Bastien s’est arrêté dans le hall du bâtiment A de la résidence des Mésanges, il tend l’oreille, aujourd’hui les mésanges ont dû chausser des sabots ; pas possible de faire autant de bruit pense-t-il. Une joyeuse bande déboule de l’escalier nord, manque de le renverser et laisse dans son sillage un parfum de « cigarette qui fait rire ».

            Le bruit et l’odeur comme disait l’autre grand couillon de Chirac. Bastien, ce souvenir, ça le fout toujours en rage. Vingt ans de syndicalisme et de révoltes qui laissent des traces. 

Il attaque les premières marches, sa sacoche lui bat les reins, ce matin elle n’est pas remplie de lettres mais de calendriers. Il faut être stratège, passer avant les pompiers et les éboueurs, sinon tu te fais jeter et alors, adieu les étrennes. Bastien songe aux calendriers PTT des années 50. illustrés par des Pin-Up, brunes, blondes au rousses, toutes plus avenantes les unes que les autres. Disparus, les beaux calendriers. On est passé à l’ère du politiquement correct. 

Bastien se souvient. Il avait retrouvé tout un stock de ces anciens exemplaires, dans les combles des locaux de la poste, question image de la femme, c’était peut-être pas tip top mais bon…ces crétins de chatons, il en avait ras la casquette. Il avait pensé qu’il était arrivé trop tard dans le métier, alors pour se consoler, il en avait subtilisé quelques exemplaires qu’il s’était empressé de montrer à son collègue Richard. Cet abruti lui avait fait remarquer que c’était super pour une petite branlette. La poste ne recrute pas que des prix Nobel !

            Pour l’heure, il va sonner à la porte de l’appartement 101. Il commence toujours par cet appartement du 1er, c’est celui de Fatima, elle vit seule depuis que ses enfants ont pris « le censeur social » comme elle dit, elle dit aussi que sans lui, son fils ne serait pas professeur et sa fille docteure. Elle ne parle jamais du petit dernier qui à force de tenir les murs a fini par s’y retrouver derrière. Ceux de Fresnes. Bastien l’a su par le gardien de l’immeuble ; comme les chiens de chasse celui-là, il renifle dans les coins et rapporte toutes les petites histoires de l’immeuble, surtout si elles sont un peu faisandées. 

            Bastien, il n’en a jamais rien dit, il aime écouter Fatima lui raconter dans son français hésitant des tranches de vie de ses aînés qui sont de bien bons enfants, qui s’occupent bien d’elle et qui ne ratent jamais l’Aïd el-Kebir, et même que parfois ils lui amènent des amis, parce que je fais le meilleur couscous du monde ne manque-t-elle pas d’ajouter en riant. Bastien l’écoute en buvant son thé à la menthe. Il aimerait rester plus longtemps, mais impossible, alors comme chaque année, après avoir déposé sur le coin du buffet le calendrier – un paysage méditerranéen, presque toujours le même- et avant de refermer la porte, il lui dit « bonne année et à l’an prochain ». Pourtant, il sait qu’il n’y aura pas d’an prochain. Terminées les étrennes des facteurs, entrons dans la modernité et abandonnons ces coutumes d’un autre âge. Bastien se sent vieux tout à coup, il aura connu « une autre époque » et pourtant il n’a même pas cinquante ans. A son amertume s’ajoute un sentiment de culpabilité, il n’a pas osé dire à Fatima qu’il ne reviendra pas puisque même sa tournée a été modifiée et qu’après ses congés, il changera de quartier.

Chienne de vie, et il appuie avec un peu trop de vigueur sur les sonnettes, les portes s’ouvrent, s’entrouvrent ou restent closes. Devant le numéro 110, il s’arrête, un bruit métallique retentit dans l’escalier, inutile d’actionner la sonnette, il va attendre tranquillement qu’arrive Mlle BOURDIN (« boudin » comme l’ont baptisé finement les gosses de l’immeuble, encore une information qu’il tient du concierge qui lui-même a été baptisé – mais ça, il l’ignore- «la poucave » !). En se penchant par-dessus la rampe, il aperçoit la brune tignasse de la demoiselle qui tire derrière elle son « caddy de mémé » comme elle dit. Elle a senti qu’on la regardait et elle lève la tête, un sourire et un « j’arrive, j’arrive » plus tard, elle est devant sa porte, elle peste contre elle-même, elle a laissé ses clefs au fond du caddie. Pas si pratiques que ça ces foutus sacs à roulettes.

  • Excusez-moi, je passe devant.

            Dans l’entrée du petit appartement, un chat pointe son nez, il avance nonchalamment, ignore avec ostentation notre facteur et vient se blottir contre les jambes de sa maîtresse. Finalement, ces bestioles sont plus sympathiques en vrai qu’en photos. Bastien attend, il a extrait de sa sacoche tous ses calendriers, mais il connaît d’avance le choix de la demoiselle. La première année, il y a cinq-six ans, il s’était dit, « sûr qu’elle va prendre celui-là, le chat qui joue avec la pelote de laine », eh bien non, elle l’avait à peine regardé et elle avait choisi la photo d’un énorme doberman et les années suivantes, son choix s’était toujours porté sur des chiens. Bastien en avait conclu que le chat était un choix par défaut. Aujourd’hui, pas de surprise, encore un choix canin. Peu lui importe, il repart avec ses cinq euros d’étrennes et il pense tout à coup que Fatima a oublié le billet de dix euros qu’elle lui remet d’ordinaire. Bastien s’en moque, il ne fait pas ce petit périple annuel pour le gain, ce qu’il aime c’est écouter les gens que d’ordinaire il ne rencontre qu’au travers d’un nom sur une boîte aux lettres. Il est comme un père Noël à qui chacun ferait le cadeau de quelques minutes d’humanité. Un père Noël à rebours en quelque sorte. Cette idée le fait rire intérieurement.

 

            Il grimpe vers le troisième et dernier étage avec un regain d’allégresse. L’an dernier, sa tournée s’était mal passée à cause du vieux grincheux du deuxième qui non seulement lui avait claqué la porte au nez mais l’avait insulté en le traitant de « petit fonctionnaire de mes deux »… « de merde » avait-il ajouté dans un effort conclusif. Cette année, pas de soucis, le vieux est mort au printemps dernier.

  • Bonjour.

Il s’efface pour laisser passer M. et Mme Morin, un couple du troisième. C’est marrant, ces deux-là, à croire qu’ils m’entendent arriver, ils descendent toujours, pile à l’instant où je monte. Pour une fois, je crois que le gardien a raison, c’est des rats…moi non plus… jamais droit à mes étrennes, bougonne-t-il in petto.

            Mais, il en faut plus à Bastien pour le décourager et il poursuit son ascension. Le troisième étage est comme le premier, comme le second, desservi par ce morne escalier dont il commence à se lasser. Pourtant, certains escaliers l’avaient fait rêver dans son enfance, ceux qui étaient évoqués dans les contes que lui lisait sa grand-mère. Ils étaient souvent en colimaçon (le mot même était promesse de mystère) et toujours ils vous guidaient vers des lieux interdits, des portes à ne pas franchir, des êtres fantomatiques, tous les ingrédients qui le faisaient délicieusement frissonner dans son lit. 

            Ici, pas de risque de croiser un fantôme, ou alors le monde surnaturel s’est bien adapté à la modernité car cette petite silhouette, assise sur la première marche est absorbée par l’écran de son portable. C’est Maéva, la fille de Tony. Tony, il le connaît bien, ils font du sport ensemble, le mercredi soir, ils soulèvent de la fonte et souvent le dimanche, ils tracent la route à vélo. Bastien est devenu un peu le confident de Tony et il sait tout de sa séparation avec la mère de Maéva qui l’a complètement dévasté (un certain temps en tout cas !).

  • Non mais, t’y crois toi, je la pensais au yoga alors qu’elle s’envoyait en l’air avec l’autre bouffon. Remarque…elle faisait de l’exercice. Ajoutait-il avec philosophie.

Depuis quelques semaines, Tony est moins assidu à la salle, lui aussi, il doit « faire de l’exercice ». Avec la petite blonde, l’acharnée du Step.

  • Salut Maéva, il est pas là ton père ?

Sans relever la tête.

  • Non.
  • Il revient à quelle heure ?
  • Chais pas.

La fillette est immergée dans son monde virtuel, ses pouces pédalent frénétiquement sur les touches, Bastien fasciné par sa dextérité la contemple.

  • Il est où ?
  • Chez sa meuf.

Bastien se sent tout à coup un peu énervé, il va lui dire à son pote, ce qu’il pense de son sens de la responsabilité paternelle. On ne laisse pas une enfant de neuf ans, seule à la porte de l’appartement. Tout peut arriver. Même le pire.

Bastien s’assied près de la petite fille. Il n’attendra pas longtemps, des pas rapides résonnent dans l’escalier et Tony apparaît. Même pas essoufflé, le salaud.

  • Qu’est-ce que tu fous là ? Et avisant sa tenue PTT, il se met à rire.
  • Ah c’est vrai, c’est la période des calendriers, j’avais oublié.
  • T’avais aussi oublié que t’avais une fille.

Tony reçoit le reproche comme un coup de poing et il s’apprête à répliquer violemment quand une petite voix tue dans l’œuf un début d’embrouille.

  • Papa, tu vas l’ouvrir cette porte, ça fait un milliard d’heures que je t’attends et j’ai pas pris mon goûter, j’ai super faim.

            La petite voix fait des miracles, l’air devient plus léger, Bastien pénètre avec le père et sa fille dans l’appartement, il se déleste de sa sacoche qu’il laisse dans l’entrée, les étrennes peuvent attendre. Demain, il reviendra, il gravira de nouveau les marches de l’escalier nord du bâtiment A. Un escalier même tout bête, tout droit, tout en béton, ça mène toujours quelque part, là où il y a des gens à qui parler. C’est ce que pense Bastien, installé devant le café que vient de lui servir son ami.

 

                                                                                                          Fin