On la voit de dos, assise sur une chaise réhaussée par un coussin recouvert d’un canevas, elle a remis son grand gilet gris informe, penchée sur son ordinateur, elle écrit. Ou bien elle regarde la photo qui s’est affichée sur l’écran, on ne sait…

Elle s’appelle Colette, elle n’est pas née avec les écrans, mais elle les a bien apprivoisés, c’est ce qui lui a valu une belle carrière professionnelle, eût-elle été un homme, elle aurait aujourd’hui une retraite de directrice d’agence, au lieu de quoi elle n’a que celle d’adjointe de direction. Pas de quoi se plaindre cependant. Quand son père lui avait refusé les études à Bordeaux, car Bordeaux c’était loin et les études c’était cher, il avait ajouté, tu verras, la banque, c’est une bonne boîte, si tu fais l’affaire, tu monteras en grade. Tu t’y plairas.

Elle ne s’y était pas déplu. Et elle avait pris sa retraite avec une certaine sérénité et plein de projets en tête, des projets de voyages surtout. Avec Daniel, ils avaient acheté un camping-car. Beau le camping-car. Avec tout le confort moderne, ils étaient d’accord qu’à partir d’un certain âge les dos ne supportaient plus les matelas incertains.

Daniel, le collègue de travail qui l’avait consolée quand son chef de service lui avait annoncé avec tact qu’elle ne resterait pas longtemps à l’accueil car tu comprends ma petite, le public préfère les filles plus…enfin moins… - la phrase patinait, il s’embourbait - plus longilignes avait-il lâché dans un souffle, puis se reprenant, il avait ajouté avec un petit clin d’œil égrillard « personnellement j’aime bien les rondes ». Colette avait retenu ses larmes et elle avait même souri quand, à la cantine, Daniel était venu s’assoir à sa table et avait déclaré en même temps qu’il posait brutalement son plateau : « méfie-toi de lui, c’est un sale con ».

Constat qu’elle avait fait à maintes reprises mais qu’elle avait dû taire à ses collègues, surtout à ses collègues ! Et sa mère à qui elle s’était confiée lui avait conseillé de faire profil bas, tu as un bon poste pour une femme, inutile de faire des histoires, tu sais comment sont les hommes. Non, elle ne savait pas qu’une main au cul était une marque bienveillante d’encouragement.

Mais revenons à Daniel. Il était encore là quand le mariage de Colette, ce navire sur lequel elle s’était embarquée avec toute l’innocence de ses vingt ans et rêves assortis avait commencé à prendre l’eau. La robe blanche pour laquelle elle avait fait un régime et la perspective de se soustraire au joug paternel avaient pesé lourd dans le choix du brave Roger rencontré au détour d’un match de foot. Bonne situation - contrôleur à la SNCF -, bon caractère et bon vivant – jamais le dernier à répondre présent aux invitations à dîner – en un mot comme en cent, un bon mari. Et la tante Ginette de s’étonner qu’elle quitte une telle perle. Mais tu as tout le confort à la maison, le réfrigérateur, le téléviseur, l’aspirateur, et je suis sûre que si tu lui demandais un lave-vaisselle, il te l’achèterait, franchement, je ne comprends pas pourquoi tu le quittes.

Peut-être parce que je ne suis pas amoureuse, tatie…

C’est ce qu’elle aurait pu lui répondre.

Mais Colette n’a pas la fibre polémique, elle s’est contentée de le penser. Et pourtant, trois mois après, elle avait divorcé ; elle avait laissé à Roger, le réfrigérateur, le téléviseur et l’aspirateur, à l’arrêt de bus, son regard s’était attardé sur Daniel et elle s’était dit : « pourquoi pas ? ».

Voilà comment Daniel était entré dans sa vie. Avec son petit mouchoir blanc qu’il avait toujours sur lui, celui qui séchait si bien ses larmes quand, au bureau, son sale c…de chef passait sur elle, sa mauvaise humeur. Ce carré de tissu dont elle se tamponnait les yeux avec la délicatesse d’une star de cinéma américaine la consolait, comme autrefois son doudou guérissait ses chagrins d’enfant.

Et pourtant, le Daniel, il ne cochait pas toutes les cases du prince charmant, mais après tout, qui était-elle pour prétendre pouvoir chausser la petite pantoufle de verre ?

Les années ont passé, le camping-car a vieilli, les articulations de Colette et Daniel ont commencé à grincer et l’attrait de l’asphalte menant aux grands espaces ensoleillés quand dans sa province natale il fait froid et gris s’est terni.

Dans un premier temps, ils se sont installés dans une sorte de colocation conjugale où le devoir du même nom s’est fait de plus en plus rare. Lui s’est mis à cultiver son jardin avec application. Il reste de longues heures dehors, il bine, il sarcle, il sème, il regarde pousser et son esprit prend le large par-delà les rangs de légumes. Bio les légumes.

Quant à Colette que le jardinage ennuie elle butine sur le web et de sites en sites, à travers des avatars nourris par son imagination romanesque, elle se satisfait un temps, de ces marivaudages virtuels.

Jusqu’au jour ; elle se souvient très bien - c’était un après midi, elle regardait Les feux de l’amour- où tout à coup, une immense lassitude la saisit. Elle ne voulait plus de ces idylles éphémères, elle voulait une vraie rencontre qui illuminerait sa vie, un homme qui l’aimerait pour elle, juste pour elle. Elle se souvient encore, le regard qui s’évade de l’écran, la main qui recherche la télécommande et la colère qui monte en elle. Alors, elle abandonne lâchement à leur sort Victor, Sharon, Tom et les autres, elle éteint avec un peu trop de brutalité le téléviseur et elle se livre à une sauvage introspection d’où il ressort qu’elle s’est, jusqu’à ce jour, contentée du service minimum de l’existence.

Elle s’est conformée à ce qu’on attendait d’elle, bonne épouse, avec juste un petit accident de parcours, mais qui n’en a pas ? Salariée modèle, pas de grève fauteuse de troubles, pas d’arrêts maladie intempestifs. Ah si, un seul, quand l’autre porc s’était montré plus insistant qu’à l’ordinaire et qu’il l’avait quasiment renversée sur le bureau, elle n’avait dû alors son salut qu’à une phrase balbutiée : j’ai mes règles. L’autre avait aussitôt refermé sa braguette et avait congédié la femelle en ajoutant, mi-agacé, mi-goguenard « rien ne presse, on va attendre ».

Bonne épouse, bonne salariée, si elle avait enfanté, la sainte trinité affichait complet, mais malheureusement (ou heureusement…elle s’interrogeait souvent sur ce que sa mère lui reprocherait toute sa vie : n’être qu’un ventre sec. En souffrait-elle ? Peut-être.), elle n’avait pas été mère.

Oui, c’est bien au cours de ce bel après-midi que tout a basculé et qu’elle n’a rien su de la relation torride qu’entretenait Sharon avec son patron.

Depuis ce jour-là, Colette délaisse son feuilleton favori et fidélise son contrat auprès du site Ames sœurs, elle devient Irénée et après quelques contacts futiles, elle rencontre Armand. Il lui livre son prénom sans chichis, un prénom qui ne sent pas le pseudo, qui sonne vrai. Et ce « vrai » lui plait, à Irénée. Il est comme elle, déçu par la vie, à la recherche d’une relation stable, tellement heureux de l’avoir rencontrée. Elle.

Elle abandonne son vieux gilet gris, entreprend de maigrir et pour ce faire, change d’habitudes alimentaires. Au grand dam de Daniel, elle devient végan. Adieu veau, vache, cochon, couvée, ton repas sera végétal, c’est bon pour ta santé…et la mienne, nous ne sommes plus si jeunes. L’argument médical ne satisfait Daniel que modérément et il s’autorise en son absence, quelques petits écarts au Buffalo du coin.

Quant aux autres changements de sa femme, le maquillage, la coiffure, les vêtements, la manière de se mouvoir, plus légère, il s’en réjouit, il ne se demande pas pourquoi et encore moins pour qui. Daniel n’est pas de nature curieuse.

Les premiers échanges avec Armand sont un peu timides mais rapidement, elle sent une affectueuse connivence s’installer entre eux. Elle lui raconte toutes les petites choses de la vie, son enfance solitaire car seule fille dans une fratrie de quatre, ses mariages plus ou moins glorieux – elle ne s’étend pas sur le second et toujours actuel – ses problèmes de santé et son sentiment de solitude. Il lui répond en lui demandant toujours plus de détails, sur sa maison, ses voyages, sa voiture, sa manière de vivre, bref, il veut tout savoir d’elle, elle le comble en retour de mille confidences et qu’il reste d’une extrême discrétion sur sa propre vie ne le rend que plus attachant à ses yeux. Un homme qui sait écouter, la perle rare aurait dit tatie Ginette !

Ils échangent leurs photos. Simplement. Deux amis de longue date qui s’envoient leurs dernières photos de vacances. Irénée a perdu cinq kilos, sa nouvelle teinture la rajeunit, elle est confiante.

Une confiance qui chancèle une fraction de seconde, quand son écran affiche la photo d’un beau mâle nonchalamment allongé sur une plage, se serait-il trompé de destinataire ? Le message qu’elle reçoit quelques minutes plus tard, la rassérène : Tu sais, j’ai hésité à t’envoyé ma photo, l’enveloppe charnelle a si peu d’importance, c’est la beautée intérieure qui compte, et l’orthographe approximative la touche, elle y voit une preuve d’émotion.

Les complexes physiques étant évacués, Irénée se sent de plus en plus impatiente de rencontrer le bel Armand, certes ils habitent à 500 km l’un de l’autre mais par l’autoroute, c’est vite fait.

Il est d’accord avec elle, mais impossible dans l’immédiat, à son grand regret, son père vient de mourir, qui avait une affaire en Côte d’Ivoire et il faut qu’il se rende de toute urgence à Abidjan pour régler la succession.

Irénée ravale sa déception mais pleine d’empathie, elle lui envoie moult messages d’affliction agrémentés d’une multitude de gracieuses emojis en forme de petits cœurs. Il lui en est reconnaissant car elle reçoit le message qui la bouleverse.

Tes douces paroles m’ont ému et maintenant mon âme est tourmentée par l’amour que je ressens pour toi

Et quand dans la semaine qui suit, il lui apprend avec force précautions oratoires – il ne veut pas l’alarmer – qu’il a chopé un sale virus et qu’il a été transporté au Centre Hospitalier de Cocody, son sang ne fait qu’un tour, elle veut lui téléphoner, mais elle s’embrouille si bien dans les codes et les indicatifs qu’elle finit par abandonner et renvoie par internet un : qu’est-ce que je peux faire pour toi ? débordant d’angoisse.

- Ne t’inquiète pas pour ma santé, je vais mieux, mais je me suis fait voler mon portefeuille à l’hôpital, je n’ai plus rien, ni espèces, ni carte, jusqu’à mon billet d’avion tout a disparu et ici…inutile d’appeler la police…je suis dans une merde noire…pas une thune pour payer mes soins et rentrer en France, tu pourrais pas m’avancer 3000 € ? Je te les rembourserai à mon retour. Je te le jure sur l’honneur.

Irénée est atterrée et Colette pense que 3000 € c’est une somme mais qu’elle a des économies et quelques échanges de mèls plus tard, Transcah a rempli son office, Armand va pouvoir revenir. Ils vont se voir bientôt. Peut-être.

Mais Armand a la guigne, c’est sûrement la fée Carabosse qui s’est penchée sur son berceau car chaque fois qu’il court à la rencontre d’Irénée, un obstacle se met en travers de sa route. Cette malédiction commence à coûter cher. Surtout à Colette qui de réparation de moto en réparation de toiture de maison dévastée par la tempête a vidé ses plans-épargne.

Tant de malchance ne peut être le fruit du hasard et Irénée est allée consulter un marabout pour s’assurer qu’elle n’était pas victime d’un mauvais sort. Non, personne t’a jeté de sort, aie confiance en ce qui sera, le Ciel te rendra au centuple tout ce que tu donnes.

 

Cent euros plus tard, Colette s’est enveloppée dans son vieux gilet gris, elle s’est assise à son bureau et elle a mis en route son ordinateur. En plein écran et à pleines dents Armand sourit.