Mais qu'est-ce qu'il fout ! Ce n'est pas possible, il devait fuir à toutes jambes. Et maintenant qu'est-ce que je fais là, tout seul, dans cette rue déserte, sous ce lampadaire, sous ce fin crachin. Je suis dépité. Non, je ne le vois pas revenir. Quand ils sont passés devant moi, il semblait la suivre, scotché à elle, comme si elle l'avait ensorcelé. Qu'est-ce qui lui a pris ? Elle lui a fait pitié et il lui a fait confiance, aussitôt, comme ça, sans réfléchir. Quel naïf. il n'a pas fini d'accumuler les déceptions. Je sais de quoi je parle. Il est inconscient, elle pourra porter plainte pour agression et tentative de vol, elle n'aura aucun mal à le dénoncer, à faire un portrait-robot. Qu'est-ce qu'il recherche, de quoi bouffer ou des caresses ?

 

Quand je l'ai rencontré, sur la place du marché faisant la manche, il m'a fait pitié, j'ai voulu l'aider, ça se voyait qu'il n'avait pas de quoi manger. Une petite chose, un gringalet, un maigrichon, mal fagoté. Les gens passaient à côté de lui, indifférents, sans le voir. Il devait être plus actif, plus déterminé.  Je lui ai trouvé une bonne tête sympa avec des yeux doux, un air timide, je me suis dit un brave petit qui a bien le droit de vivre normalement, de manger, boire et dormir. 

 

Je me suis rappelé comment j'étais à son âge, les galères que j'ai traversées, je voulais l'aider, lui éviter des erreurs, lui transmettre un peu de mon expérience. Je crois que le plus dur ce sont les humiliations, les regards méprisants. Je suis sûr que lui aussi n'a pas été gâté par l'existence. Le protéger, le conseiller, je me suis imaginé utile, important.  

 

Je n'ai pas choisi d'être voleur professionnel, j'y ai été acculé. Je ne veux du mal à personne mais je devais me débrouiller. Je me suis fait tout seul, une mère courageuse mais débordée. J'étais l'aîné mais après moi, deux frères et une petite sœur. Pas de père ou plutôt trop de pères, un pour chaque enfant. Des pères éphémères, qu'après on ne voyait plus. 

 

Aujourd'hui j'ai acquis une technique : ne jamais agir dans la précipitation, réfléchir une stratégie qui soit bien adaptée à la situation, puis ne jamais hésiter, être ferme, déterminé, autoritaire mais non agressif, savoir surprendre et ainsi désarmer toute possibilité de réaction, enfin et surtout être adroit, rapide pour disparaitre. Je ne me considère pas comme dangereux, jamais je cherche à menacer, je n'ai pas de couteau, avec moi, ce n'est pas la bourse ou la vie. Ma technique c'est surprendre et délester. Je ne cherche pas à m'enrichir, juste de quoi survivre. Je suis contre le capitalisme. Et puis, je suis seul, pas de femme, pas de famille à entretenir. 

 

Quand j'étais jeune, je n'étais pas assez prudent et je l'ai payé cher. Se retrouver menotté, en tôle pour juste un billet de dix euros... La honte ! La haine aussi dans le regard des passants quand je me faisais arrêter en pleine rue. La première fois j'avais tellement peur que je me suis pissé dessus. Je n'aime pas repenser à ces années-là. Transformer mes larmes en révolte, serrer les dents et les poings en me mordant les joues. 

  

Il s'est laissé embobiner par une femme. J'aurais dû y penser, il avait des scrupules d'attaquer une femme seule qu'il estimait peu fortunée. J'avais oublié, aussi, qu'il était adolescent, prêt à s'enflammer.

Je ne voudrais pas être fataliste mais là encore, il va au-devant de bien des désillusions. Les déceptions amoureuses. J'ai connu. Bref, je ne veux pas repenser à tout ça, mais les femmes, j'en suis revenu. Exigeantes, insatiables, égoïstes, jamais contentes, pleurnicheuses, paresseuses. Les mères, c'est différent, elles sont courageuses, responsables, travailleuses, elles ont quand même du mérite. Je l'ai dit je les respecte, je ne m'attaque jamais à une mère de famille. Elles doivent tellement faire face aux exigences du quotidien que je ne veux pas leur créer de soucis. 

 

La vie m'a endurci, je suis dur au mal et insensible aux douceurs. D'ailleurs je n'ai pas été gâté sur ce point, je n'ai pas été un enfant cajolé, choyé, ma mère avait d'autres choses à faire. Il n'y a que ma petite sœur qui a été un peu plus chanceuse, mais moi, l'aîné.... 

Le voir passer, accroché à une femme, ça me fait mettre en colère. Non, je ne suis pas jaloux, pour moi les femmes c'est fini, une histoire ancienne. L'amour d'une femme ce n'est pas pour moi, même si des fois, la nuit, comme un cauchemar, je rêve de tendresse, de caresses, d'une mère qui se penche sur moi pour m'embrasser. Est-ce que l'on guérit d'une absence de caresses maternelles ?  

 

Bon, il ne reviendra pas. C'est bizarre quand même, dès que je l'ai vu ce gamin, j'ai été attiré, j'ai voulu l'aider, je me suis senti rajeuni, je sentais mon sang bouillir en moi, une vigueur nouvelle....