Dans ma vie, j’ai souvent le sentiment d’être dans le rouge, d’avoir un train de retard, comme si j’étais un élément de la société nationale, mais les questions et les problèmes se bousculent si vite et sans arrêt dans mon crâne que cela finit par rendre la lecture et la gestion des événements plus compliquées.
Pour souffler, à la fin de la semaine dernière, je me suis rendu en forêt de Fontainebleau. Ce n’est certes pas celle où je trouve les plus beaux arbres, mais son cadre est magnifique, le mélange arbres et rochers au milieu de ces vallonnements de sable fait toujours rêver. On s’attend à chaque instant à voir déboucher des créatures merveilleuses de ce décor de conte de fées. Si l’on écoute et regarde bien, elles sont là dans le bruissement du vent qui secoue les feuillages comme le bruissement des robes de bal.
Les bruits parasites sont absents, il n’y a que la nature et soit. Lorsqu’après un temps de concentration et de silence intérieur, on a pris la dimension des lieux, on s’y intègre progressivement, on redevient une composante de ces espaces. On perçoit la vibration du sol qui nous indique que les racines des arbres progressent tels des tunneliers pour aller communiquer avec les arbres voisins ou expulser les plantes parasites. Je rêve de m’intégrer à cet univers et à ses conciliabules. Peut-être est-ce cette rupture entre l’humain et la nature qui est la cause des maux qui s’annoncent. Aux origines, nous faisions tous partie de ce bouillonnement vital d’où sortirent toutes créatures. J’aime rêver en tenant au creux de ma main un silex taillé par nos très lointains ancêtres. J’ai le sentiment à cet instant que nous nous regardons, mais, qu’avec nos débordements, le lien entre nous est interrompu. Moi, je suis fasciné, mais lui demeure coi, semblant me dire « Pourquoi ? »
En rentrant par le train, dimanche soir, je suis plus décidé que jamais à faire partager à d’autres ce besoin de réconciliation entre la nature et l’humain, à défaut de celle-ci : « La terre sera sauvée, mais nous, « nous serons morts, mon frère » !
C’est le contrôleur qui me secoue, m’informant que nous sommes à quai et que je dois quitter mon wagon.
Encore vingt minutes de métro et je retrouverai mon chez-moi. Que peuvent bien penser de ces sujets tous ces voyageurs hagards qui regardent défiler sur les voûtes grises du métro de vieilles publicités surannées ? Ce soir pas d’excès, une couche de crème sur mes boursouflures qui désormais ont gagné tout mon côté gauche de la cheville à l’épaule, et au lit de bonne heure, demain, j'ai rendez-vous avec mon patron, je suis persuadé qu’il attend ce rendez-vous avec impatience et moi de pied ferme.
***
La semaine dernière, fort de l’adresse et du numéro de téléphone que m’avait communiqué mon hôtesse du réveillon, je m’étais mis en tête d’aller rendre visite à mon inconnue. Première erreur, je me suis abstenu de lui téléphoner à l’avance, pensant que cette rencontre ne pouvait que bien se passer, en dépit de mes mésaventures au cours de la nuit passée chez elle.
Deuxième erreur possible, à la vue de ce qu’elle m’avait fait subir en cette nuit de Nouvel An, je n’avais pas de quoi me montrer flambard, mais je suis un homme et il est des moments dans la vie dans lesquels l’on ne réfléchit pas trop ! Troisième erreur, est-il prudent de se laisser emporter par ses instincts. Je sais bien ce que l’on peut me rétorquer : ne sommes-nous pas tous des mammifères chez qui cet instinct existe et nous entraîne, sans lui, sans que nos lointains ancêtres se soient livrés à des accouplements, nous ne serions pas là à nous poser ces questions.
Mais, le temps a passé, nous sommes désormais des êtres civilisés ! Enfin paraît-il ?
La question reste posée dans bien des domaines, il y a retard où l’on se complaît dans le retour aux origines…
Alors, aller sonner ou pas, et comment l’aborder !
Bien habillé, mais pas trop, juste une mise soignée, pas avoir l’air de …
Un peu d’eau de toilette, mais pas trop, juste un peu de discrétion.
Des fleurs, un peu trop tôt, ce n’est pas une demande en mariage, juste reprendre là où nous en étions restés le soir du trente-et-un décembre…
Peut-on tomber amoureux d’un corps au premier regard aussi sublime soit-il lorsqu’il est nu, sans aller au-delà, sans s’occuper du versant sentimental ?
Sans aucun sentiment, je m’interroge, entre humains cela paraît un peu court.
Toujours ce foutu instinct qui nous rattrape et nous entraîne dirait la valse, et qui nous laisse au matin dégrisé et perdu.
Le mieux serait peut-être d’en rester là, de laisser tomber dans la corbeille, le petit papier sur lequel d’une main fébrile j’ai inscrit son téléphone et son adresse.
Temps mort comme l’on dit dans les matches de basket, cette semaine j’ai la tête trop encombrée, d’autres urgences. Ma grand-mère aurait dit quand on a plusieurs casseroles au feu, on finit toujours par en laisser brûler une, elle avait beaucoup de bon sens.
***
Camille l’assistante du Boss débarque en trombe : fonce chez le patron il t’attend avec impatience, je te préviens il est nerveux, tandis que ses mains s’agitent comme des ailes de moulins à vent, ce qui chez elle est le signe d’une grande tension.
Prendre quelques minutes, ne pas sembler tendu, respirer à fond plusieurs fois, ne pas préparer de première réponse, on fait dans l’impro.
Pas de mot d’accueil chaleureux comme la dernière fois, juste des injonctions, il ne m’invite pas à m’asseoir.
Il fait des aller et retour derrière son bureau d’un pas nerveux, tousse pour s’éclaircir la voix. Je décide de m’asseoir n’étais-je pas son cher ami lors de notre dernière rencontre ? surpris il sursaute mais n’ose rien dire.
Dans ma tête, les idées se dénouent, il a perdu la main, je suis passé outre à son autorité, attendons la suite !
- Alors cette soirée au G V
Je vois qu’il a ses habitudes dans ce palace
- Très bien mais l’ambiance était un peu surfaite, bcbg, des gros pontes, des illustres, beaucoup de figurantes, vous voyez le style, en revanche une décoration magique, sans parler du buffet.
- Passez-moi les détails et alors ?
Je laisse filer quelques secondes, pour laisser la température monter, il est de plus en plus nerveux.
- Alors quoi ?
- Ah si, ils m’ont offert le dernier téléphone de chez Apple, je ne sais pas trop pourquoi.
Cette fois, je vois à sa tête qu’il commence à avoir des doutes sur ma santé mentale. Et c’est l’instant que choisit Camille l’assistante pour pénétrer dans le bureau et avec tout son professionnalisme demande : « voulez-vous des cafés ? »
De la main il lui fait signe de quitter la pièce, mais moi, je lui réponds que oui bien sûr, sans sucre, mais avec un peu de lait.
J’attends toujours l’instant où la situation va exploser, mais pour exploser il faudrait qu’il se découvre, ce que jusqu’à maintenant il n’a pas osé faire.
- Il faut que je vous dise, pendant cette soirée, il m’est arrivé une drôle d’aventure.
C’est comme à la pêche, je viens d’amorcer. Et je sens que j’ai capté son attention, il ondule au bout de la ligne mais n’ose pas encore brûler ses vaisseaux. Il doit penser qu’il n’est jamais bon de faire confiance à des intermédiaires. Il attend la suite, je sirote mon café, lui en faisant des compliments. Il a perdu dix centimètres, tassé qu’il est dans son fauteuil. El là je lâche les chiens !
- Je me dois de vous informer que j’ai été victime d’une tentative de corruption, comme par hasard, juste au moment où nous sommes prêts à conclure les négociations. Il faudra que je vous raconte, car moi je ne mange pas de ce pain-là. Sur ce, je vous prie de bien vouloir m’excuser, j’ai un dernier rendez-vous avant la signature.
Je quitte son bureau sans lui laisser ajouter un mot, il sait que j’ai l’argent, cependant, il ne sait pas comment me le réclamer. Moi qui trouvais que c’était bien d’avoir un patron qui suivait de très près l’action de ses collaborateurs, je suis effaré, même écœuré, je savais bien que ce genre de pratique existait, mais chez les autres comme on dit, pas dans ma boîte.
Mon rendez-vous, n’avait rien à voir avec les affaires, c’est avec la jeune femme du nouvel an, j’avais décidé de franchir le Rubicon, et désormais j’étais devant sa porte.
Sonnette, rien !
Sonnette, un bruit de pas !
La porte qui s’entrouvre retenue par une chaîne de sécurité, je n’aperçois qu’une mèche et qu’un œil dans la pénombre.
Elle parle sèchement dans un portable coincé au creux de son cou :
- Excusez-moi, je vous entends très mal et j’ai quelqu’un qui vient de sonner à ma porte ; c’est pour une livraison ? Laissez-la chez la concierge !
- Non, laissez-moi vous expliquer, nous sommes rentrés ensemble le soir du nouvel an et nous avions bien bu…
- C’est tout ce que vous avez trouvé comme ânerie pour vous introduire chez moi ?
Sur ce elle me claque la porte au nez, imprudemment je re sonne elle ouvre la porte à la volée, la colère lui va bien mais, je suis perdu j’ai en face de moi une jeune femme aux cheveux tirés formant chignon, enveloppée dans un sweat trop grand pour elle, qui déforme sa silhouette, son slim lui fait des jambes de sauterelle, le tout grimpé sur des talons style échasses landaises. Elle pourrait m’écharper qu’elle le ferait.
Elle a toujours son interlocuteur en ligne auprès de qui elle s’excuse à nouveau en parlant de moi avec une série de qualificatifs que je n’ose répéter.
***
Circulez, il n’y a rien à voir ni à dire, mais j’ai de la suite dans les idées à moins qu’elle ne porte plainte contre moi pour harcèlement. Là ce serait la totale, autant passer son chemin et laisser faire le temps !
Demain, j’anime ma première sortie en forêt de Chantilly, j’avoue avoir le tract mais désormais je suis lancé il va falloir être à la hauteur. - Tiens, il pleut, manquait plus que çà, c’était annoncé et pour demain aussi, problème, la mousse sera mouillée.
***
Je remonte mon col, enfonce ma casquette sur ma perruque, je pose mes lunette noires au-dessus de mes larges moustaches. Ce soir ça sent bon le polar. Je dois me presser.
Comme dans une partie de Monopoly, ce soir j’achète la gare du Nord !