C’était un jardin extraordinaire.

Une bande de copains tout frais sortis des Grandes Écoles, voilà ce que nous étions, prêts à réaliser un rêve commun qui allait nous transformer en architectes, paysagistes, jardiniers, artistes, philosophes, au service d’une création unique. 

Nous rêvions de rentrer dans ce monde à part où l’on prend soin de la terre, de la flore, du paysage, des êtres humains en maniant toute la journée le dessin, la bêche, le sarcloir et l’arrosoir. Un monde où le regard, l’odorat, l’ouïe, le toucher sont aussi importants que la capacité à réfléchir, à travailler devant un ordinateur. Devant la perspective des séismes, des tsunamis, des déluges apocalyptiques que l’on prophétisait, nous avions décidé de vivre c’est-à-dire d’inventer une terre de Beauté en honorant le Végétal. 

Le projet a connu bien des évolutions et des prises de tête : chacun voulait son jardin pour exprimer son lien au végétal et honorer la terre et le ciel. Chacun imaginait son Hortus gardinus, c’est-à-dire selon le latin gardinus qui signifie « clôture », son lieu protégé, clos, entouré de murs, protégé par des fossés, fermé par des haies, et surtout loin du monde industriel et des mégapoles. La terre bien préparée allait recevoir des plantes choisies par chacun selon ses propres critères. Elles seraient alimentaires, médicinales, décoratives. Maria voulait créer un patio avec fontaine, Laura imaginait un paysage de Toscane, Franck rêvait à voix haute des jardins anglais, Paul se sentait « un homme qui plantait les arbres » comme dans le conte de Jean Giono. Au train où les choses allaient, nous allions cultiver un « jardin espagnol » comme on habite à « l’auberge espagnole ». Lola qui nous avait déjà incités à la révolte et à bifurquer hors des sentiers battus, c’est-à-dire loin d’une carrière de cadre supérieur et de la surconsommation, réussit à convaincre chacun de se mettre au service de la réalisation du projet collectif.  

 Nous avons construit le jardin sur la forme originelle du cercle qui existe dans la nature depuis la nuit des temps. À partir de son centre, des motifs symétriques doivent rayonner vers l’extérieur tandis que des manifestations extérieures renvoient au centre. Nous avons voulu qu’il reflète l’atome, le cristal, les ouragans, le système solaire, les ondes sonores mais selon une composition mathématique. Nous avons voulu opposer au chaos du monde, à ses injustices, à ses guerres, les modèles idéaux des structures géométriques. Les philosophes platoniciens ne vénéraient-t-ils pas les 10 premiers nombres en leur conférant une forme d’instruction morale? Nous avons redécouvert dans les mousses et les lichens, dans le manteau de brouillard et de neige, le yin et le yang, principes d’équilibre et d’intégration.  Nous avons également puisé notre inspiration dans les Yantra, ces mandalas géométriques qui tirent leur origine dans le symbolisme mystique de l’antique culture des Védas. À l’intérieur d’un cercle, les formes partent d’un point central figurant l’œuf, l’embryon, la cellule du Vivant. L’œil d’un lac bleu aux eaux calmes et poissonneuses était le cœur du jardin. Légumes, fleurs, arbustes croissaient dans des triangles, pointe vers le haut, qui s’unissaient à des triangles, pointe vers le bas. Nous avons voulu que les premiers symbolisant le masculin et les seconds le féminin représentent l’union des contraires : le jaune de la terre uni au bleu des iris ; le rouge de la pivoine au printemps allié au vert profond du cyprès.

 Notre jardin est devenu un diagramme de méditation vers des sphères métaphysiques. Son microcosme reflétait le macrocosme. Nous avons admiré la perfection de la spirale d’or qui se déploie dans l’humble pâquerette, le tournesol, la pomme de pin ou l’escargot jusque dans les galaxies.  Nous avons contemplé les cycles de la vie dans les anneaux de croissance du hêtre, les stries des moules d’eau douce, les écailles de la carpe, les sabots du cheval de trait, les cornes retournées du mouflon. 

Nous recevions de bonnes nouvelles du jardin dont la paix s’écoulait en nous et dans notre petite communauté avec l’évidence de la lumière dans les arbres. 

Nous avions conscience que les sociétés industrielles, les grands trusts, les entreprises commerciales continuaient à se déployer sur la terre selon des structures complètes reliées à un foyer pour diffuser leurs projets, résoudre des problèmes, construire leur expansion sans autre souci que celui du profit. Mais notre jardin nous semblait destiné à croître éternellement depuis son point de création pour s’étendre dans toutes les directions terrestres.

Aujourd’hui ? Ce n’est pas un effondrement mais un retournement. Le grand retournement de l’Histoire. Nous retournons aux sources. Notre monde est devenu lacustre sous la montée des eaux océaniques. Les terres et les eaux mêlées créent de vastes labyrinthes où nous vivons désormais comme vivaient autrefois les habitants des mangroves. L’agriculture traditionnelle pour une vie terrestre n’est plus possible. Nous vivons désormais dans la forêt marine au rythme des marées. « L’arc d’émeraude », c’est ainsi que nous nommons notre mangrove. Nous nous confrontons à une nature excessive, indomptable, sans limites. Toutes nos clôtures, nos murs, nos enclos ont été abattus.  Toutes nos références sont en train de se volatiliser. Tout ce que la vie urbaine, nos études, notre savoir livresque, nous ont appris est en train de s’avérer inutile. 

Nous construisons des maisons sur pilotis et des embarcations qui sont faites du bois dense et imputrescible du palétuvier Rhizophora dont les rameaux, les racines poussent et se conservent dans l’eau salée car ce bois se corrompt vite à l’air libre. Pour nous nourrir, nous pêchons le poisson dans la mangrove et nous nous régalons de mollusques dont le buccin et l’huître de palétuvier. Pour nous soigner, le suc de Rhizophora fournit une drogue hémostatique et Avicenna marina guérit douleurs dentaires et ulcères. Bientôt, comme à chaque printemps, le chaman nourrira les esprits des eaux pour attirer leur protection. 

Nous recommençons notre apprentissage, nous découvrons la porosité des frontières entre les esprits et les êtres humains, les animaux et la nature, les morts et les vivants. Nous devons inventer – ou redécouvrir peut-être – une autre relation à l’espace, au temps. Nous nous surprenons à écouter les esprits de la forêt et des animaux, à regarder les étoiles pour y lire notre route.