sa voiture, l’itinéraire lui est familier, elle songe au dîner qu’elle a prévu samedi soir avec son groupe d’amis. Elle pense à eux avec tendresse. Ils se connaissent depuis plus de dix ans. Pas de fêtes ou de vacances sans eux. Ils s’étaient baptisés « les Mousquetaires » mais Alex avait remarqué récemment que leurs patronymes commençaient tous par la lettre G (Garnier, Garrigosse, Génard et nous les Gagné), et qu’il fallait vivre avec son temps, ce serait plus fun de s’appeler « les 4G ». Elle a acquiescé. Alex avait toujours de bonnes idées et puis, c’est vrai qu’avec les copains, ils forment une sorte de réseau, le lien qui les relie est super fort. Ils sont amis pour la vie.

Elle vient de tourner dans la rue Frida Khalo, elle arrive. Plongée dans ses pensées, elle remarque au dernier moment la voiture de son amie Paula rangée de travers au bord du trottoir. La première pensée qui lui vient, c’est la blague récurrente la concernant, « pas une pro du créneau ».

Puis une interrogation : que fait elle chez nous à cette heure ? A-t-elle un problème ? Un peu inquiète, elle pousse la porte, le bureau d’Alex est ouvert, elle enregistre machinalement le manteau de Paula jeté sur un dossier de chaise, le sac à main posé sur la manche tombée à terre et en suspension dans l’air des fragrances de Guerlain, le parfum favori de son amie.

Elle s’attend à un bruit de conversation, ils sont sûrement dans le salon ou dans la cuisine à boire un café. Est-ce le silence qui titille son subconscient ? Elle repensera plus tard à ce moment suspendu qui au lieu d’appeler, la fit s’avancer silencieusement dans le couloir en enfilade et s’arrêter devant la porte close de la chambre du fond. Leur chambre.

Elle reste quelques secondes à écouter les bruits. Sans ouvrir.  Depuis son enfance, elle sait que derrière les portes interdites se dissimulent des choses terribles qui peuvent vous tuer. Alors, elle se retire sur la pointe des pieds et sans un regard pour son téléphone posé sur le meuble de l’entrée, elle referme derrière elle. Doucement. 

Elle n’a rien vu.

Tout est sous contrôle, pense -t-elle.