Après avoir détaché les amarres il a balancé son sac à dos au fond de la petite barque qu'il pousse vers le large avant de sauter à bord. Il n'a aucun projet, aucun but, simplement fuir, fuir car il n'en peut plus. Il n'en peut plus du bruit, des cris, des cris de douleurs, des cris de désespoir ou de terreur et des pleurs déchirants. Ne plus entendre les sirènes, les avions qui passent au ras des toits, des bombes qui explosent, les immeubles qui s'effondrent. Il n'en peut plus de la poussière, des ruines, des maisons éventrées. Il n'en peut plus de la cohue, des bousculades lorsque les ambulances arrivent ou simplement pour avoir un bol de soupe.

 

Être seul, il n'a plus rien, aucune attache, alors, sans même y réfléchir il s'est mis à courir, cherchant à s'isoler. Il y a un mois, il a vu son père s'effondrer subitement dans la rue, touché par une balle alors qu'ensemble ils couraient vers un abri. Et aujourd'hui c'est une bombe qui est tombée sur leur maison au moment où il allait rejoindre sa mère et ses deux sœurs alors qu'il était sorti pour chercher un peu de pain. 

 

Maintenant il fait nuit, avec une pleine lune, le bateau se balance sous les étoiles.  Il s'est allongé dans le fond de la bélandre, la tête posée sur son sac à dos,  il se laisse bercer, il aspire au silence, à la paix, au repos. Oublier, ne penser à rien. 

 

L'eau, c'est son élément. Il a longtemps vécu au bord de la mer, sauter dans les vagues, plonger, nager, tout cela reste vital pour lui. Mais il ne partagera plus les rires, les cris de joie avec ses sœurs quand ils jouaient à s'éclabousser. Enfant, il aimait aussi se laisser porter par l'eau, étendu les bras écarté en regardant le ciel et les nuages qui lentement avançaient, poussés par le vent. Il faisait la planche. Il n'a rien décidé mais cet après-midi, après avoir erré il s'est retrouvé auprès de cette barque.  

 

Sans projet, sans espoir, il se laisse bercer doucement et éprouve des sensations agréables, des sensations anciennes inscrites positivement dans son corps.  Il se revoit à 5 ans, il vient d'apprendre à faire du vélo, il pédale très vite et ne voit pas le trou sur la route qui le déséquilibre. Il saigne, il pleure et sa mère accourt, le prend dans ses bras, le berce, le rassure. Il s'accroche à ce souvenir, au sentiment de sécurité éprouvé alors, au plaisir de s'abandonner. 

 

Le bruissement d'un vent léger et le clapotis de l'eau sur la barque l'apaisent, le rassurent comme une voix maternelle : doucement il se répète : ça va passer, ce n'est pas grave, cela va aller mieux. Les paroles consolantes de sa mère. 

 

Il éprouve une fatigue intense, il aimerait dormir, dormir et se réveiller dans un monde comme avant. Mais la faim le tenaille, dans son sac, il a bien le morceau de pain qu'il devait partager avec sa mère et ses sœurs. Il n'ose y toucher. 

 

Une dorade ! Tout joyeux, c'est la première qu'il vient de pêcher. Il a huit ans. Pour lui c'était un exploit, un bon repas en perspective. Habituellement il prenait des maquereaux que son grand-père vidait avec son Opinel. Celui-ci lui a tout appris sur la pêche. Dans sa tête, il se répète ses explications ou conseils : « Si la mer est agitée il te faut un bas de ligne plus court pour éviter que tout s'emmêle, mais les poissons sont malins, si la mer est calme il peuvent voir l'hameçon. » Pêcheur confirmé,  il prenait un fil plus solide, du 10/100 pour les gros poissons et c'était lui qui devait alors approcher l'épuisette. Il disait la mer c'est un garde-manger, elle peut nourrir la planète, il faut la respecter ! Il lui a souvent raconté l'histoire d'Alain BOMBARD : le naufragé volontaire qui a traversé l'Atlantique sur un canot pneumatique sans eau ni nourriture mais avec une canne à pêche et un filet à plancton. 

Sur terre, son grand-père était un vieillard, il portait les stigmates d'une vie douloureuse, il ne parlait pas, son regard était vide, il se tenait le dos vouté, comme tassé sur lui-même. Inutile de lui poser une question, tout lui semblait pénible. Sur sa barcasse, ce vieil homme reprenait vie, il retrouvait agilité et souplesse, là, il se racontait, évoquait des souvenirs de pêche. Auprès de lui, il se sentait fier, important, il écoutait, apprenait, s'appliquait. 

 

Dans son sac il n'a rien, juste un pull qu'il avait pris en sortant, le bout de pain qu'il avait réussi à trouver et son harmonica. Il y a longtemps qu'il n'a pas joué, il n'avait pas le cœur à ça. Maintenant, allongé sur le fond du bateau il y pense, mais il a un peu froid, il a faim et il se sent fatigué. Il somnole de temps à autre, il sent son corps lourd, sans aucune envie de bouger. Il rêve : peut être qu'un jour... peut -être que bientôt....

 

À l'aube le vent forcit, un vent de terre le pousse lentement vers le large. Puis la mer gronde, fait le gros dos, soulevant dangereusement son embarcation. De temps en temps une vague le submerge menaçant de l'engloutir. 

Avec une certaine indifférence, il se dit : je suis perdu en mer.

Mais qui pourrait s'en inquiéter ?