1- Le Miroir

 

Je suis le miroir, je reflète ce qui se passe devant moi, sans juger, dans la plus grande neutralité, de manière froide, lisse. Aujourd'hui, je suis dans la chambre de Tony, j'occupe la porte de l'armoire, vieille armoire, un peu démodée. Mes jeunes années, j'étais dans la chambre de sa grand-mère. Je ne peux vous dire tout ce qui s'est déroulé devant moi, durant toutes ces années. J'ai saisi des visages indifférents à ma présence mais j'étais témoin de leur lassitude, de leur air préoccupé. J'ai vu aussi défiler les nouvelles robes, les chapeaux ou costumes. On me demandait mon avis :  est-ce que ça me va ? J'ai l'air de quoi dans ce costume ? Sans mot, je les laissais juger par eux-mêmes. J'étais témoin de leur sourire ou bien on m'adressait une grimace qui me laissait de glace. J'ai été le témoin discret et silencieux de l'intimité. Les images passent devant moi, qui se demandent si je me souviens ?

Là, Tony est un jeune adolescent, un peu nonchalant, il fait gros nounours, encore trop attaché à sa maman. C'est un ado un peu solitaire, un taiseux, sans passions. Je le vois penché sur son bureau, dessinant ou griffonnant, ou bien regardant des séries sur son ordinateur. Un ado quand même, un peu titillé par la sexualité. Deux ou trois fois par mois, oh ! Pas plus, il regarde un film porno. Indifférent à ma présence, il est là, immobile, silencieux, captivé, c'est certain, mais timide, je le vois rougir, le souffle un peu plus court, seuls signes de son émotion.

Sa mère est assistante maternelle, par la porte ouverte, j'ai vu de jeunes enfants passer, parfois un garçonnet vient demander à Tony de l'aider à construire une voiture en Lego ou une maison en Kapla. Je le vois se lever, prendre l'enfant par la main et partir vers le couloir.

Caroline vient souvent voir Tony, elle lui demande si elle peut regarder un dessin animé sur son ordinateur. Souvent il la renvoie, il dit qu'il a du travail. L'autre jour il a accepté, mais je ne sais pas ce qu'ils ont regardé, je n'ai pas vu l'écran.

C'était vers 20 heures, un soir d'automne, je vois Tony rentrer brutalement dans sa chambre, se jeter sur son lit et pleurer, il reste là, sans bouger, effondré, paniqué. Un peu plus tard, sa mère et son père sont venus lui parler, eux aussi ont l'air catastrophé. Ils interrogent, demandent des précisions, ils lui demandent de jurer. Oui, comme tous les miroirs, je suis sourd, mais je vois des mines défaites, perdues, des airs interrogateurs, une main qui cherche à contraindre Tony à se relever, à les regarder. Tony pleure, reste prostré, et fait non de la tête.

 

2- La caméra,

 

Je suis la caméra, je suis l'élément essentiel du protocole Mélanie pour l'audition des mineures dans un commissariat de police. Je suis fixe, ma mission est d'enregistrer et de filmer les attitudes, les mimiques de l'enfant ainsi que les questions du policier qui interroge l'enfant. Aujourd'hui c'est Caroline, petite fille de 6 ans, je la trouve très mignonne avec ses cheveux blonds ondulés, ses grands yeux clairs qui me fixent, mais elle bouge beaucoup et des fois je ne peux pas remplir ma mission, elle sort de mon champ de vision.

 

La policière : Caroline tu sais pourquoi tu es là ?

Caroline : oui

La policière. Tu as quel âge ?

6ans

Tu vas à l'école ?

Oui je suis dans la classe de Madame BEAUTEMPS

Tu travailles bien à l'école ?  

Oui, je suis toujours la première.

Après l'école qu'est-ce que tu fais ?

Je vais chez ma tata.

Tu l'aimes bien ta tata ?

Oui, elle est gentille.

Et il y a qui d'autre chez ta tata ? Il y a d'autres enfants ?

Oui il y a Zoé et Julien, et puis Théo, il est petit.

Mais il n'y a personne d'autre encore ?

Non.

Ta tata elle n'a pas d'enfant ?

Si Tony

Oui, Tony, tu veux bien me dire ce que Tony t'a fait ?

Tony il travaille, il n'est pas là.

Il ne joue jamais avec toi ?

Si, des fois on fait des Kapla, on construit des maisons qui montent jusqu'au ciel, et moi je donne un coup de pied et tout s'écroule.

Mais est-ce que Tony n'a pas fait une bêtise ?

 

La caméra

Caroline se met à bouger, remue ses jambes et se met par terre je ne peux rien enregistrer

 

Caroline : tu as vu j'ai perdu ma chaussure.

La policière : Oui, mais on parlait de Tony, tu me dis ce qu'il a fait Tony ?

Je peux dessiner ?

Oui bien sûr, regardes tu as du papier et des crayons, tu me dessines ce que Tony t'a fait ?

 

La caméra : Caroline s'applique à dessiner une maison.

 

La policière : tu es là pour me dire ce que Tony a fait, tu me dis ce que tu as dit à ton papa et à ta maman ?

J'ai dit que Tony il m'a fait voir son zizi

Oui et il était où Tony quand il t'a fait voir son zizi ?

 

La caméra : Caroline descend de sa chaise et je ne peux plus la voir

 

Caroline : Toi tu es une policière ? Tu as un pistolet ? Tu peux me le faire voir ?

Oui, tu sais bien que je suis une policière mais là je n'ai pas de pistolet. Mais tu veux bien que l'on continue ? Tu n'as pas fini de me raconter.

 

La caméra : Caroline revient à la table

 

Alors il était où Tony ?

Sur le canapé

Oui, sur le canapé et il n'y avait que toi dans la salle ?

 

La caméra : Caroline soupire et se couche sur la table.

Nouvelle question de la policière

La caméra : Caroline soupire

 

Je suis fatiguée, c'est encore long,

Ecoute tu me dis vite ce qui s'est passé avec Tony. Qu'est-ce qu'il faisait Tony avec son zizi ?

Il le tenait et il y avait du jus qui sortait.

Il t'a demandé de toucher son zizi

 

La caméra : Caroline rit

 

Bès non.

Est-ce que tu as regardé des films avec Tony

Oui, des fois je lui demande de regarder Gulli, sur son ordinateur. Tu connais Gulli ?

Mais des fois tu n'as pas vu des films avec Tony où il y avait des Messieurs et des dames tout nus ?

Non, c'est sur l'ordinateur de mon papa j'ai vu un Monsieur et une dame, ils étaient tous nus et ils jouaient au cowboy, mais maintenant j'ai plus le droit, maman m'a interdit.

Oui, je comprends, ce n'est pas des films pour des enfants mais avec Tony qu'est ce qui s'est passé. Tu sais il faut me dire s'il a fait des choses pas bien.

Une fois, Tony m'a mis sous la couette et il m'a fait sucer son nombril.

Son nombril ?

Oui il m'a dit ne t'inquiète pas c'est mon nombril.

Mais toi qu'est-ce que tu pensais ? Tu en a parlé à ton papa ou ta maman ?

 

La caméra : là encore caroline disparaît de mon champ de vision.

 

La policière : Caroline tu reviens on a presque fini, qu'est-ce que tu as dit à tes parents ?

Bof, j'en ai marre, je savais que ce n'était pas bien mais je ne croyais pas que c'était choquant, moi je ne comprends rien, maman s'est mise à pleureur et mon papa il s'est mis à crier, il est parti tout d'un coup chez ma tata, ma maman a eu peur qu'il pète un câble alors elle a téléphoné à mon grand-père pour qu'il aille aussi chez ma tata. Moi, je ne comprenais pas, j'avais très peur. Après mon papa il a dit que Tony a fait une drôle de tête, qu'il y avait quelque chose et on a porté plainte.

 

La caméra : Caroline se met à pleurer.

 

La policière : Est-ce que tu dors bien la nuit ? Est-ce que tu fais des cauchemars ?

Oui, je dors bien, je ne fais pas de cauchemars. Avant, quand j'étais plus petite j'en faisais, maman venait me consoler.

Et tu manges bien ?

Oui, mais j'aime pas la viande, j'aime mieux les gâteaux.

Est-ce que tu veux dire autre chose ?

Non, j'ai pas envie.

Voilà on a terminé tu as été très courageuse.

 

3 - Les Procès-Verbaux

 

PV 2020/001 Procédons à l'audition de l'intéressé qui déclare :

 

Je suis Tony, ma mère est assistante maternelle, elle garde plusieurs enfants de la commune.

J'ai 17 ans, je suis en apprentissage chez le mécanicien du village, oui, cela se passe très bien j'aime beaucoup la mécanique.

Oui, je vais au centre de formation, je suis des cours pour la théorie.

A votre question je réponds NON, je n'ai rien fait, c'est faux, je ne sais pas pourquoi on a dit ça.

Oui, je connais Caroline c'est une enfant que ma mère a en garde.

Oui, elle est gentille et elle m'aime bien, elle veut souvent venir dans ma chambre avec moi, mais je refuse presque à chaque fois car j'ai du travail à faire pour mon école.  

Non, je n'ai pas montré mon zizi, c'est elle qui est venu, j'ai été aux wc, je n'avais pas fermé à clef et Caroline a ouvert la porte, elle m'a vu en train d'uriner, je l'ai repoussée et j'ai refermé la porte à clef. C'est tout, c'est tout.

Oui, cela est arrivé quelques fois que Caroline soit venue regarder une émission sur mon ordinateur.

Ah non, ça va pas, je n'aurais jamais fait ça, c'est n'importe quoi. Une fois, en ouvrant mon ordinateur il y avait l'image d'un film avec des amoureux qui s'embrassaient mais j'ai cliqué sur Google pour rechercher un dessin animé sur Gulli.

Oui, son père m'a accusé d'avoir regardé des films pornos avec elle mais c'est faux. Il était violent, il m'a traité de tous les noms, je pleurais. Il me menaçait, j'avais peur de lui.

Oui, je jure que je n'ai jamais fait quoique ce soit avec Caroline, maintenant à cause de ça ma mère ne peut plus travailler, c'est injuste. C'est tout ce que j'ai à déclarer, il faut me croire.

 

 

 

PV 2020/002 Procédons à l'audition de l'intéressée qui déclare :

 

Je suis Madame Boncoeur la mère de Tony. Il est fils unique, petit, c'était un enfant de santé fragile. Sans cesse il avait des bronchites, de l'asthme, j'étais toujours inquiète, je veillais à ce qu'il n'attrape pas froid, qu'il se couvre bien après un effort physique. Mon mari pensait que je le couvais trop. Autrement je n'ai jamais eu de problème avec lui, c'était un enfant gentil, affectueux, il aimait rendre service, il est très sensible.

C'est vraiment des accusations invraisemblables, jamais Tony n’aurait fait une chose pareille. Il est poli, respectueux, et puis c'est encore un enfant. Ah ! Non, votre question me scandalise, je ne l'ai pas élevé comme ça.

A votre question je suis catégorique, pendant la journée Tony est absent, il est soit en stage chez son patron soit il est au centre de formation. C'est un bon apprenti, son patron nous fait des compliments. Non, jamais je lui confie les enfants, parfois, le soir un enfant lui demande de jouer aux Lego ou pour une construction avec les Kapla, mais je suis présente dans la pièce.

Oui, je garde 3 enfants dans la journée et une le soir après l'école et pendant les vacances. Je suis assistante maternelle depuis 23 ans et je n'ai eu que des compliments, j'ai toujours eu de très bonnes relations avec les parents, et vous savez j'en ai eu des enfants à garder. D'ailleurs je suis certaine, tous ne vous diront que du bien. Je garde Caroline depuis deux ans, ses parents venaient de s'installer dans la commune. Ils avaient peur de ne pas trouver une assistante maternelle qui pourrait accueillir leur fille après l'école. La première année elle était en grande section de maternelle et cette année elle est en CP. Tout se passait normalement, oui Caroline m'aimait bien, elle était attachée à moi, normale, comme les autres enfants. C'est une enfant délurée, intelligente, très curieuse, c'est la plus âgée aussi elle a un peu de mal pour accepter les règles, elle aime se distinguer, ne pas faire comme les petits. Souvent elle boude quand je mets un dessin animé pour les plus jeunes, elle dit que c'est bête, je lui propose de prendre un livre. Si, cela est arrivé qu'elle aille voir Tony dans sa chambre mais il a du travail et souvent il la renvoie. Si cela est arrivé quelques fois, qu'il lui permette de regarder un film sur Gulli. Je ne voudrais pas dire du mal mais elle aime bien se mêler de ce qui ne la regarde pas, je l'ai réprimandée plusieurs fois car elle se précipite pour accueillir les parents qui viennent chercher leur enfant, elle prend ma place et dit comment la journée s'est passée.

Oui, bien sûr, je comprends, pour moi, mon travail c'est important, et j'aime mon travail, Tony ira vivre chez son grand-père, il n'y a pas de problèmes.

 

Le miroir : Tony est entré dans la chambre, il était bouleversé et en colère, il a saisi une valise, jeté des vêtements pêle-mêle, il a rangé son ordinateur dans sa sacoche et il est parti rapidement en claquant la porte.

 

 

PV2020/0003 Procédons à l'audition de l'intéressée qui déclare :

 

Je suis Madame Beautemps, Je suis l'institutrice du village depuis plus de vingt ans. Oui, j’ai eu comme élève le dénommé Tony. C'était un garçon un peu timide, réservé, bon camarade. C'était un élève moyen, il n'aimait pas vraiment l'école, il aimait surtout dessiner et il était doué pour toutes les activités manuelles.

Vous me demandez s'il avait un comportement bizarre, non, il était plutôt soumis, gentil, obéissant. Je n'ai jamais eu de problèmes de discipline.

Vous me demandez si à l'adolescence il aurait eu des attitudes bizarres. Non, absolument pas, il paraissait un peu comme un grand enfant, non, je n'ai jamais rien, remarqué, non, non, il s'intéressait beaucoup à la mécanique, les moteurs, il parlait de pêche. Il ne paraissait pas avoir un intérêt quelconque pour la sexualité. Il était un bon camarade, il ne cherchait pas la bagarre, il restait dans l'ombre.

Oui, actuellement j'ai dans ma classe la petite Caroline. C'est une élève brillante, qui a beaucoup de facilités, elle est vive, curieuse de tout. C'est une élève intéressante. Nouvelle dans ma classe, elle a cherché à s'imposer. Avec les autres, elle aime avoir un rôle de leader, il faut que les autres lui obéissent. A votre question, je dirais, oui elle est plutôt délurée, elle est attirée par les garçons, vous savez en classe de CP, c'est l’âge des grands amours.  Mais elle s'intéresse aussi beaucoup aux animaux, elle est en avance sur les autres dans beaucoup de domaines.

Ah ! Non, je n'ai rien remarqué, non pas de troubles de l'attention, non, elle a toujours eu les meilleures notes de la classe, je vous ai dit c'est une fillette très intelligente avec une grande imagination. Non, non, pas de tristesse, toujours d'égale humeur, non je n'ai pas observé de changement dans son attitude.   

 

Le miroir : Le vide, la solitude, l'absence, depuis le dernier passage de Tony plus personne ne passe devant moi. Rien ne bouge, tout est figé.  

 

PV 2020/0004 Procédons à l'audition de l'intéressé qui déclare :

 

Je suis mécanicien, j'ai un garage qui se situe rue du Tourniquet, à l'entrée du village. Depuis cinq mois, j'ai en apprentissage le jeune Tony. Tout se passe bien avec lui, il est courageux, motivé, appliqué, bien poli, serviable. Il est très adroit et apprend vite. Il y a longtemps que je n'ai pas eu un apprenti aussi correct, je n'ai rien à dire sur lui. Vous me demandez comment il se comporte avec les clients, je dirais qu'il est un peu timide, mais toujours très poli, respectueux. Ah ! Avec les femmes, pareil, aucun problème. Ah non, pas du tout aucun geste déplacé, timide, réservé, poli, c'est tout. Oui, je l'ai vu avec des copains, ils se retrouvent avec leurs mobylettes, ils bricolent ensemble. C'est vraiment un bon garçon, c'est tout ce que je peux vous dire. 

 

Le miroir : Le vide, la solitude, l'absence, depuis le dernier passage de Tony plus personne ne passe devant moi. Rien ne bouge, tout est figé.  

 

PV2020/0005 Procédons à l'audition de l'intéressée

 

Je suis la maman de Zoé et Julien qui sont confiés à Madame Boncoeur Je connais Madame Boncoeur depuis 6 ans maintenant, elle a gardé mon aînée et là, elle a Zoé à la journée et Julien le soir après l'école. Mes enfants sont très attachés à leur tata, elle est gaie, elle sait les occuper, elle est très affectueuse et sait donner des limites. Elle m'avait été recommandée par une amie qui lui avait confié ses enfants. J'ai été très étonnée d'apprendre que son agrément lui avait été retiré, j'étais très ennuyée et très triste pour elle. Je ne peux pas y croire, Tony est un jeune discret, un peu timide, j'ai du mal à imaginer.

Non, je n'ai rien de plus à déclarer.

 

Le miroir : Le vide, la solitude, l'absence, depuis le dernier passage de Tony plus personne ne passe devant moi. Rien ne bouge, tout est figé.  

 

PV2020/0006 Procédons à l'audition de l'intéressée qui déclare :

 

Je suis la maman de Théo, mon fils de 18 mois qui est gardé par Madame Boncoeur depuis plus d'un an. Avant, elle avait gardé ma fille Cathy. Je n'ai que des éloges à faire à Madame Boncoeur. Je suis une mère très anxieuse, je m'inquiète toujours, j'avais peur de ne pas savoir faire, de ne pas être une bonne mère. Je me sentais seule, ma maman est décédée peu de temps avant la naissance de Cathy, Madame Boncoeur m'a beaucoup rassurée, elle m'a donné confiance en moi. Avec les enfants elle est douce, patiente. Cathy est actuellement en CP avec Caroline. Elles sont copines mais l'autre jour, ma fille m'a dit que Caroline lui avait expliqué comment naissent les bébés, Cathy m'a demandé si c'était vrai parce qu'elle était choquée. Je ne sais pas à quel âge on peut parler de ces choses à des enfants. Une chose qui m'étonne aussi, quand elle embrasse Théo, elle cherche à l'embrasser sur la bouche, je me suis demandé si c'était normal, si je devais la laisser faire. Bon ce sont des enfants, mais quand même.

 

Le miroir : Le vide, la solitude, l'absence, depuis le dernier passage de Tony plus personne ne passe devant moi. Rien ne bouge, tout est figé.  

 

Fait divers, un incendie dans une maison isolée.

 

La nuit commence à tomber, Tony est sur sa mobylette et il rentre de son travail. Au moment de prendre la route sur sa droite pour rentrer chez lui, un chien surgit devant ses roues et manque de le faire tomber. Tony s'est arrêté et alors qu'il s'apprête à repartir le chien aboie, fait des va et vient, et l'empêche de suivre son chemin. Tony intrigué croit reconnaître le clébard de la mère Poireau qui habite en haut, au fond de la ruelle. Il  se décide à suivre la direction indiquée et très vite il aperçoit une fumée épaisse. Il appuie sur ses pédales, aussitôt il comprend et donne l'alerte en appelant les pompiers, pose son vélo et s'inquiète de la vielle Madame Poireau. Sans réfléchir, il pénètre dans la maison.

Madame POIREAU vous êtes où ? Je suis là il faut sortir

La fumée lui pique les yeux, le fait tousser, il sort son mouchoir et avance dans le séjour, puis dans la cuisine, c'est là qu'il retrouve la vieille dame, elle est tombée. Il la soulève en la prenant sous les bras et il réussit à la sortir devant la maison. Il quitte son blouson et lui glisse sous la tête. Il hésite, il aimerait aller chercher une couverture. Madame POIREAU   souffre, tousse, ses cheveux sont brûlés, des cloques sur le visage, mais c'est sa jambe qui lui fait mal. Elle finit par dire « je me suis cassée, j'ai mal, je voulais allumer mon four, ça a fait une explosion. »

Rassurez-vous Madame Poireau les pompiers arrivent.

Le lendemain le fait divers est dans la presse avec une photo de Tony qui est présenté comme un héros. Dans le village, on le salue et le félicite. On loue son courage, son sang-froid.

 

PV2020/0007 Procédons à l'audition de l'intéressé qui déclare.

 

Je suis le père de Caroline, je suis déjà venu porter plainte contre le dénommé Tony qui a agressé ma fille sexuellement. Je me demande ce que vous attendez, qu'il viole tous les enfants du village ? Vous n'avez pas compris que c'est un pervers dangereux ? Au lieu de ça, tout le village le félicite pour son courage, sa photo est dans le journal et il apparaît comme un héros. C'est avec les menottes au poignet qu'il devrait être en photo dans le journal. Il se fait passer comme un garçon gentil, inoffensif mais c'est un obsédé sexuel. Il cache bien son jeu, je vous le dis.

La procédure, la procédure, avec moi, elle serait vite faite, je ne comprends pas pourquoi on n'écoute pas la parole des enfants, pour tant à la télé on dit toujours faut écouter la parole des enfants.  

Non, je ne suis pas grossier envers vous, mais vous devez vous manier un peu plus si non je vais la faire la justice.

 

Le miroir : Je suis un miroir, je ne vois que ce qui se déroule devant moi, je ne peux rien dire, je ne sais pas ce qui s'est passé en définitive, je vous ai dit tout ce que j'avais vu. Peut-être et sans doute vous en savez plus que moi.

 

Chapitre 2 Chez mamie

 

 

  • Oui, bien sûr, oui, c'est une bonne idée, bien sûr que ça ne m'ennuie pas au contraire. Tu sais bien comme on s'entend bien Caroline et moi. Après tous ces événements ça lui fera du bien. Oui, sa maitresse a raison, une semaine d'absence à l'école ce n'est pas grave pour elle.

 

Deux heures plus tard Caroline saute de la voiture et cours vers sa grand-mère qui lui tend les bras.

 

  • Bonjour ma petite Caroline, comment tu vas ? Oh ! Tu as encore grandi. Je suis contente de te voir on va passer une bonne semaine toutes les deux.

 

Caroline va chercher son sac à dos et son cartable, dit au revoir à sa mère et suit sa grand-mère dans la maison.

 

Caroline adore la maison de sa grand-mère. C'est une grande maison au toit d'ardoise avec un perron en pierre qui nous permet d'accéder à une petite terrasse. De chaque côté des parterres avec des rosiers. Toute joyeuse elle pousse la porte d'entrée, les paternes sont vides, pas de polaires, de vestes ou impairs suspendus, en dessous, pas de bottes ou de tennis en pagailles. Les livres sont alignés sur leurs étagères qui encadrent les portes. Au fond du couloir, l'escalier lui semble massif, imposant, cet escalier qu'elle grimpe ou descend avec ses cousins, en cavalant, se bousculant. Elle pense au placard sur le palier où sont rangés les ballons, jeux de badminton ou de société, et surtout la caisse des déguisements.

 

  • Tu vas prendre la chambre bleue, à droite au fond du couloir, en face de ma chambre.

Habituellement avec ses cousines elle dort à l'étage, mais là, elle serait toute seule. Puis Caroline se retrouve assise dans la cuisine devant un jus d'orange.

  • Tu vas bien ? Ma pauvre petite, ici, j'espère que tu vas oublier tout ça.
  • Oh mamie, ce n'est pas ce que tu crois.
  • Hum ! Qu'est-ce que je crois ?
  • Mamie, tu m'avais dit que la prochaine fois que je viendrais on ferait des crêpes.
  • Ah ! Oui, si tu veux on y va. Tu sais ce qu'il faut pour faire des crêpes : de la farine, des œufs, du sucre, du lait, une gousse de vanille et de l'eau. Oui, attrape un saladier, non, pas celui-là, celui qui est plus profond. Il faut que tu mettes un tablier.
  • Oui, je prends celui où c'est écrit « ne mets pas les pieds dans le plat. »
  • Tu l'aimes bien celui-là. Bon, il faut peser 250 grammes de farine, puis tu ajoutes trois cuillères à soupe de sucre en poudre. Très bien, maintenant la vanille. Là il faut que tu casses les œufs. Fais attention.
  • Oui, je sais faire.
  • Bravo, tu es très adroite.
  • Maintenant je mélange avec le fouet ?
  • Oui, mais attention à ne pas faire de grumeaux, va doucement.
  • Mamie, à côté de la mairie il y a écrit école de garçons et de l'autre côté : école de filles, dans ta classe, quand tu allais à l'école il n'y avait que des filles ?
  • Non, dans l'école des filles il y avait le CP, le CE1 et le CE2 et dans l'école de garçons le CM1 et le CM2. Les classes étaient par niveaux. Mais avant moi, il y avait une école pour les garçons et une pour les filles.
  • Pourquoi les garçons et les filles étaient séparées ?  
  • Ah ! Ça, c'est parce que à ce moment-là on pensait que les garçons étaient plus forts que les filles, mais c'est peut-être parce que les garçons avaient peur que les filles soient meilleures qu'eux. Et puis, les garçons et les filles ne jouaient pas aux mêmes jeux, les filles elles jouaient à la marelle, à la corde à sauter, les garçons eux ils jouaient au ballon, au foot. Les garçons et les filles ne devaient pas apprendre les mêmes choses, les filles, elles devaient apprendre à être une bonne maitresse de maison, savoir faire la cuisine, le ménage, la lessive, la couture et les garçons eux, ils devaient apprendre un métier.
  • Moi, j'aime mieux les garçons que les filles, les filles elles se disputent tout le temps.
  • Attention, tu brasses trop vite, regarde la farine vole sur la table. Tu ajoutes encore un peu de lait, doucement.
  • Mamie, tu avais un amoureux dans ta classe ?
  • Oh ! Tu sais je ne me rappelle plus, et puis ça changeait souvent.
  • Tu sais moi, j'ai un amoureux, avant j'étais sa troisième maintenant je suis sa première. Papy, il était à l'école avec toi ?
  • Non, il n'habitait pas dans le village, je l'ai connu quand j'étais jeune fille.
  • Moi, je me marierai avec mon amoureux, mamie à quel âge tu as sexé ?
  • Sexé ?
  • Oui tu sais pour avoir des enfants ?
  • Oh, tu as le temps de penser à ça, il faut que tu grandisses, que tu fasses des études, que tu aies un travail.
  • C'est dans longtemps, moi, je voudrais être grande.
  • Maintenant, il faut laisser la pâte reposer, on fera les crêpes pour quatre heures. Tu sais quel métier tu voudrais faire plus tard ?
  • Oui, mais je ne sais pas s'il existe.
  • Ah ! Tu ne sais pas si le métier que tu veux faire existe, tu devras l'inventer alors, qu'est-ce que tu voudrais faire ?
  • Je voudrais être une maîtresse pour les familles.
  • Une maitresse pour les familles ! Qu'est-ce que cette maitresse devrait leur apprendre ?
  • C'est pour que les parents ils comprennent mieux leurs enfants et aussi pour que les enfants comprennent leurs parents.
  • C'est une super idée mais comment tu as pensé à ça ? Tu trouves que tes parents ne te comprennent pas, ou c'est toi qui ne les comprends pas. En tout cas, je sais qu'ils t'aiment beaucoup.
  • Oh moi aussi. Mais... des fois je ne comprends pas, je ne sais pas pourquoi ce qu'ils croient. Bon on va voir le ruisseau.  

 

Caroline court, sautille dans l'herbe revient vers sa grand-mère qui sourit et s'interroge. Vraiment elle n'a pas l'air traumatisée, je la retrouve comme avant avec sa joie de vivre. Bizarre sa réflexion « mamie c'est pas ce que tu crois » qu'est ce qu'elle veut dire. J'ai senti qu'elle n'avait pas envie de parler des faits, après tout elle vient pour oublier alors je ne vais pas insister.

 

Caroline revient avec des marguerites et arrache les pétales les uns après les autres en chantant : « je t'aime un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout. »

  • Mamie, tu sais, j'ai lu sur internet que les plantes font l'amour, c'est comme ça qu'une fleur devient un fruit qui contient les graines. Les plantes sont souvent hermaphrodites, ça veut dire qu'elles ont deux sexes, c'est comme les escargots.

Mais pour avoir des kiwis, il faut un arbre mâle et un arbre femelle.

  • Dis donc tu en sais des choses, c'est sur internet que tu as appris tout cela ?
  • Oui, j'aime les sciences.

Vraiment je ne m'ennuie pas avec Caroline. Toujours aussi curieuse, cette intelligence en éveil, quelle joie que de vivre ces moments-là. Elle ne me semble pas traumatisée. Cette question sur les amoureux, à quel âge j'ai sexé, et son intérêt pour le sexe des plantes. De mon temps on n'aurait jamais eu l'idée de poser ces questions, d'ailleurs c'était impensable. J'imagine la réaction de ma mère.

Caroline est jeune quand même pour avoir ces questions. C'est vrai qu'avec la télévision, ou internet, ils ont des images sous les yeux.

Sur le chemin du retour, Caroline dit spontanément :

  • Tu sais, ma tata elle est gentille et Tony je l'aimais bien.
  • Tony...
  • Bon on va faire les crêpes,

 

Caroline court vers la maison

 

Pensive, sa grand-mère poursuit son chemin. Chaque fois qu'elle commence à aborder les faits elle propose une activité. Comme si elle s'interdisait subitement de les évoquer. Qu'est ce qui s'est passé avec ce jeune ? Elle aurait regardé un film porno avec lui ! Il li aurait fait voir son sexe. Elle ne semble pas vraiment traumatisée mais elle ne veut pas en parler. Elle ne semble pas avoir vécu de violence. Quand j'avais son âge, il m'est arrivé de jouer au docteur avec Pierre mon petit voisin. Heureusement que nos mères n'en n'ont rien su, on n'en a jamais parlé, impossible. On se serait pris une de ces punitions ! C'est drôle, que je repense à ça, aujourd'hui.

Au téléphone, quand ma fille m'a appelée, je me demandais bien quel drame était arrivé, elle était en larmes, vraiment elle m'a fait peur. Elle était aussi très angoissée, elle dit que Serge a pété les plombs. Elle craignait qu'il fasse une connerie, tellement il était en colère, hors de lui. C'est vrai qu'il ne faut pas toucher à sa fille. Je me demande comment Caroline leur a dit ? Était-elle traumatisée, en pleurs ou en colère ? Elle parle facilement de la sexualité, cela l'intéresse, pour elle c'est naturel. Est-ce qu'elle leur a dit comme ça, comme si ce n'était pas grave ? Caroline aimait bien aller chez son assistante maternelle et elle n'avait aucune appréhension par rapport à ce jeune. J'espère que son père ne s'est pas trop vite emballé. Est-ce qu'ils ont dramatisé ? Il y a bien dû y avoir quelque chose quand même.  Caroline n'a pas fantasmé toute cette histoire. Ce serait le comble.

 

Le miroir

 

Dans le noir, le noir complet, depuis des jours et des nuits, des mois, une, deux ou trois années. Que sais-je ? je n'ai aucun repère. Plus de vie, le vide, l'absence, plus personne ne passe devant moi. Mais soudain un rayon de lumière, une ombre passe, puis les volets sont ouverts. Le soleil se reflète en moi et j'illumine la chambre d'un éclat joyeux. Tony s'avance vers moi, Va-il réintégrer sa chambre ? Il s'arrête un moment devant moi, il a changé, les épaules larges, le dos droit, la tête haute, le regard fixe. Plus de traces de l'enfance. C'est un homme, réservé, sérieux, un air lointain. Je vois ses lèvres bouger, deux syllabes : « non-lieu. »