« Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles. »
Elle est furieuse. Quel chromo ! Elle a choisi ce thème parmi les différentes propositions du défi-aquarelle : « Fleuve enneigé dans la forêt canadienne », « Coucher de soleil sous les Tropiques », « Brumes sur les collines d’Écosse », « Mas provençal au milieu des vignes », « Rue parisienne avec statue de la République ». Et pourquoi pas « La gare de Perpignan » ou « Une nuit sur le Mont Chauve » pendant qu’on y est ?
Que des clichés ! Usés jusqu’à la corde par les marchands de voyages, les spots publicitaires, les posters vendus à Leroy-Merlin, sans oublier les lieux communs dans les fictions ! Des chromos, ça ne peut donner que des chromos ! Va pour « Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles » qui opère en elle comme un petit « sésame ouvre-toi ! » et qui lui semble d’une exécution abordable pour son niveau. Des images s’insinuent, réveillent en elle un cliché figé dans un âge d’or immuable. Celui de l’enfance avec les films d’aventure au moment où l’action se suspend sous le clair de lune avec le baiser des deux amants tandis que les pirates dans l’ombre préparent l’abordage. Celui du grand théâtre de la lune dans les toiles des maîtres anciens qu’elle aime tant. Un port à l’architecture d’inspiration antique accueille une galère que l’on affrète dans la lumière lunaire pour un départ à l’aube. Nostalgie d’une Antiquité aux couleurs défraîchies recouverte d’une poussière de mélancolie.
Pleine lune, moment de grâce des paysages romantiques avant la tempête.
Réminiscences baudelairiennes. Invitation au voyage… Harmonie du soir… « Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur… ».
Maintenant, elle est au pied du mur, devant une feuille blanche – en pur coton a précisé le prof – qu’elle a tirée d’un bloc qui coûte un bras, même en solde. Sur l’écran de l’ordinateur, des dizaines de petites lucarnes sont allumées, chacun, chacune devant sa table. L’application Zoom mouline !
« Vous pouvez réaliser votre aquarelle en une heure mais on peut en 30mn. Lâchez prise ! »
Elle a plongé dans le verre d’eau le pinceau à lavis ventru, qui gorgé d’eau va lui permettre de travailler dans l’humide sur une grande surface, pinceau dont elle ne parvient pas encore à contrôler la juste quantité d’eau. Au moment où elle veut composer les bleus aux effets de nuit, avec sa palette de godets aux couleurs basiques, elle suspend son geste. Mais qu’est-ce qui t’a pris ? Tu as suivi quelques tutos sur YouTube et voilà que tu t’es inscrite à un défi-aquarelle en visio ! Inconsciente ! Cent personnes vont voir ta production et comprendre que tu n’as aucune maîtrise technique. Tu t’es laissé prendre aux boniments de l’artiste-prof qui a réussi à te soutirer, grâce à un argumentaire bien rôdé, un an d’abonnement à sa chaîne et de défis-aquarelle en visio.
Elle regarde les quelques traces légères qu’elle a réalisées au crayon pour placer l’horizon, la lune et le bateau dont elle pressent que l’ombre sous la lune va lui donner du pinceau à retordre et que son balancement va être difficile à rendre sans faire d’auréoles.
Non… elle ne peut pas… Les larmes viennent aux yeux. Son souffle se fait court. Où est la joie ? où sont les jeux ? La joie des couleurs transparentes, vibrantes, les jeux de la mer, du ciel et des nuages. Au diable le défi-aquarelle ! Lâche prise !
D’un poignet souple, elle dépose les jus colorés en larges zones. Elle prend la feuille de pur coton dans ses mains et fait bouger dans l’espace le papier mouillé, brillant comme un miroir. Le bleu de Prusse rencontre l’orangé. Un bleu céleste dessine le halo d’une lune traversée d’éclairs jaunes.
Laisse fuser ! Laisse l’eau danser ! Les pigments naviguent dans le creux des flaques, glissent sur le rivage, s’entrechoquent dans une houle, s’éparpillent en ruisseaux.
Fusion des couleurs dans un immense tohu-bohu.
L’eau s’infiltre dans les fibres. Les pigments colorés descendent dans les profondeurs du papier. Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles. Cette nuit, la mer s’est retirée.
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