Il faut l’imaginer penchée sur son cahier, la tête légèrement inclinée. Peut-être à gauche…oui à gauche puisqu’elle est droitière. Elle tire un peu la langue et un filet de salive apparaît au coin de sa lèvre. Dans quelques instants, une minuscule goutte va venir s’éclater sur la belle ligne de bâtons qu’elle a, non sans efforts, fait tenir debout, bien droits, bien bleus. Oui, bleus car la maîtresse a dit : « prenez la couleur que vous voulez ». Anita a choisi le bleu, c’est sa couleur préférée. Elle ne saurait expliquer pourquoi. Celui du ciel, car lorsqu’il est bleu, c’est la garantie d’une journée hors des murs ? Celui de la mer, synonyme de vacances ? Peu importe, les raisons de son choix, mais le résultat est tristement visible, une petite flaque de couleur a détruit le bel ordonnancement de sa ligne bleue. 

On dirait qu’il manque une dent à ma ligne pense Anita en insinuant sa langue dans le trou laissé par une quenotte manquante. Son esprit s’évade, elle ne voit plus la ligne, mais elle suit la petite souris qui, cette nuit, va déposer une pièce sous son oreiller. Elle la voit longer les plinthes de sa chambre, comme si elle avait besoin de la rectilignité des murs pour avancer. Et pourtant, il faudra bien qu’elle saute pour atteindre mon lit. Et emporter ma dent. C’est une dent delé m’a dit maman. Ces dents-là, elles sont spéciales, pas lourdes du tout, pour que les petites souris puissent bien les tenir.

Anita suçote son stylo et son regard revient vers la feuille aux bâtons. Qui depuis quelques minutes, ne suivent plus la ligne. Soldats déserteurs, libérés des contraintes, ils batifolent sur la page. Au mépris des consignes, ils s’élancent vers le haut ou se laissent glisser vers le bas de la feuille. Ils dessinent des montagnes russes, celles des fêtes foraines. Il n’en faut pas plus à Anita pour qu’elle saute dans un wagonnet qui l’emmène tout là-haut pour la précipiter quelques minutes plus tard dans une folle et délicieuse descente faite de cris et de vent. 

La main d’Anita reste crispée sur le stylo, elle se cramponne pour que son cœur ne jaillisse pas de sa poitrine. L’air s’est soudain empli d’une odeur sucrée, Anita songe aux chichis que son père va lui offrir à la descente du manège. Elle le fera durer, pour le plaisir, mais pas seulement, elle se sent un peu barbouillée, les montagnes russes, c’est bien, mais ça brasse un peu.

  • Anita !

L’enfant lève la tête, la maîtresse se tient devant elle, une vague odeur de patchouli se dégage de sa personne, elle est droite comme un i, sa mise en plis ondule sur sa tête mais ses lèvres sont serrées. Deux petites barres horizontales, comment les mots vont-ils sortir de sa bouche ? 

Anita s’interroge.

Pas longtemps, les joues de Mademoiselle Camouilly (c’est le nom de la maîtresse, Anita aime bien ce nom, il lui fait penser à « bouillie », celle de son petit frère, qui est drôlement bonne) sont toutes rouges et les mots qui réussissent à pousser le barrage des lèvres font un bruit métallique en tombant.

  • Anita, toujours à rêvasser. Regarde tes bâtons. Tout de travers. Tu n’écoutes pas les consignes. Là, tu viens de franchir la ligne rouge. LA LIGNE ROUGE de ma patience !

Anita est désemparée, elle cherche vainement sur sa feuille cette fameuse ligne rouge, elle ne voit qu’une joyeuse ligne bleue qui s’ébroue et s’échappe vers le ciel pour jouer avec les nuages. Peut-être le prélude à une partie de saute-moutons. Qui sait ?

                                                                                                                Fin.