Assis au volant de sa voiture, il regarde les enfants jouer au ballon avec une certaine nostalgie de ce temps de l'insouciance, spontanéité, camaraderie simple. Il ne comprend pas, c'est elle qui dès le début a exigé un contrat et là elle vient de le rompre. Elle disait : chacun sa vie, chacun chez soi, rester libre, indépendant, autonome, c'était son grand mot. Alors pourquoi cette remarque ? Pourquoi veut-elle s'occuper de mes slips ?

Ils s'étaient rencontrés dans un cadre professionnel. Il avait admiré ses compétences, son sens de l'organisation, sa capacité à assumer des responsabilités. Elle donnait le sentiment d'être sûre d'elle, déterminée, indépendante, pleine d'énergie, très travailleuse, terriblement consciencieuse. C'est ce qui l'avait séduit. Séparer vie professionnelle et vie affective, une promesse qu'il s'était faite, qu'il n'avait pas tenue ! Là, il le regrettait. Cela faisait un peu plus d'un an qu'ils étaient amants. Ils partageaient une grande partie de leur temps libre, des restos, des expos, des concerts ou théâtre, des voyages, jouaient au tennis. Il lui avait fait découvrir la mer, le bateau. Avec elle, il éprouvait un sentiment d'harmonie et de liberté. Il aimait ces soirées, elle lui parlait littérature, lui de géopolitique. Ils s'enrichissaient mutuellement. Avec aucune autre femme il n'avait vécu une harmonie sexuelle aussi naturelle, un abandon dans la confiance, fougueuse jouissance et tendresse. Alors pourquoi ce soudain besoin d'humilier ? Pourquoi cette attaque aussi mesquine ? Pourquoi s'est-elle attachée à des détails vestimentaires ?  Jamais il ne lui a fait la moindre remarque sur son habillement.

 

Tout en conduisant lentement, il laisse les souvenirs surgir. Leur première rencontre, il se rappelle, il avait bien remarqué qu'elle avait un peu de mal à le suivre avec ses talons hauts. Il n'avait rien dit.  Aujourd'hui il se demande quelle importance elle accordait à sa présentation, si, avec son souci de perfection elle ne s'imposait pas toutes ces corvées féminines qu'il jugeait inutiles, superficielles. Il repense à l'expression de sa mère : méfie-toi des allumeuses éphémères, si tu as le choix entre une boite d'allumettes enveloppée dans un papier journal et une dans un papier de soie, tu dois avant tout te préoccuper de la qualité des allumettes. Encore incrédule, il s'interroge : elle ne s'intéresse qu'à l'emballage ?

 

 Il conduit machinalement, elle est là, très présente dans ses pensées. Il avait été particulièrement surpris par sa demande de contrat. Jusque-là, il n'avait eu des relations qu'avec des femmes qui devenaient vite jalouses, possessives. Avec elles, il avait eu le sentiment de manquer d'air, devoir rendre des comptes, se justifier pour un retard, les voir tristes, toujours inquiètes, cela lui devenait très vite insupportable, trop pesant. Là, il vivait une relation riche et légère. Jamais il ne s'est préoccupé de comment elle s'habillait, jamais il ne lui a fait la moindre remarque. Il n'est pas du genre à demander à une femme : sois belle et tais-toi. Oui, il ne l'avait pas trouvée laide. Il sourit, elle n'est pas du genre à accepter de se taire. D'ailleurs ce serait dommage. Il aime quand elle explique, argumente, elle sait défendre un projet, convaincre. Et puis, c'est une militante de la parole libérée. Il repense à une pub de lingerie féminine qu'il avait trouvé dans sa boite aux lettres. Il avait été surpris que des femmes acceptent de payer aussi cher pour un slip ou un soutien-gorge dit de « séduction. » Même une femme libérée se soumet au dictat de la beauté, être belle reste toujours une contrainte, voire une obligation !

 

Le dimanche suivant, il marche seul le long de la mer, sa promenade habituelle, il aime cette vue, il domine la mer, cela l'apaise, il laisse aller ses idées. Il lui revient l'image de ce cormoran, faisant plein d'efforts pour prendre son envol alors qu'il avait les pieds englués dans le goudron de l'Amoco Cadiz, c'était en 1978. Cette image l'avait révoltée. C'était l'année où il lui avait été proposé ce poste qu'il occupe encore aujourd'hui, un poste dont il rêvait mais il n'arrivait pas à se décider. C'était une occasion unique de prendre son envol. À la vue de ce cormoran, il s'était dit moi aussi, je suis empêtré dans des hésitations, des doutes. Ce cormoran l'avait aidé à prendre sa décision. Puis, il réalise : il a dû lui en falloir du courage, de la détermination, pour réussir. Elle a dû se battre, jouer des coudes, ne jamais faiblir. Est-ce qu'elle peut se laisser aller ? Baisser la garde ?

Il n'avait pas vraiment fait attention, mais là, il repense, ces derniers mois, lorsqu'il partait en voyage ou quand il n'était pas libre pour une soirée, elle disait « tu es libre » ou « tu fais ce que tu veux » ou « c'est toi qui décides. » Oui, c'était le contrat mais le ton de sa voix était sec, cassant, brutal. Était-ce le signe que son désir : être une femme indépendante, autonome lui coutait ? Mais pouvait-elle reconnaître qu'elle avait besoin d'une épaule, qu'elle aurait eu du plaisir à être accompagnée et en même temps, peur de trop s'attacher, peur de devenir dépendante ? Pour ne pas se laisser aller à savourer un moment heureux, elle a cassé l'ambiance par une remarque mesquine. Peut-être qu'elle chante, pour s'en persuader « je n'ai besoin de personne, au revoir les amis. » Est-ce qu'elle se croit vraiment supérieure qu'en dénigrant l'autre ? Il lui en veut, il ratiocine, il rumine ses regrets.

 

Encore un peu endormi, il se rase devant sa glace, la radio est allumée, c'est Cookie Dingler qui chante « elle est si fragile, ne la laisse pas tomber, être une femme libérée, tu sais, c'est pas si facile, ne la laisse pas tomber. »