Grâce à web-zoom, les visages des fidèles de l’Ecritoire viennent de miraculeusement surgir devant Elsa alors qu’elle est confortablement installée chez elle, bien à l’aise dans le survêtement qu’elle ne quitte, depuis plus de six mois, que pour enfiler son pyjama. 

En fait, Elsa reconnait qu’elle apprécie de ne plus avoir à sortir sa voiture même si les échanges avec Aline au cours des trajets lui étaient agréables, même si l’accueil et les retrouvailles autour d’une table chargée de mets délicieux, qui ne lui avaient coûté en outre aucun effort de préparation, se révélaient très sympathiques. 

Qui connait bien Elsa sait que si elle goûte beaucoup le fait d’avoir des amis sait aussi à quel point elle aime la solitude et que les journées au cours desquelles les contacts sociaux se sont fait rares ne représentent pas un vrai problème pour elle. La distanciation physique, les gestes barrières n’ont nullement pour corollaire une distanciation affective, simplement elle n’éprouve pas le besoin impérieux de rencontrer physiquement ceux qu’elle chérit, il lui suffit de les savoir heureux là où ils sont. Pour cela le téléphone, les mails ou sms assouvissent son besoin d’être rassurée.

La liste des amis ressentant le besoin de rompre leur isolement par des échanges téléphoniques souvent chronophages est longue, elle n’éprouve donc aucune envie de communiquer par ailleurs via les réseaux sociaux. Facebook, Twitter, Instagram demeurent de parfaits inconnus et n’éveillent aucune espèce de curiosité en elle. 

Elle se sent tout à fait contemporaine de Rousseau lorsqu’il affirme que : « Rien ne rétrécit plus l’esprit, rien n’engendre plus de riens, de tracasseries, de mensonges, que d’être éternellement renfermés vis-à-vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller continuellement. »

Si l’isolement imposé par la pandémie entraîne une certaine solitude c’est une solitude habitée intimement par tous ceux qui comptent ou ont compté pour elle ; par tous ces auteurs qui prennent possession d’elle à travers leurs écrits ou par ces musiciens à travers leurs œuvres, ou encore ces peintres dont les toiles sont imprimées sur son écran intérieur.

Elsa en est persuadée, la solitude, sa solitude n’est pas l’apanage du confinement, elle est consubstantielle à tout être humain. Il faut avoir la sagesse de l’accepter. En faire un choix, tel Montaigne, et non la vivre comme imposée. C’est alors qu’elle devient une force permettant de trouver en soi les ressources nécessaires pour se divertir. 

Dans son esprit, solitude et isolement ne sont pas synonymes. Elle soutient qu’on peut éprouver un sentiment de solitude tellement prégnant au milieu d’une foule qu’il peut aller jusqu’à engendrer une crise d’angoisse alors qu’à contrario, on peut se sentir très habité au sein du plus grand isolement.

 

Au téléphone hier soir, son amie Muriel l’a mise en garde contre ce qu’elle appelle une trop grande tendance à s’enfermer et à oublier son corps. Au moins, lui a-t-elle conseillé, va sur You Tube, et tu trouveras des cours de gym, de danse en ligne et cela va te revigorer.

- YouTube ?  What is it ? Des variétés ?

- Pas seulement !  Tu verras, essaie…

Afin de ne pas la contrarier mais néanmoins sans grande conviction, avant de se coucher, Elsa s’est emparée de sa tablette et après bien des tâtonnements a découvert des cours de danse en ligne et de plus gratuits !

Bien calée sur ses oreillers, elle en a sélectionné deux, niveau débutant, qui lui ont semblé accessibles. Elle a fait l’effort de noter leurs noms, tout en regrettant, avec un petit pincement au cœur au souvenir de ses seize ans, de ne pouvoir choisir le rock faute de l’indispensable partenaire :

            - Chorégraphie Mamma Maria animée par une jeune femme très didactique.

            - Danse Up the Crowd, conduit par un homme jeune, plus rapide dans ses démonstrations mais dont les déplacements sont mieux repérables grâce au fait que l’une de ses chaussures est rouge et l’autre noire.

Tout en espérant qu’elle sera capable de les retrouver le moment venu car pour l’instant, elle se contente de la phase préliminaire qu’elle juge indispensable : l’imprégnation en position statique mais…l’esprit très concentré croit-elle.

 Espérons toutefois qu’elle ne s’assoupisse pas avant la fin des démonstrations et que demain matin, elle ne trouve pas tout cela ridicule et peu digne d’elle : danser à la fois devant son miroir et sa tablette !

 

***

 

Ce matin, le corps d’Elsa se rebelle. Maltraité, il se refuse à obéir à celle qui lui dicte le premier commandement de la journée : « Debout, il est l’heure ! Assez paressé ! »

L’heure de quoi, au fait, pense-t-il ? D’enchaîner gestes et actions habituels, jusqu’au soir, sous l’impulsion d’une Elsa qui tient à se prouver qu’elle est encore une femme utile à la vie de la maison, c’est-à-dire une femme qui prévoit, organise ? En effet, rien ne manque dans les frigos ni sur la table ; le linge repassé, plié est à sa place habituelle dans les armoires ; tout semble propre et en ordre du sous-sol à l’étage. 

D’une Elsa qui ne pense à lui qu’en termes de rééducation, d’exercices douloureux, contraignants, bref d’une Elsa qui le malmène et cela depuis l’entrée dans sa vie d’adulte. Depuis des décennies, elle ne l’a plus respecté. « Pas le temps, avance ! » L’enjoignait-elle et l’enjoint-elle toujours. Elle ne le respecte pas, et lui, le corps, il souffre et demande à être enfin reconnu sinon aimé d’elle.

Le corps a donc décidé ce matin de rester lové au fond du lit afin de tenter de poursuivre cette nuit merveilleuse aux côtés de l’Elsa des années souriantes, insouciantes. D’une Elsa dansante, celle de son adolescence.

Grâce au rêve cette nuit, le corps, revêtu de la première robe de bal de la jeune fille, fut à nouveau heureux, Une robe jaune poussin au tissu légèrement gaufré. De ce volatile, l’étoffe a toute la douceur duveteuse et la paume des mains d’Elsa ne cesse de la caresser voluptueusement. Elle pirouette, radieuse, devant la glace, admire sa jeune poitrine mise en valeur par le travail de l’habile couturière et les godets permettant une belle envolée de la jupe au cours des pasodobles ou des rocks. Elle secoue ses cheveux mi-longs coupés au carré.  Ils ondulent encore dans les pointes sous l’effet d’une ancienne permanente. Elle fait briller ses cils, ses paupières grâce à un peu de vaseline et ses lèvres à la pommade Rosa. Elsa est prête.

Prête à s’envoler pendant des heures au son de la musique aux bras de ces jeunes hommes, déjà étudiants qui l’ont invitée aux bals de leurs grandes écoles.  Bals qui semblent ouvrir son destin à tous les possibles.

Le corps de la jeune fille s’enivre à la cadence des rocks, des rythmes des pasodobles, se laisse emporter par les tourbillons de la valse puis s’engourdit dans la tendre douceur des  tangos et des slows.

Oui, cette nuit grâce au rêve, le corps a retrouvé toutes ces sensations allant de la griserie au bien être alors, au lever, il rechigne à se plier de nouveau aux contraintes imposées, cependant il lui faut bien obéir à cette Elsa avec qui il cohabite intimement d’autant plus que celle-ci se fait persuasive, cherche à l’amadouer :

 « Tu vas voir, lui dit-elle, ce matin nous allons recommencer à vivre ! A partir d’aujourd’hui, tout comme Nietzsche, je considérerai comme gaspillée toute journée où je n’aurai pas dansé ! »

Le pied à peine posé à terre et la robe de chambre enfilée, après quelques laborieuses recherches sur sa tablette, Elsa la dispose sur un guéridon devant le grand miroir de l’armoire. Le corps est circonspect devant ces préparatifs inhabituels.

C’est alors qu’un homme jeune apparait sur l’écran et lance au corps ses premières injonctions : « échauffement, enrouler épaules, ouvrir bras, respirer, relâcher ; pied droit, pied gauche, plus d’amplitude, on ouvre ! Sur place, bassin gauche, droit, balancer devant, derrière relâcher les bras… »

Heureusement, Elsa interrompt cette salve d’ordres ininterrompus qui n’ont rien à voir avec la danse afin de se livrer à une autre recherche.

Une jeune femme fait son apparition et propose sa chorégraphie : « 1,2,3 et 4 à droite ; 1,2,3 et 4 à gauche ; un pied polka ; un pied polka et pivote ! »

Le corps n’est pas réellement séduit et manifestement sa propriétaire pas davantage.

 

C’est alors qu’un autre homme jeune apparait : « Chassé, un et deux, un et deux, single, single, doum ! » 

Cette fois, le corps se prend à espérer que ce « single, single, doum ! » est le prélude à un rock comme il les aime mais Elsa semble toujours déçue et s’assoit, soupirant, la tablette sur les genoux, se livrant à ce qui semble devoir être une ultime recherche sur YouTube.

Une musique électronique retentit : d’abord lente préfigurant le lever du soleil, le calme de la mer, puis elle enfle comme les vagues qui vont déferler, refluer ; le vent qui va s’élever, gronder, puis s’épuiser ; les branches qui vont se balancer, se tordre et s’immobiliser…

Elsa s’est levée, a fermé les yeux, son bassin oscille, ses bras ondulent au-dessus de sa tête, s’étirent, lentement elle se déplace, se courbe, se relève…Elsa semble habitée.

Le corps a reconnu l’Opéra Sauvage de Vangélis », cette mélopée d’outre-monde sur laquelle il s’est longuement exprimé autrefois en compagnie d’enfants. Chacun d’entre eux, autour d’Elsa, mimait à sa manière, les éléments en mouvement, les vagues, les mouettes, les arbres, leurs branches… Chacun d’entre eux était à la fois seul et uni aux autres par la magie de la musique.

Ce matin, grâce à cet oratorio électronique, Elsa et son corps fusionnent à nouveau, ils fusionnent avec la nature, avec le monde. Même confinés dans cette maison, dans cette chambre, ils ne se sentent plus seuls, ils ne sont plus seuls. Le corps et l’esprit sont apaisés, sont en harmonie, se sentent reliés à la vie, à la vie éternelle sous toutes ses formes : « Pour moi, entrer en mouvement, c’est entrer en méditation », affirmait Maurice Béjart.