J’ai ouvert les yeux…

Il fait nuit, et j’ai faim, depuis quand n’ai-je pas avalé la moindre miette de nourriture, ni ce qui est plus préoccupant la moindre goutte d’eau ? Tout mon corps est douloureux : tendons et muscles sont raides comme des pièces de bois. En dépit de la faim qui me dévore, je sais que c’est sans espoir car il ne reste pas la moindre petite parcelle de mangeable dans un coin de ma chambre.

Je suis allée tambouriner à sa porte, son absence devient intolérable, mais seul un voisin a répondu, protestant contre ce tintamarre insupportable, criant qu’il fallait être une sauvage sans éducation pour réveiller tout un immeuble à deux heures du matin en poussant des cris et donnant des coups pieds dans les portes.

Il est vrai qu’en cette période d’incertitudes et de peur, tout le monde se calfeutre dans son chez soi dès la nuit tombée, par crainte d’attirer l’attention et de voir déferler dans ses murs une meute hurlante et affamée. 

Je pensais qu’il n’allait pas tarder à rentrer vu l’heure qu’il était. À mon grand désarroi l’écran de mon ordinateur me cueille à froid, je le pensais parti depuis ce matin mais la date et l’heure qui s’inscrivirent sur l’écran m’apprennent qu’en réalité cela faisait trois jours qu’il était parti.

Pas à dire c’est un choc ! la faim et la faiblesse m’ont laissée dériver n’ayant rien d’autre à me livrer que mes délires.

Comment expliquer cette absence, lui si attentionné, si prévenant, peut-être était-ce la conséquence de mes railleries. Après l’échec de sa précédente sortie d’approvisionnement, celle qui s’était soldée par deux paquets crevés de pâtes et quelque fruits et légumes à demi avariés. Je n’aurais jamais imaginé que mes remarques aient pu le blesser au point de le faire fuir. 

Je m’invente des raisons explicitant son absence, je reconnais mes torts pour me faire pardonner, je n’ose imaginer que quelqu’un ait pu l’assommer, le tuer d’un coup de batte de base ball ou, qu’une meute de chiens errants ait pu le choisir comme repas du soir, car eux aussi sont affamés. Sans oublier la police qui tant bien que mal dans ce chaos tente de se donner bonne conscience en faisant la chasse aux pillards pour rétablir un semblant d’ordre.

Les heures tintent toujours au clocher de l’église du bout de la rue, et pourtant comme sœur Anne, je ne vois rien venir, il ne rentre pas.

Réagir, ne pas trop attendre au risque de laisser la faiblesse gagner mes membres, sinon je serai fichue, incapable de me mouvoir, il faut que je me procure de la nourriture et vite. 

Assise au bord de ma fenêtre je tente de partir comme j’imagine que je le fais lors de mes randonnées nocturnes, rien n’y fait, j’ai froid, mais sans qu’aucun signe ne m’indique que je vais m’envoler et m’envoler pour aller où ? Je finis par renoncer, en réalité je ne sais pas comment je me déplace lors de ces escapades, je décide donc de rentrer. Je m’allonge sur le lit les larmes aux yeux, il fallait être un peu déjantée pour penser que ce serait aussi simple. 

Pour passer le temps et dompter ma faim j’imagine les repas que l’on doit servir aux grandes tables de la capitale, il faut reconnaître que dans cette ronde gastronomique la Tour d’Argent fait la course en tête et de loin. Elle a ma préférence en raison de sa situation qui offre une vue imprenable sur le chevet de Notre Dame !

À mon réveil, des heures plus tard je constate qu’il n’est toujours pas revenu mais qu’un gros balluchon est posé sur la table, peut-être est-il passé ? En fait ce balluchon arrivé on ne sait comment est constitué d’une nappe au monogramme de la célèbre table et contient de quoi me nourrir durant quelque temps. 

En dépit de ma déception, je n’hésite pas à être réaliste, et je mange sans états d’âme, enfin, de façon raisonnable. 

D’une justicière laïque et républicaine tendance anarchiste, je suis en train de virer Arsène lupin, au diable ces relents de culpabilité, il n’y a pas à dire les tables étoilées font de la bonne cuisine. À la suite de ce festin pantagruélique je me réendormis, ce que je ne savais pas c’est que ma nuit n’était pas terminée et serait encore très agitée.

Une virée dans les commissariats du quartier pour découvrir si mon Roméo n’y était pas retenu par des policiers un peu trop zélés et scrupuleux, il serait temps qu’ils prennent conscience, ces suppôts de la république, que le monde était sur une voie de désintégration et que le chacun pour soi était devenu un mode de survie. 

Hélas trois fois hélas pas de Roméo en vue, j’en profitais toutefois pour faire sortir quelques pauvres bougres qui n’avaient pas été assez malins pour éviter les patrouilles.

Entre deux escapades je relisais des notes qui traînaient sur ma table de chevet. Un cours passionnant de sanskrit, très documenté et bien monté pédagogiquement par une prof possédant une super maîtrise de la vidéo. Elle avait dû faire battre bien des cœurs d’étudiants car elle était canon. 

Cette ambiance attentive de découverte et de travail me manquait. J’avais fini par trouver un bon équilibre associant mes rythmes de travail avec les recherches en bibliothèque, la lecture de documents, les échanges avec d’autres étudiants ou des professeurs. Ainsi que tout le travail de rédaction des devoirs et exposés que ces études signifiaient, en définitive, un mode de vie qui me convenait pleinement.

Cheminement intéressant car ce voyage intérieur m’avait permis de passer d’une façon naturelle de l’état de jeune fille de bonne famille à l’étudiante appliquée puis récemment à la jeune femme libérée qui se dessinait, enfin un peu.

Toute cette énergie dépensée avait été engloutie par la pandémie, la mort de ma mère étant le sommet de toutes les déchirures que je n’avais pas vu venir et que j’avais dû endurer, me laissant exsangue.

Il m’arrivait de repenser à ma visite à l’université le jour où j’avais rencontré ce garçon qui pour la première fois avait fait monter l’émoi dans mon esprit et mon corps. Cela m’avait ouvert des horizons faisant éclater la capsule de ma libido. Peut-être n’avions-nous pas osé aller plus loin ce jour-là ?  Peut-être avait-il eu des regrets ? Aujourd’hui cette pensée me remuait beaucoup…

La nuit fut difficile et agitée car à mon réveil je retrouvais ma literie au pied du lit.

Je pensais ne pas être ressortie, mais exceptionnellement mon dernier rêve me revint en mémoire, ce qui est extrêmement rare chez moi, et bouscula mes certitudes.

… Je suis assise au milieu d’un chantier de construction sur lequel de nombreux ouvriers s’affairent. On s’agite, on sifflote, on parle fort pour couvrir les bruits inhérents à pareil labeur. Personne ne semble faire attention à moi et je risque à chaque instant d’être heurtée par quelques charges ou machines. Par précaution je me suis adossée au pied d’un mur, de cette façon je possède une vue d’ensemble sur le chantier tout en protégeant mes arrières.

Le travail d’un ouvrier me fascine, il tient dans la main une sorte de poire d’où il tire un fil. Il en accroche une extrémité à un bout du mur à l’aide d’une pointe qu’il y a plantée. Il gagne l’autre bout de la pièce en tirant de sa poire un fil qui s’avère être bleu, il vérifie son horizontalité avec un niveau, enfonce une pointe pour le fixer, puis au milieu du mur. Il saisit le fil entre le pouce et l’index le tire le faisant claquer contre le mur, un long trait bleu d’une horizontalité parfaite le marque désormais.

A ma demande d’explications il répond :

- C’est la ligne qui va servir de base pour la suite de mon travail, celle à laquelle je vais me référer.

Une ligne de base à laquelle on se réfère, comme une ligne de vie, celle qui en dépit des affres et des tempêtes nous permet de garder le cap. J’avais déjà mené cette réflexion, mais sans parvenir à retrouver le Nord et à en comprendre le sens.

Les larmes me sont venues aux yeux en pensant à ceux que je connaissais et plus particulièrement ceux que j’aimais, et je me suis rendormie …