Depuis le temps qu’on traînait dans la campagne avec le secret espoir de tomber sur une maison abandonnée, enfin on la tenait ! On allait pouvoir rivaliser avec nos copains de la ville qui en avaient plein la bouche de leur urbex. On n’avait pas compris au départ que le mot qui faisait son savant servait tout simplement à désigner des visites de sites abandonnés, entrepôts et autres garages désaffectés où il était rare de trouver autre chose que, par terre, de vieux matelas pourris laissés par les squatteurs et sur les murs des graffitis dont l’intention artistique ne sautait pas aux yeux.

A cet instant, James et moi, on est plantés là comme deux idiots, devant une grille massive en fer forgé dont l’ouverture est empêchée par une énorme chaîne. Même le plus puissant des coupe boulons n’en viendrait pas à bout, songeais-je avec mélancolie. Je m’y verrais bien…armé du coupe boulons…

  • Alors, on fait quoi ?

L’impatience dans la voix de James me sort de mes rêves à la Indiana Jones.

James, c’est mon meilleur pote, on s’est connu dans la classe de Mme Permaure, en moyenne section de maternelle. J’étais déjà un « grand » à cette rentrée 2011. James était nouveau dans le village. Monsieur le maire avait fait une petite cérémonie pour l’accueil des primo-habitants. Je n’en garde aucun souvenir mais Nathalie et Christophe, les parents de James, avaient conservé la photo du journal local qui avait immortalisé l’évènement. On y voit James suçant son pouce en tortillant son mouchoir-doudou. Ça m’éclate toujours cette photo. Tout ça pour dire qu’entre James et moi, c’est une vieille histoire.

Depuis, on a toujours été dans la même classe. A l’école élémentaire, on ne risquait pas d’être séparés puisque c’était une classe unique, la dernière du département, elle a fermé depuis. Pas assez de primo-habitants, sans doute. Ensuite, il a fallu finasser un peu en jouant avec les options. Et bingo ! on a réussi ! Nos études en commun et nos loisirs aussi, et depuis la 3ème, comme je vous le disais, on fait du « campex » (trouvaille linguistique de James).

Voilà, je vous ai dressé un tableau sommaire de ma vie, je pourrais y ajouter mille anecdotes, voire plus, mais bon…je ne suis pas Shéhérazade !

  • Victor, tu vois bien qu’on peut pas rentrer.

Je dois l’admettre. 

  • Par la grille, non, mais si on faisait le tour pour voir. Le mur n’a pas l’air en très bon état, y’a peutêtre une brèche quelque part.

Qu’est-ce que j’ai dit-là ? Je vois la tempête sous le crâne de mon James. Au moins force 10 !

  • T’es complétement ouf, ce serait de la violation de domicile, si quelqu’un nous voit, si…

J’interromps ses arguments.

  • Ouais, je sais, mais reconnais que si on découvrait un nouveau site, ce serait trop cool et puis je te rappelle que l’idée de venir ici vient de toi.

James détache son regard de la belle bâtisse qu’on aperçoit au loin derrière un rideau d’arbres et me lance.

  • Qu’estce que tu racontes ?

Et moi de lui rappeler le dimanche précédent, la balade à vélos pour nous aérer les méninges après deux heures de révisions pré bac, la découverte par hasard de la propriété et lui, en extase, c’est très joli, on peut visiter…et après un moment d’hésitation, tu crois qu’on peut vraiment visiter ?

Et lui de me rétorquer qu’il avait dit ça comme ça, pour rire… Je le vois prêt à me ressortir sa liste des grands principes alors que je sens bien qu’il crève d’envie d’aller voir la baraque de plus près.

  • Allez, come on man, on va faire le tour.

Et j’enfourche mon vélo.

Nous pédalons gentiment sur le chemin que les pluies récentes ont laissé plein de bosses et de trous, mais sans aucune trace de pneus, preuve que nous avançons dans un territoire vierge, et tout à coup, « le temple maudit » se dévoile à nos yeux.

Un pan du mur d’enceinte s’est complètement effondré sur plusieurs mètres et nous voyons désormais une aile latérale de ce qui fut sans doute une belle demeure du début du XIXème siècle. Hélas, comme on dit dans les livres, la belle a subi les outrages du temps. Une partie du toit et de la charpente n’est plus qu’un amas d’ardoises et de poutres noircies par un incendie. De face, l’édifice fait encore illusion car l’escalier à double entrée est intact.

D’un commun et muet accord, on dépose les vélos et après un rapide coup d’œil alentour, on escalade le tas de pierres. De l’autre côté, ce qui était sans doute autrefois un parc, est devenu un enchevêtrement d’arbustes et de ronces, le sol a été labouré par les sangliers et nos Nike en prennent un sacré coup !

Heureusement, plus on approche de la demeure, plus l’espace s’éclaircit, de grands cèdres en façade ont empêché la végétation de s’imposer.

Immédiatement, les portables sont dégainés, l’escaler majestueux fera des photos géniales. On gravit les marches avec un peu d’appréhension que chacun dissimule de son mieux car, pas question de passer pour une flippette aux yeux de son copain ! 

La porte d’entrée à moitié dégondée donne sur un grand vestibule, le sol est comme mité, des amateurs de carreaux anciens sont venus se servir. James pénètre le premier dans une vaste pièce qui devait être un salon-bibliothèque, il reste des pans de rayonnages, ceux qui ont résisté au temps et au vandalisme, plus de meuble sauf un fauteuil de camping qui trône de manière incongrue dans un angle de la pièce.

James, d’ordinaire si bavard, ne dit rien, il a mis son portable en mode vidéo et tournant lentement sur lui-même il filme. De ce décor dépouillé suinte une tristesse qui devient très vite angoissante. Je regarde trop de films d’horreur car je sens des frissons me parcourir le corps, je n’ose pas avouer ma peur et je me contente de me rapprocher de James et de claironner d’une voix que j’espère ferme.

  • Ça, c’est de l’urbex, non ?

Il ne me répond pas mais s’approche d’une étagère, je le vois se mettre sur la pointe des pieds et tendre le bras.

  • Tu cherches quoi ?

L’impatience et la curiosité ont fait tomber le stress d’un seul coup.

  • Ça ! et il me montre une poignée de mangas et un livre qui me semble être un album pour enfants.

On voit bien que les mangas ont vécu mais le livre pour enfants est comme neuf, sur la couverture, une femme-fée, cheveux blonds et robe azur, un escargot qui joue de la trompette et un animal à l’identité improbable et surtout un titre dans un alphabet que l’on pense être cyrillique. James décrète que c’est du russe. Comment ce livre a-t-il pu arriver là ? L’édition est manifestement récente et je n’ai pas entendu dire que les Russes avaient envahi la France. Trop occupés en Ukraine.

  • Ou de l’ukrainien ajoutet-il après un moment d’hésitation.

Parce qu’on est venu jusque-là pour découvrir un site abandonné, on continue la visite mais on est plus intrigués par le livre que par les lieux eux-mêmes qui finalement se révèlent assez décevants, l’incendie a fait des ravages, le 1er étage a atterri au rez-de-chaussée et à terre, les poutres ressemblent à un immense mikado. Si l’une bouge on reçoit le reste sur la tête, Aventuriers mais pas trop, on décide de décamper.

James enfourne le livre sous son sweat et l’on repart, avant de se séparer, il me promet de me donner très vite des nouvelles du livre abandonné. Son cousin a fait des études de langues orientales, il devrait savoir.

Le surlendemain, le cousin a donné la confirmation que c’est de l’ukrainien. Je suis décidé à faire ma petite enquête, ce serait trop classe de pouvoir le rapporter à ses propriétaires. 

Par la mairie, j’apprends que trois familles réfugiées d’Ukraine ont été recueillies dans le village. Grâce à ma mère, conseillère municipale, je réussis à obtenir les adresses et c’est plein de confiance que les jours suivants, je me pointe chez chacune d’entre elles. 

La dernière semble être la bonne. La famille Morin a bien hébergé pendant trois mois Hanna et ses deux filles Maryia et Halyna, de bien gentilles personnes mais elles sont parties rejoindre une cousine en Espagne. Oui, le livre pourrait bien être à l’aînée. Vous l’avez trouvé où déjà ? Ah, le manoir hanté…j’en ai entendu parler, mais je ne sais même pas où il se trouve.

  • Manu, Manu !

Un mec de mon âge, que je connais vaguement, il est dans mon bahut, dévale l’escalier et se plante devant sa mère.

  • Tu connais le fameux manoir hanté ?
  • Bah…comme tout le monde.
  • T’aurais pu passer devant quand tu allais te promener avec les Ukrainiennes ?
  •  Ben non.

Et de trisser dans sa chambre. Le regard qu’il me jette avant de monter la première marche veut dire : « ferme ta bouche, personne ne doit aller là-bas ».

Je comprends alors que le fauteuil de camping, c’est lui, c’est lui qui l’a apporté pour être peinard à lire ses mangas. Quand sa mère lui a suggéré d’emmener les trois étrangères se promener dans la campagne pour leur « changer les idées », il a un peu râlé mais comme c’est un bon gars, il a cédé. Et un jour, Marya a voulu lui montrer qu’elle aussi savait lire et elle a rapporté le livre que son père lui lisait chaque soir.

  • C’est ce que tu imagines, commente James quand je lui rapporte les résultats de mes recherches mais, ajoutet-il, moi, ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi le bouquin est resté là-bas.

On n’aura pas la réponse, personne ne connaissait la nouvelle adresse de cette famille ukrainienne. Nous avons donné le livre aux Morin. Ils étaient plus légitimes que nous à le conserver.