Suite de Peut-être

 

Belle journée de printemps. Le soleil fait tomber les vestes. Le parc a pris ses quartiers d’été. Emma hésite entre les deux cafés qui se font face, une terrasse à l’ombre, avec fauteuils profonds style transat, l’autre avec des tables et chaises colorées, ensoleillée. Elle choisit le côté soleil, repli à l’ombre possible, pour le décor, très formica années soixante, une tendance forte, plus vraiment nouvelle, mais qui l’enchante toujours, lui rappelle une maison qu’elle a habitée, une grande cuisine au formica jaune, le soleil à portée de casseroles. La douceur exceptionnelle lui donne des fourmis dans les jambes. Elle aurait pu se plonger dans la campagne pour une longue balade. 

 

Mais c’est son quotidien, la campagne. Et ce climat émoustillant lui donne envie de le secouer, son quotidien, d’aller en ville, là où il se passe des choses, où elle peut regarder les gens, faire des rencontres, peut-être… 

En ville, elle tergiverse… un peu de verdure quand même… le parc, une bonne idée, un bon entre-deux... Elle s’installe sur sa chaise moyennement confortable, bon, le formica…, commande un Perrier et sort son livre de son sac. 

Elle a toujours aimé lire dans un lieu public, s’absorber tout en étant présente à ce qui se passe autour, à l’affut sans que ça se voie. Plongée dans Fief, ce roman dont on parle, elle écarte le jingle de son iPhone, l’histoire de la dictée entre lascars la fascine et l’éblouit, ce maniement du langage, on s’y croirait dans cette zone improbable entre banlieue parisienne et campagne paumée ! 

 

Nouveau jingle. Coup d’œil à son portable, un message. 

 

Elle finit son chapitre. « Pour la première fois, un n’etre umain s’unteresset a moi … ce métè t’as ma plasse a moi. »[1] Bienveillance extrême de Lahuiss et du narrateur, Ixe exulte.

 

Retour vers son téléphone. Le message. 

  • Je viens de rentrer, je vous rejoins avec plaisir, si vous voulez bien. Où ?

 

Un certain Julius, jeu de devinette sur un site, elle a trouvé, haut la main, ils détonnent tous les deux sur ce site un peu ringard, il lui a écrit, elle a pris son temps.

Elle s’est mise en recherche, dans ses débuts, à des moments où elle était occupée, devait s’absenter, moyen de mettre de la distance, de ne pas s’impliquer trop vite, elle s’en amuse a posteriori. 

Elle a rencontré quelques types. Pas de quoi se relever la nuit. Ça pourrait faire des copains. Pas une rencontre. 

Le jeu de devinette l’a amusée, une photo qui lui plait, elle accepte l’échange. Quelques sms. Elle propose de le rencontrer. Le parc.

  • Où ?
  • Au parc, café au formica.
  • ???
  • Vous ne pouvez pas vous tromper.
  • J’arrive, le temps de me préparer.

 

Emma reprend son bouquin, sirote une gorgée de Perrier, ouvre sur une page déjà lue, univers de petits dealeurs, le narrateur qui achète pour son père, revendeur attitré, pas le même que le sien, réflexion sur le manque, « Tant qu’on en a on clame à qui veut l’entendre qu’on pourrait très bien s’en passer, et puis quand on n’en a plus, c’est autre chose. Ça donne envie de harceler[2]. » Le manque. Drôle qu’elle ait perdu sa page. Qu’elle soit retombée sur ce passage. Retrouve son chapitre, reprend le fil normal, une maison plutôt bourgeoise, le narrateur y retrouve son amante… Toujours une question de manque ?

 

Elle lève les yeux, il est là, timide.

  • Oh, excusezmoi, je lisais.
  • Joli spectacle, je vous regardais. Impressionné.
  • Vous êtes là depuis longtemps ?
  • Non, non…
  • Vous avez trouvé, finalement ?
  • Pas difficile, en effet, le formica…

Elle rit, ce que son visage offre de plus attirant.

  • Je peux m’assoir ?
  • Bien sûr, oh, désolée…

 

Ils s’observent, elle le regard légèrement baissé, qu’a-t-elle besoin de cette attitude vaguement soumise quand elle rencontre un homme. Elle se donnerait des claques. Elle se dit vaguement… Elle observe. Mieux rebondir, ou bondir, les yeux fiers, la parole affutée. Laisser à l’autre l’avantage de l’ouverture, voir comment les choses se mettent en place. Un soir, comme ça, invitée à diner par un inconnu, elle l’a laissé parler, elle sait tout de sa vie, la soirée entière à la dérouler, satisfait, il lui a à peine demandé qui elle était, à peine attentif, tout à son histoire, peu originale, une légère gloire locale passée. Ils avaient proposé de se revoir, pourquoi pas, elle a prétexté un malaise passager, terminé. 

 

Là, elle sent autre chose, une voix, la douceur d’un visage, la présence d’un corps, elle pourrait s’y abandonner. Elle retarde. Le laisse parler un peu. Pas trop loquace, pour l’instant. Il prend son temps, des mots calmes, posés, des questions, il veut la connaitre. Elle prend le relai, se décide, ne va pas le laisser s’empêtrer dans le silence d’une première fois, pose des phrases, de sa voix chaude. Il l’écoute, fasciné. Immobile. Se décide. Il parle, les mots, d’abord épars, s’enchainent. Sa voix grave, légèrement rauque, l’entraine, les forêts enneigées, campagne russe où le givre éteint les sons, le silence des branches engluées de neige, le bout du monde.

 

  • On ne peut pas dire que ces chaises sont confortables…
  • On ne peut pas le dire…

Elle se surprend à sortir de sa torpeur, blanche. Le soleil a tourné, il brûle la table.

  • Le formica va fondre !
  • J’habite à côté, vous voulez venir prendre un verre, à l’ombre.
  • Mhhh… si je ne crains rien…
  • Aucun risque, je ne vais pas vous sauter dessus.

Qu’est-ce qui lui prend ? Elle vient d’accepter d’aller chez un inconnu. Juste après quelques phrases. Sur la foi d’une voix, de la force d’un corps. Besoin de croire en la vie. D’être rassurée. Écoutée. Considérée. Aimée peut-être.

 

Un petit garçon jette son ballon devant lui, pas encore l’âge d’avoir appris à le lancer. Il tombe violemment au milieu de l’allée du parc, coupe le passage au couple qui s’avance vers la sortie, elle éclate de rire, saisit le ballon et le fait rouler… « fais attention avec ton ballon, t’as pas vu les monsieur-dame »… clin d’œil, l’enfant lui sourit, de cette insouciance qu’aucune gronderie maternelle n’alerterait. « Il est mignon ! ». Son rire l’accompagne, lui ourle les yeux, il l’observe, surpris, lui dit-il, de sa gentillesse avec ce gamin inconnu qui se croit tout permis, il aurait pu la faire tomber. « Y a pas mort d’homme ! et puis l’attrait de l’inconnu… »

 

Il lui a proposé le canapé, elle s’assoit sur un côté, ce modèle un peu ferme lui évite de s’enfoncer, le dos droit, en alerte. 

  • Joli appartement !
  • Merci, je l’aime bien, c’est vrai, la vue surtout, et la tranquillité…
  • Oui, en centre ville surtout…
  • Il a des inconvénients, pas très grand, ça va pour l’instant, et puis, la salle de bains avec les toilettes tout au bout, il faut passer par la chambre.
  • Bof, défaut mineur…
  • C’est surtout si j’ai quelqu’un qui vient, mais c’est pas si souvent.

 

Il revient avec un verre d’eau fraiche pour elle, un café pour lui, s’assoit sur le fauteuil à côté d’elle. La conversation piétine, le charme est rompu. Ou remplacé par un autre. Elle se sent un peu tendue, elle le sent circonspect, dans l’expectative. Elle n’arrive pas à sortir des banalités, l’heure tourne, elle doit rentrer, un rendez-vous en fin de journée, il prend sa main, elle ne la retire pas, ils promettent de se revoir, il a quelques jours de vacances, elle ne sait pas quand. Le lendemain aussi, normalement, elle a un rendez-vous, elle va voir, il ne va pas jusqu’à l’embrasser. 

 

Emma rentre chez elle, sonnée, sa tête fourmille, sa poitrine explose, la chaleur monte le long de ses reins, rien pour la tempérer, ni la fraicheur du soir qui tombe, ni les murs de sa maison qui n’ont pas encore vu le soleil. Son rendez-vous va arriver, elle doit s’assoir pour se reprendre, ses jambes ne la portent plus, sa gorge sèche la fait tousser. On sonne. Sa voix rauque ne passe pas. Elle voudrait dire qu’elle arrive, qu’elle va ouvrir, elle se met debout, presque droite, deuxième sonnette, elle essaie de se dépêcher, prononce un Entrez !faible en tournant la clé, essaie d’ouvrir la porte, s’y reprend à deux fois. Elle doit se ressaisir, pose sa voix, Suivez-moi, vous n’êtes jamais venu, je crois… Elle installe son rendez-vous dans son bureau, un commercial d’une petite trentaine, Excusez-moi, je reviens, et passe dans la salle de bains pour se rafraichir.

  • Vous n’avez pas l’air très bien, nous pouvons reporter…
  • Non, ça va mieux, un léger malaise, ça va maintenant.

 

Elle ne se souvient pas de la dernière fois où elle a vécu ça. Ce sentiment d’être ailleurs, dépossédée d’elle-même, elle flotte, ne s’appartient plus. Elle vit son rendez-vous dans un état second, accorde une remise que son interlocuteur n’aurait jamais espérée, le raccompagne en souriant, comme si elle était contente de provoquer sa propre faillite, à terme, avec un tel tarif. 

  • Ditesvous que c’est votre jour de chance, ça ne se reproduira pas, sinon je devrai changer d’activité.

 

Ils rient ensemble, se serrent chaleureusement la main.

Elle rentre, pose son nuage à côté du verre d’eau fraiche qu’elle est allée se chercher dans la cuisine. 

Non, mais, ma grande, tu ne vas quand même pas te faire le coup du grand amour, l’eau fraiche c’est bien, mais pas franchement fun. Tu vas pas y croire, comme ça, un mec que tu vois deux heures, il s’est rien passé, il t’a même pas embrassée, tu vas pas te mettre à gamberger. Garde ça pour les midinettes. Tu nous fais du Harlequin, là. La nana qui se la joue distante, rencontre un mec, et ça y est, elle part à fond la caisse, c’est pas pour toi, c’est pas de ton âge, calmos.

 

La nuit porte conseil, elle rêve, une plage, déserte, le soleil doux lui réchauffe les épaules, des chants d’oiseaux, un homme est là, il s’approche, furtif, un corps de rêve, elle ne voit pas le visage, une odeur charnelle, elle s’éveille, personne. 

 

Le matin conserve cette image, cette sensation, elle ne flotte plus, elle est là, son rêve la porte jusqu’à la douche. 

Jingle, des messages arrivent, en cascade, des méls, elle regardera après, un sms, son rendez-vous de mi-journée est ajourné, on conviendra d’une autre date, très vite. Elle aura le temps de se reprendre, ne pas risquer sa survie financière avec un autre contrat bradé. Et puis Julius, bonjour, ça va ce matin ? ne lui propose rien d’autre, elle avait dit son rendez-vous, mais quand même… Il aurait pu. Peut-être que finalement, non, il ne cherche pas plus, une rencontre furtive, il ne veut pas aller plus loin. Il s’échappe. Oui, mais il lui envoie un mot, quand même.

  • Bonjour, oui ça va, et vous ?
  • Ça va…
  • Bon, mon rendezvous est annulé… Si vous avez envie que nous nous revoyions…
  • Avec plaisir ! Pour déjeuner ?
  • D’accord, profitezen, en cette période, je n’ai pas souvent de jours disponibles, le loisir, c’est saisonnier !
  • Je vous invite, vous choisissez le restaurant, dans mon quartier…
  • Mhhh…, l’Amphitryon, c’est bien, il y a une terrasse intérieure…
  • 12h30, c’est bon ?
  • Parfait, j’y serai…

 

 

 

 

 

 

 

[1] David Lopez, Fief, p. 72 (Gallimard, aout 2017)

[2] Id, p. 57