- Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Sœur Céleste qui m’a fait parler. Aussi vrai que je m’appelle Albert ; avant l’hôpital, j’avais jamais rien dit.

J’étais rentré chez moi avec les autres. À la gare, personne m’attendait, j’ai marché jusqu’à Clun Braz. Il faisait froid. Là bas, ils nous avaient donné de vieilles capotes militaires, la mienne était trop grande et le col tout raide, du sang séché sans doute.

 

Le vieux monsieur est assis dans un fauteuil, presque recroquevillé, un plaid bleu sur les genoux. Il regarde par-delà la tête de Fanny, sa petite fille. Loin dans l’espace et dans le temps sur une terre du nord, pleine de trous et de bosses où il est resté lui aussi, cadavre vivant parmi les morts, tous ces morts à qui il rend visite tous les 11 novembre. Une larme coule sur sa joue. Le soleil peut-être, qui se cogne à la baie vitrée du salon de la maison de retraite de Gourin.

 

Il reprend son récit de sa douce voix bretonnante.

- Madeleine, ta grand-mère, a eu l’air surprise quand je suis rentré. Je me rappelle, elle portait une vieille blouse à moi. Bleue. Trop grande elle aussi…ah…on faisait la paire tous les deux…fagotés comme l’as de pique…

Albert sourit doucement 

On s’est regardé, j’ai dit bêtement :

  • C’est moi. C’est fini.

Elle a émis un petit rire et elle est venue me faire une bise. On n’a jamais été très expansif dans la famille. Ma dernière permission remontait à quatre mois, à cette époque, je savais que je devais repartir. Cette fois-ci, j’allais rester et pourtant, je n’y croyais pas. Je pourrais embrasser mes parents que je n’avais pas revus depuis huit mois, creuser les sillons dans mes champs, sentir les saisons, retrouver les gestes. Tout ce qui, ce jour-là, me semblait si loin.

Mon cousin Blaise qui avait été réformé à cause de son pied bot m’avait remplacé à la ferme, maintenant que j’étais de retour, allait-il rester ? Est-ce qu’on pourrait nourrir une bouche de plus ? C’est peut-être toutes ces questions qui tournaient dans ma tête qui m’empêchaient de dire à Madeleine que j’avais tout le temps pensé à elle pendant ces quatre années. 

 

Quand le sol se mettait à trembler si fort qu’on avait l’impression d’avoir tous la danse de Saint-Guy, je me répétais « tiens bon mon gars, Madeleine est trop jeune pour être veuve ». et j’ai tenu. Mais…comment te dire ?…Madeleine, à ce moment… c’est comme si je la « déconnaissais »…comme si c’était un autre moi qui l’avait connue. Et pourtant, avec les copains, on en rêvait de nos femmes. Gast*!..oui qu’est-ce qu’on en rêvait ! Plus avec des mots qu’avec…qu’avec…enfin, tu me comprends.

 

Tu sais, les premières nuits, j’ai pas pu dormir avec elle. Y’avait trop de bruits dans ma tête et trop d’odeurs dans mes narines. Je puais la mort et j’avais plus les mots. Je sais pas si Madeleine a compris mais elle m’a laissé tranquille. Je me suis couché par terre…en boule…comme notre chienne Loullig. Tu te rends compte…

 

Le soldat Albert Caillarec, matricule 2262 s’est laissé glisser le long du sac de sable, son fusil pointe vers les orages, dans quelques heures ce ciel de juin 1917 sera zébré d’éclairs lumineux et la terreur le saisira comme au premier jour et comme au premier jour, il sentira la pisse mouiller son caleçon. En vrac, il maudira toutes les armées du monde et leurs généraux emmédaillés, tous ces chefs d’Etat en redingote, et puis aussi tous les saints du calendrier. Ils servent à quoi ceux-là ? Le petit Albert a toujours été un bon chrétien. Qu’ont-ils fait, lui et ses copains pour être punis d’une manière aussi injuste ?

 

Albert s’est tu, la salle ne bruisse que du léger grincement des roues des chaises sur le lino brillant, c’est l’après repas, les résidents se sont assoupis.

Fanny pose sa main sur celle de son grand-père et caresse doucement les veines saillantes.

  • Pourquoi distu que c’est sœur Céleste qui t’a fait parler ? Tu n’as pas raconté à Grand-mère ce que tu as vécu ? Tu avais oublié ? C’était qui sœur Céleste ?

 

Trop de questions, le regard d’Albert se perd au loin et sa mémoire remonte le temps.

 

Ce samedi 1er août 1914, il est dans le champ derrière chez Raymond, il a attelé Fanfan, la vieille jument de la famille, elle tire péniblement la charrue, de plus en plus péniblement chaque année, son père dit qu’il va en acheter une autre mais qu’avec la guerre qui s’annonce, c’est pas le moment. 

Des cloches résonnent, c’est le tocsin, la mobilisation générale. Il dételle en hâte et il enfourche sa Fanfan, il ne la fait pas galoper, le père n’aime pas, faut pas la fatiguer, faut la ménager. Alors il lui demande juste de forcer un peu le pas.

Sur la route de Spezet, il rejoint Yannig, celui de Kergoen, il a fait comme lui, il a laissé la charrue dans le champ. Quand ils arrivent place de l’église, il y a déjà plein de monde. Albert aperçoit Monsieur le Curé au milieu d’un groupe de femmes, sa soutane bat au vent, de loin on dirait les ailes d’un énorme corbeau. Ici, on les aime pas trop, les corbeaux. Oiseaux de mauvais augure, comme on dit. Ils attachent leurs montures près de la fontaine, des gars commencent à arriver, inquiets ou rigolards, tous s’interrogent. On part où ? Quand ?

 

  • Et tu as peur ?
  • Non, pour l’heure, ce qui m’inquiète, c’est la moisson. Qui va la terminer si je dois partir dans ces prochains jours ? Tu sais…je venais juste de me marier, on avait une toute petite ferme, ta grandmère n’avait que vingt ans, elle n’y connaissait rien aux travaux des champs, elle avait pris son premier poste d’institutrice à l’école de Guiscriff en septembre 1913.

Son copain Yannig se pose la même question :

  • Qui va s’occuper de mes bêtes ? L’angoisse perce dans sa voix.
  • En fait, vous vous inquiétiez plus de vos fermes que de la guerre ellemême ?

 

Albert marque un silence, il essaie de se remettre dans la peau de ce jeune homme qui avait fêté son mariage six mois avant. La grande table dans le pré, les pommiers en fleurs, les pichets de cidre qui circulent entre les convives et Madeleine, sa femme. La plus belle.

Oui, il se souvient d’avril 1914 comme d’un beau mois, même si à l’approche des législatives, les discussions dérapent parfois. Il se revoit hésitant à aller retrouver ses copains au café d’Eugène. Il ne se sent pas de lever des verres et des verres en hurlant : « encore un que les Fritz y z’auront pas !». Il ne connaît pas d’Allemands, ses copains non plus, mais depuis quelques mois, toutes les conversations tournent autour de ces rumeurs de guerre et dans la petite salle du café, il y a maintenant deux camps, les va-t-en guerre grandes gueules et pourfendeurs de Teutons et les autres, les indécis, les sans opinions, les pacifistes, tous ceux dont Albert, qui attendent que les événements se précisent.

 

Et ce 1er août 1914, les événements firent plus : ils se précipitèrent.

Albert s’agite, il veut en finir, raconter ou se taire à nouveau, il ne sait plus. Il semble rentrer en lui-même.

Fanny perçoit son trouble, elle se remet à lui caresser la main. Doucement. Elle contemple l’ancien jeune homme et c’est sa grand-mère qu’elle entend répondre aux questions qu’elle lui posait il n’y a pas si longtemps, avant que le cancer l’emporte…

 

Non, elle n’avait pas reconnu dans ce grand échalas aux joues creuses et au crâne rasé son bel Albert. 

  • Tu sais, nous les femmes, pendant ces quatre années, nous avions mis nos vies entre parenthèses. Ce fut…Comment te dire ?…Une longue apnée. Oui…nous connaissions toutes un être cher engagé dans cette maudite guerre et chacune retenait son souffle à l’annonce d’un télégramme. Moi, dans ma classe, je tremblais dès que j’entendais frapper à la porte. Si c’était le maire, je savais que c’était une mauvaise nouvelle. J’ai honte maintenant, de me rappeler le soulagement ressenti quand je comprenais que cette fois encore, le malheur m’avait épargnée. Et l’attente recommençait.

Puis un jour, je revois la scène comme si c’était hier, on a frappé chez nous, la porte s’est ouverte sur une silhouette engoncée dans un vilain manteau bleu, elle est restée plantée dans l’entrebâillement de la porte, après quelques secondes elle s’est décidée à franchir le seuil. Une forte odeur de chien mouillé m’a saisi les narines, et j’ai reconnu une voix, sa voix : « c’est moi ».

C’était lui.  C’était moi qui avais tant envie de pleurer mais qui lui souriais.

 

À cette évocation, le visage de la grand-mère de Fanny s’éclairait d’un pauvre petit sourire.

Fanny ne comprenait pas, ce récit ressemblait à un conte et dans les contes, les retours sont toujours des moments de bonheur mais là, le prince revient de la guerre et pourtant sa princesse est triste, comment est-ce possible ?

Et sa grand-mère lui expliquait.

- Oui, dans le fond ce retour était à la fois un soulagement et une angoisse. Nous n’avions eu que quelques mois pour apprendre à nous connaître, tout était à recommencer avec en plus pour chacun, ce trou béant de quatre années. Je ne te cache pas que les premières semaines furent très difficiles. J’appréhendais le moment du coucher que je tentais de retarder le plus possible. J’avais retrouvé Albert, mais pas mon mari et cet homme dans mon lit me semblait étranger.

 

Fanny se souvient du petit rire gêné que laissait échapper sa grand-mère.

  • J’avais l’impression de commettre un adultère, c’était complètement idiot et pourtant c’est comme si je trompais l’ancien Albert avec le nouveau ! Tu te rends compte ce que cette guerre avait fait de nous … Heureusement, si je puis dire, Albert refusa notre lit pendant plusieurs jours. Il s’étendait à même le sol, prétendant ne plus supporter un matelas trop mou. Quand il finissait par s’endormir, je le recouvrais d’un édredon. Je ne sais plus à quel moment il est venu me rejoindre, ce que je me rappelle c’est que j’ai dû « faire les premiers pas », les premiers gestes, tu vois. Pas facile à mon époque, j’avais l’impression d’être une gourgandine !

Et grand-mère de rire à nouveau.

 

Le temps passant, elle avait espéré que le cauchemar s’effacerait, il n’en fut rien, au contraire. Albert se mit à aller de plus en plus mal, il ne pouvait plus travailler, Blaise avait repris le chemin de leur ferme pendant qu’Albert restait prostré à la maison avec de terribles douleurs dans le dos qu’aucun médicament ne parvenait à guérir. 

La semaine qui avait précédé son hospitalisation, il marchait courbé comme un vieillard de quatre-vingt-dix ans. Il n’en avait que vint-cinq ! Madeleine avait tout essayé, elle avait même allumé un cierge à l’église de Gourin, elle, la laïcarde ! Qu’en aurait pensé son inspecteur s’il l’avait su ?…

Elle finit par persuader son mari malgré ses réticences, de passer des examens à l’hôpital. Ils iraient à Morlaix, c’était une grande ville, il serait mieux soigné.

 

Une voix qui semble avoir repris de l’assurance tire brusquement Fanny de ses souvenirs.

  • Il fallait bien parler, ça pesait trop lourd.

Un peu décontenancée par la brutalité du propos, Fanny interroge.

  • Qu’estce qui pesait trop lourd, un secret ?
  • Non, pas vraiment, un truc que j’avais pas osé raconter et qui m’empêchait de me tenir droit. Quand je suis revenu du front, il fallait rattraper le temps perdu, on s’est tous replongé dans le travail, il fallait avancer, oublier les années volées. Comme les autres, j’ai essayé d’enfermer mes souvenirs, les copains morts, la frousse qui te faisait littéralement chier dans ton froc, les moments de révolte, toute cette merde qu’on a dû bouffer pendant quatre ans. J’ai cru réussir, petit à petit, avec Madeleine, on s’est réapprivoisé, pas comme avant bien sûr…mais bon…je pensais que c’était pas si mal. Au moins j’étais revenu entier. Et puis j’ai eu ce foutu mal au dos qui me pliait en deux. J’ai serré les dents, j’avais survécu à cette saloperie de guerre, je n’allais pas me laisser abattre. Mallozh Doue* !

Quand c’est devenu insoutenable, j’ai cédé à la pression de Madeleine ; d’accord j’irais passer des examens à l’hôpital de Morlaix. Et c’est là que j’ai rencontré Sœur Céleste.

  • Il y avait des religieuses à l’hôpital de Morlaix ?
  • Oui, on m’a dit qu’elles étaient de la congrégation de St Joseph de Cluny et que certaines avaient offert leurs services au Dr Lohéac dès août 1914, je pense qu’elles n’ont pas chômé. Quand je suis arrivé, on m’a mis dans une chambre de quatre en attendant les examens. Et je les ai attendus ces examens. Une semaine !

T’imagines ! Heureusement j’avais emporté mes Trois Mousquetaires, l’inspecteur d’académie m’avait offert ce roman parce que j’avais été reçu 3ème du canton au Certificat d’études, le livre était un peu fatigué ; comme moi, il avait fait la guerre ! D’Artagnan était devenu mon compagnon d’armes. Mais lui ne mourrait pas.

 

Un silence. Comme si Albert voulait rendre hommage à tous ses copains qu’il avait vu mourir. Puis il reprend.

  • J’ai passé un tas d’examens, j’avais rien. Quand j’ai demandé à Sœur Céleste si j’allais sortir bientôt, elle m’a dit.
  • Vous aussi, vous aimez Dumas ?
  •  ???
  • Les Trois Mousquetaires elle désignait le livre que je tenais - quand j’étais jeune, ajouta-t-elle, j’ai dévoré ce roman, un peu en cachette je l’avoue – Sœur Céleste rougit sous sa cornette- ce n’était pas une lecture correcte pour une jeune fille mais il me faisait voyager. On n’en avait pas beaucoup l’occasion au couvent. À part ça, Monsieur Caillarec, comment va ce dos ?
  • Bien, selon les médecins puisqu’ils n’ont rien trouvé, mal, selon moi puisque je souffre toujours.

 

Et voilà comment grâce à Alexandre Dumas, j’ai commencé à parler à Sœur Céleste. Je suis resté trois semaines à l’hôpital ; elle venait tous les jours me voir vers 17 heures, après son service. Elle rapprochait une chaise de mon lit et immuablement me disait :

  • Alors Monsieur Caillarec, quoi de neuf aujourd’hui ?

Elle glissait ses deux mains dans les manches de sa robe et attendait, je sentais son regard bienveillant posé sur moi et je lui racontais ma guerre.

 

Fanny observe son grand-père, à cet instant il est devant cette religieuse, il lui parle, il lui confie ce qu’il ne pouvait livrer à quiconque, pas même à sa femme.

  • Pourquoi parlestu à elle, une étrangère ?
  • Peutêtre justement parce que c’est une étrangère et surtout – Albert émet un petit gloussement malicieux – nous avions un ami commun !
  •  ???
  • D’Artagnan ! Ça a débuté comme ça. On a parlé du livre, de ses héros, de leurs guerres et de fil en aiguille je lui ai parlé de la mienne de guerre.

C’était le dernier jour, mon dernier souvenir à lui confier, je devais rentrer chez moi le lendemain, mes douleurs s’étaient un peu apaisées, le repos sans doute.

 

Albert laisse un instant son mousquetaire empêtré dans ses complots. Il est dans la région de Verdun, le 20 août 1917, cote 344, le Bois des corbeaux, il donne l’assaut avec son régiment, la terre explose autour de lui, il fonce, à côté de lui son copain, son « petit frère », Soaig, un « bleuet », arrivé depuis deux mois.

- Je cours, je cours, fusil en avant, je sens Soaig tout près de moi. Soudain, je le vois s’écrouler, il se tient la jambe, sa bande molletière devient rapidement rouge. Un éclat d’obus. Je ne peux pas le laisser là, c’est la mort assurée. Je le hisse sur mon dos. Il faut le ramener à l’abri. Il n’a pas lâché son fusil, il pèse une tonne. Je cours lourdement, comme je peux, en zigzag, pour échapper aux « abeilles » qui nous poursuivent et ne se contenteront pas d’une simple piqure. Plus que quelques mètres, je me sens alors projeté en avant, au bord de la tranchée des mains se tendent et nous tirent. Nous sommes sauvés. Je me retourne et crie « Soaig ! ». Il a glissé le long du talus, il git face contre terre, je regarde hébété le trou dans son dos et je comprends pourquoi j’avais tout à coup senti son corps plus lourd. Sans lui, c’est moi qui étais mort.

 

Le vieux monsieur se met tout à coup à pleurer. Les larmes qu’il n’a peut-être pas pu verser ce jour-là, les mots qu’il n’a pas pu dire.

  • Voistu, ma petite fille, j’ai même pas pu dire exactement ce qui s’était passé, j’avais trop honte, je me sentais responsable de sa mort, si je l’avais laissé à terre, si je l’avais porté autrement, si, si, tous ces « si » me rongeaient la tête. Alors, j’ai rien dit, à ma famille, à sa mère, j’ai rien dit. Sa mère, je la connaissais, c’était la boulangère de Roudouallec, elle habitait près de chez mon cousin Raymond, j’ai laissé dire la version officielle « Mort pour la France », avec la médaille qui va avec…comme si ça pouvait changer quelque chose, leurs médailles…

Sœur Céleste m’a écouté et elle m’a simplement dit « Albert, vous avez fait, ce que vous croyiez devoir faire, c’est tout. ».

 

Quand il prononce ces derniers mots, Fanny sent la colère de toute une génération envoyée à la boucherie.

  • Et tu as revu Sœur Céleste ?
  • Non, j’ai appris que quelques mois après ma sortie, elle était morte de la grippe espagnole. C’est injuste. Mais à cette époque... qu’estce qui ne l’était pas ? Par la suite, j’ai souvent pensé à elle car je suis sûr que c’est elle qui m’a enlevé ce poids qui me courbait le dos et j’espère qu’elle a tout mis dans une valise pour tout déballer au pied de ce Bon Dieu qui n’a même pas été capable d’empêcher ça.

 

 

Fin

 

Mini glossaire (pour enrichir vos jurons en breton !)

 

Gast : putain

Mallozh doue : nom de dieu