La maison était située à la sortie d'un gros bourg, un peu en hauteur, assez isolée. Une belle maison aux murs solides, au toit d'ardoise, entourée d'arbres presque centenaires et quelques massifs de rosiers au milieu d'une prairie. Oui le mot prairie est mieux adapté que pelouse depuis qu'elle n'était tondue que trois fois l'an. Nous dirions une maison de notable, solide, d'une autre époque, pas comme ces constructions neuves de la nouvelle cité.  

Marguerite vivait seule dans cette maison depuis qu'Henri avait été emportée par la covid, au printemps dernier. Oui, avec cette pandémie, on ne meurt plus de vieillesse. Ils avaient acheté cette maison dans les années soixante-dix, bientôt cinquante ans, quand Henri s'était installé comme notaire. Les enfants avaient grandi puis étaient partis. Elle les revoit courant dans le couloir, dévalant les escaliers. Les cris joyeux, les disputes, la vie quoi, toute sa vie. Cette maison, c'est un album de souvenirs. Quitter cette maison, oui, elle y pensait, mais c'était trop tôt et surtout pour aller où ? Elle se sentait bien dans ses murs.

Quelques années après leur installation Marguerite est devenue institutrice à l'école publique, près du centre-ville. Elle avait appris à lire à un grand nombre des habitants et chaque fois qu'elle allait faire ses courses, elle croisait l'un ou l'autre de ses anciens élèves. Elle s'arrêtait plusieurs fois pour dire bonjour, demander quelques nouvelles de la famille. Elle avait toujours un petit mot de sympathie.

  • Une bonne personne, pas hautaine.

C'est comme cela qu'on l'évoquait et elle aimait cette petite ville. Elle savait que si elle avait besoin, elle pourrait trouver de l'aide. Il y aurait toujours quelqu'un pour lui rendre service.

Bientôt 80 ans, de petite taille, menue, légèrement voutée Marguerite reste encore alerte, même si son pas s'est rétréci. Cultivée, la lecture est toujours une passion, un réconfort, après son petit déjeuner, sa toilette, chaque matin elle s'installe dans son petit salon pour lire, avant de penser aux courses ou à la préparation de son repas et pour oublier les petites dégradations quotidiennes. Dans une grande maison, il y a toujours quelque chose qui ne fonctionne plus. Avant, elle ne s'en rendait pas compte, Henri réparait, bricolait, jardinait.

 

Avec le confinement, elle s'isole, sort uniquement pour l'essentiel, quand elle ne peut pas faire autrement et en respectant les gestes barrières. La solitude est pesante mais elle sait qu'elle n'a pas à se plaindre, c'est ce qu'elle dit à ses enfants, quand ils lui téléphonent.

C'était un mardi matin, un peu après neuf heures, elle vient de s'installer dans son fauteuil avec le livre de David Lopez : Fief. Cette jeunesse dans les cités, désœuvrées, durant sa carrière d'institutrice, elle a eu des enfants en difficultés, mais tous ont appris à lire écrire, compter. Mais aujourd'hui...... Elle repense comment elle faisait preuve d'imagination pour les intéresser à la lecture à l'arithmétique, pour qu'ils ne se sentent pas abandonnés. Elle prenait du temps pour les écouter, découvrir ce qu'ils aimaient. Elle se souvient de Pierre qui arrive à l'école.

  • Maitresse tu savais que la pêche était fermée ?
  • En ce moment ?
  • Oui, hier, avec mon frère le garde pêche lui a mis un PV.
  • Ah ! Il va devoir le payer.
  • Oh ! Tu sais il va dire qu'il est un grand handicapé
  • Mais tu étais à la pêche, as-tu fait tes devoirs ? Tu sais ce que tu avais à faire ?
  • Oui de la picique.
  • Non physique, ph se prononce comme un F, et le S entre deux voyelles c'est comme un Z. Tu vois, il faudra reprendre cela. Tu sais ce que c'est la physique ?
  • Oui, c'est l'électricité.
  • Tu vois c'est utile.

Pierre a obtenu un CAP de mécanicien, il travaille depuis vingt ans chez le même patron. Repenser à ces élèves qu'elle a bousculés, stimulés, encouragés, soutenus, et qui aujourd'hui s'épanouissent dans leur travail est une grande satisfaction, une fierté. Elle a le sentiment d'avoir eu une bonne vie. Soudain, elle entend du bruit, elle sort dans le couloir et se trouve nez à nez avec un jeune inconnu qui brusquement s'immobilise, paraît surpris et inquiet. Il est vêtu d'un survêtement noir, un sweat avec capuche sur la tête et bien entendu son masque sur le bas de la figure. Très gentiment Marguerite lui dit bonjour,  

  • C'est Monsieur le maire qui vous envoie, je ne vous connais pas. Comment vous appelez- vous jeune homme ?

Elle se retrouve devant un jeune décontenancé, timide, l'air perdu. Il tente de cacher son pied de biche et son pistolet plastique qu'il avait pris au cas où, pour faire peur.

  • Ne soyez pas timide, dites-moi, comment vous appelez-vous ? Vous habitez le village ? Comment êtes-vous entré ? Je n'ai pas entendu la sonnette ? Voilà, je vous attendais pour plusieurs petits travaux de dépannage, oh je vous paierai bien sûr. Mais quel est votre prénom ?

Baissant la tête, notre jeune dit rapidement Killian.

  • Killian, c'est votre prénom, c'est moderne. Bon, Killian, il y a l'évier qui est bouché, vous avez des outils je vois. Si non, j'ai une clef à molette ici. Je vous laisse faire car moi... Après vous changerez cette ampoule, je suis trop vieille pour monter sur un escabeau.

Marguerite donne la clef à molette à Killian, puis, elle va chercher l'escabeau et une ampoule neuve. Elle observe Killian, elle trouve qu'il s'y prend bien.

    • Bon, maintenant, je vais vous montrer dans le jardin. Il y a une branche d'un arbre qui est tombée, il faudrait la tronçonner et ranger les bûches sous l'auvent. Il faudrait désherber les rosiers, mais bon... On verra.  

Vers midi, elle va dans le jardin, les bûches sont bien rangées, Killian finit de désherber les rosiers, il a mis en tas les mauvaises herbes. Marguerite le félicite.

  • C'est très bien, vous avez bien travaillé, je vous attends pour vous payer.

Killian est dans l'entrée, toujours avec sa capuche sur la tête et il regarde ses pieds. Marguerite lui tend deux billets de cinquante euros.

  • Tenez, c'est pour vous, vous m'avez bien rendu service.

Killian, ne bouge pas, ne dit rien.

  • Allons, prenez-les. Vous devez bien en avoir besoin, non ? Je veux encourager les jeunes comme vous, des jeunes intelligents, courageux, adroits de leurs mains et qui se démènent pour travailler. Il y a tellement de jeunes qui ne font rien de leurs journées, qui passent leur temps à fumer boire des bières, des jeunes désœuvrés. Vous, vous avez envie de faire quelque chose de votre vie. Il faut vous encourager.

Marguerite ne comprend pas, Killian reste figé, des larmes coulent, silencieuses.

Killian bafouille tout bas, Marguerite attend sans comprendre. Enfin elle entend Killian murmurer très bas :

  • Je ne savais pas.... Je ne savais pas...

Marguerite reste silencieuse, elle sent qu'elle ne doit pas le brusquer. Dans un souffle Killian murmure :

  • Que je pouvais.... que j'étais capable.