Le bruit de l'eau plus mes vocalises sur "singing in the rain" que je fredonne sous la douche pour démarrer ma journée m'ont empêchée d'entendre ce que racontaient les informations ronronnant en fond sonore. Tandis que je me sèche les cheveux, le téléphone se déchaîne et n'arrête pas de sonner.

Quand je m'y intéresse, c'est pour constater qu'un voyant rouge clignote nerveusement sur le socle.

  • Allo c'est maman, tu vas bien ma chérie. Excuse-moi de te déranger a une heure aussi matinale, je m'inquiétais de savoir si tu avais entendu les informations ce matin ?
  • Non, pas eu le temps… 

Qu'est-ce que c'est que cette histoire qu'est-ce qu'elle me veut encore ?

Depuis que je suis entrée à la fac après les avoir placés devant le fait accompli du choix de mon cursus, j'ai le sentiment d'avoir été mise sous surveillance rapprochée. Manquait plus que ça voilà que je deviens parano.

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Son histoire avait pourtant commencé d'une façon très classique un peu comme un conte de fée ou peu s'en faut. Une famille aisée, trois enfants, parents enseignants dans une université de province. Un bel appartement, vacances de découvertes à l'étranger, musique, tennis, enfin tout ce qui fait les fondements d'une famille bourgeoisement bien dans sa peau. 

Leurs enfants, les parents les destinaient à faire des études supérieures, mais autant pour les deux ainés avaient-ils tenu à participer à leur choix, autant pour la troisième… "ils ont fait preuve de faiblesse" ressassent en chœur les ainés.

Quand elle était petite, c’est-à-dire jusqu'à la fin du primaire, à la question de ce qu'elle envisageait comme profession sa réponse était toujours la même : "C'est un secret". Cela faisait rire dans les dîners et personne ne se posait trop de questions.

Mais la vie se construit autour d'un paradoxe : qui consiste en ce que le temps du sablier ne soit pas obligatoirement celui du vécu. Ce qui, chemin faisant, provoque à certains moments des prises de conscience brutales et parfois des ruptures.

Un beau jour, ce qui devait arriver arriva, elle dut remplir un dossier de choix d'orientations pour la période qui s'ouvrirait après l'obtention de son baccalauréat. A cet instant, la marge qui lui restait de l'enfance pour garder le secret tomba brutalement en poussière.

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Au repas d'un dimanche midi, ce type de rassemblement hebdomadaire au cours duquel tous les membres de la famille se retrouvent, elle a bien senti qu'il allait se passer quelque chose. Tout le monde se tenait silencieux devant son assiette, ce qu'elle ne savait pas, c'est qu'ils attendaient avec impatience qu'elle veuille bien révéler les choix qu'elle avait retenu en vue de son hypothétique futur. S'étant toujours montrée très bonne élève, chacun imaginait pour elle une voie prestigieuse telle hypokhâgne ou autre, tous les espoirs lui étant permis.

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Je suis comme le taureau de la chanson de Francis Cabrel "la corrida", tout à coup j'ai compris que j'étais dans le piège et qu'il allait être difficile d'en sortir

Je ne sais si vous connaissez ou avez eu à subir les affres du syndrome de la carte de menu au restaurant, moi si. Tout le monde a déjà fait son choix et attend impatiemment le retour du serveur en profitant de ce temps mort pour imaginer ce que sera le plat choisi lorsqu'il sera dans son assiette. Moi pendant ce temps, j'en suis encore à tournicoter la fiche cartonnée entre mes mains. Ce n'est pas que je n'ai pas d'envie, c'est que les propositions de la carte sont trop nombreuses et que cela me panique...

Or choisir, c'est se faire plaisir, soit, mais choisir c'est aussi accepter de renoncer au reste, et ça, faut-il encore être capable de le supporter. Alors c'est simple je ne choisis pas, je laisse faire le sort, quand le garçon se balançant d'un pied sur l'autre lance il ne me manque plus qu'un plat… mon doigt se fige sur la première ligne venue et m'attribue ainsi un plat.

Certes c'est un choix, mais le regret est déjà présent qui me ronge le cœur. D'une part je ne supporte pas mon indécision à choisir, d'autre part je rêve encore à tout ce à quoi je viens de renoncer et j'en suis malade. Mon doigt est resté en l'air comme pour demander grâce, un répit, une seconde. Mais qu'est-ce que cela changerait à ma destinée, rien, alors je préfère laisser courir. Allons-y pour la salade aux fruits de saison qui posera moins de problème à mon foie, mais le cœur n'y est pas.

 

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C'est mon frère ainé qui prend l'initiative de me questionner, juste après s'être mis à table…

  • Alors où en est Mademoiselle Sonia de ses cogitations, cela te semble donc si difficile de faire un choix !

Pour qui se prend-t-il celui-là, lui qui s'est juste contenté de suivre la ligne tracée par les parents ; Math sup, Mat spé et concours. Ne pas se laisser démonter, gagner quelques secondes.

  • Si, je suis au clair, je vais pouvoir envoyer mes dossiers.

Après un ouf de soulagement et comme dans un opéra, tout le chœur lâche un : et alors ?

Je m'y attendais, mais je croyais m'être octroyé un répit, c'est tout de même un choc, plus question de renâcler devant l'obstacle cette fois je dois me lancer. Mon cerveau hésite vole d'une idée à une autre et tout à coup mon doigt se pose.

  • Je vais m'inscrire en langues orientales pour apprendre le Sanscrit.

Je n'ai pas levé les yeux en disant cela, me contentant de continuer à mastiquer mon morceau de cake au saumon pour me donner une contenance. Je regrette déjà mes paroles mais c'est de leur faute aussi.

Le présentateur du journal de vingt heures viendrait d'annoncer que le dôme de la basilique Saint Pierre de Rome vient de s'affaisser comme une pièce montée restée près du radiateur, l'émotion ne serait pas plus palpable.

C'est quand même un art difficile à maîtriser la communication : soit vous vous taisez, ils s'angoissent, soit vous parlez et cette fois ils sont effondrés.

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En me remémorant ce dimanche étonnant, j'ai un peu perdu le fil et ma mère a continué de parler.

  • Tu ne m'écoutes pas, je le sens bien d'ailleurs avec toi c'est toujours la même chose tu ne tiens aucun compte de que l'on te dit. Alors que moi ce que j'en dis c'est pour ton avenir tu sais…
  • Si, si je comprends bien je t'en remercie. Alors tout ça en raison de la Covid ben dis donc ? Pas de souci je vais me débrouiller je serai prudente, j'irai travailler en bibliothèque voilà tout, ce sera plus efficace.
  • Mais chérie tu n'as rien écouté, il n'y a pas plus de bibliothèque que de cours, tu seras confinée chez toi, cette fois tu enregistres ! 

Non, je n'entends pas, j'ai les oreilles qui sifflent qu'est-ce que c'est que ce bazar, je ne revendique pas grand-chose, simplement qu'on me laisse étudier en paix. Mais même ceux qui m'entourent ont des difficultés à le comprendre

  • Ton frère passera te voir pour organiser ton système informatique.

Ne manquait plus que lui, il va encore me rebattre les oreilles avec les études scientifiques et le merveilleux avenir qu'elles vous assurent et auquel mon choix m'a fait renoncer. Son informatique pour quoi faire, grand dieu !

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En définitive le passage de mon frère m'a fait très plaisir je l'adore ce grand-frère qui me bouscule toujours un peu mais, qui est aussi aux petits soins dès que j'ai besoin de lui.

Je lui avais préparé du thé et de petites brioches fleurant bon la fleur d'oranger. En l'entendant monter l'escalier je me précipite, la logeuse aussi : 

  • Je vous avais prévenu pas de garçon ici. 
  • Pas de souci madame, ce n'est pas un garçon, c'est le technicien informatique qui accessoirement est aussi mon frère que je vous présente, donc pas de souci !

Il ne disposait pas de trop de temps, alors, tandis que je préparais le thé il est allé regarder de quel matériel je disposais.

  • Tu ne vas pas me dire que tu n'as que ce portable pour travailler, soit, il est vintage, mais il n'as pas été conçu pour se connecter à internet, en plus il n'a pas plus de mémoire qu'un oursin. 

 Je ne comprends pas bien le rapport entre ordinateur et les fruits de mer ?

  • C'est l'ancien ordi de papa, ainsi c'est toi qui l'avais récupéré ?

A cet instant il est parti d'un grand éclat de rire.

Notre père féru d'informatique avait été le premier de son université à se doter de ce type de matériel qu'il avait fait rapporter des Etats-Unis par un ami pilote à Air France.

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Finalement il est resté un long moment prenant le soin de lui expliquer les conditions dans lesquelles elle allait devoir travailler pour les mois à venir en raison du confinement, c'est un moindre mal tu sais ils auraient pu fermer les facs, avec ce concept du distanciel tu pourras suivre tes cours par visioconférence et faute de bibliothèque faire tes recherches sur internet.

  •  Tu verras, pendant les cours il y a des moments où l'on décroche, tout seul devant son petit écran c'est pas la joie, mais si tu t'organises confortablement cela te permettra d'avoir ta tasse de café ou de thé à côté de toi et d'entendre parfaitement le prof avec un casque si tu le supportes.
  • Ca va me coûter cher toutes tes inventions ?
  • Oui un peu quand même, je vais te faire une avance on verra plus tard, tu me remboursera quand tu gagneras de l'argent.

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Il lui a fallu une semaine pour réunir le matériel en faisant le tour de ses connaissances et des rayons de quelques boutiques de matériel d'occasion. Pendant ce temps, elle s'est familiarisée avec un vocabulaire abscons : mémoire vive, connexions, google, zoom et que dire encore.

  •  Il faut que tu te sentes à l'aise avec tous ces termes sinon lorsque que tu vas vouloir naviguer sur le web tu risques d'être perdue.

Naviguer, web, il a dit "toile" aussi, il a même ajouté qu'il fallait choisir un fournisseur d'accès.

Enfin, après palabres et tergiversations le matériel est là, installé. Il me mange toute ma table de travail, j'ai dû caser un affreux ordinateur avec son énorme Tower qui produit en permanence un petit grésillement à côté de son petit portable esthétiquement ce n'est pas terrible, et ce qui est nouveau pour moi imprimante et caméra. Il m'a aussi prévu une rame de papier, des chemises de classement, et des cartouches d'encre me prévenant que ces dernières coûtaient tout de même assez cher.

  Une invitation à me connecter sur zoom est arrivée de sa part quelques jours plus tard, à mon grand étonnement la connexion s'est faite sans problème technique. Je ne l'avouerai pour rien au monde mais j'ai trouvé cela magique. En plus ils y avait une surprise, ma sœur s'était connectée avec nous ce fut une belle partie de fous rires. Une fois qu'elle eut quitté la connexion, mon frère s'est fait plus sérieux.

  • Excuse-moi de poser cette question, mais dans la famille, enfin les parents craignent que tu ne sois en train de te faire embarquer par une secte !
  • Vous êtes de grands malades, c'est quoi ces salades, le COVID ne vous suffit plus, il vous faut des variantes ?

J'étais en rage il venait en quelques instants d'épuiser tout son crédit, n'eût été la fac j'aurais jeté tout le matériel par la fenêtre. Il y eut un temps de silence puis il reprit en parlant doucement

  • Je t'explique, c'est de ma faute, je leur ai parlé de l'affiche que tu as collée sur ta glace. Il n'était pas question de les alarmer. Au contraire moi j'avais trouvé ce texte très beau il m'avait ému.

Qu'est que c'est que ce micmac ? le texte sur ma glace concerne un club de Yoga si ce bachibouzouk m'avait posé la question je le lui aurais expliqué.

J'étais venue chercher une amie à la sortie de sa séance de Yoga quand j'avais découvert cette affiche sur la porte.

  • La professeure y avait placardé une recommandation explicitant aux participants ce qui était faisable dans son cours, ce qui ne se faisait pas, ce qu'il fallait éviter tout cela par respect des autres. Elle avait terminé son texte par le mot Namasté qu'elle traduisait par Merci

Une personne de passage, une participante au cours peut-être, avait ajouté au crayon à la suite de ce topo, traduire Nah-mas-tey par merci est trop réducteur. Ce mot en Sanscrit veut dire : 

Mon âme salue ton âme.

En toi, je salue cet espace où réside l'univers entier.

En toi, je salue la lumière, l'amour, la beauté, la paix

parce que ces choses se trouvent aussi en moi.

Par ce que nous partageons ces attributs, nous sommes reliés,

Nous sommes semblables,

Nous ne sommes qu'un ! et elle avait signé : Laurence Gay

Elle lui expliqua tranquillement que ces phrases qu'elle avait recopiées avaient joué un rôle important dans sa décision. Que pour elle il y avait là les bases de ce que devait-être la communication entre les individus et les peuples.

Dans la famille vous ne parlez que de carrières et de belles situations alors que pour moi, ajouta-t-elle en baissant la voix, ces concepts ne sont pas au centre de mes préoccupations. La petite sœur venait de le bluffer il dut mettre la main sur sa bouche pour qu'elle ne l'entende pas rire.