• Il est où le bonheur ?

Je n'ai pas fini de poser ma question qu'immédiatement, elle répond avec fougue : Il est sur mon vélo ! Elle poursuit : Tu ne peux pas comprendre. Mais dès que j'appuie sur la zappette, que la porte de mon garage se ferme, trois ou quatre coups de pédales après, tout souci, toute préoccupation, toute exigence, toute contrainte, toute obligation se sont évanouies. Le quotidien, tout ce qui est lourd, encombrant reste derrière la porte, je pars avec l'essentiel, l'indispensable. Avec à peine dix kilos de bagages je peux m'abriter et dormir confortablement, cuisiner et manger, m'habiller et me couvrir en cas de froid ou de pluie. Je me sens légère, je pédale le nez au vent, libre et prête à toutes les aventures, les rencontres, les découvertes. Je te le dis : le bonheur !

Elle devient intarissable et poursuit :

           En vélo, j'éprouve un plaisir que je ne dois à personne. Le plaisir vient à moi, s'offre à moi, comme ça, simplement.

Je tente de modérer son enthousiasme en soulignant que les côtes doivent être pénibles, que ce n'est pas que du plaisir. Elle hausse les épaules comme si je ne comprenais rien.

Dans une côte, il faut prendre son temps, en vélo, on a tout son temps, j'ai le temps d'admirer les bords de la route. T'es-tu émerveillé devant un tapis de liserons, avec ses petites fleurs coniques blanches et rosées. Au-dessus, poussent des chicorés sauvages aux fleurs d'un bleu très doux, des mauves et les tanasies orangées, de temps en temps un pied de fenouil. Les herbes folles qui se balancent doucement complètent cette composition florale. Soudain deux ou trois oiseaux jaillissent de la haie, volent devant moi, disparaissent de ma vue puis jaillissent à nouveau, comme s'ils m'attendaient et voulaient m'accompagner, m'encourager.

Arrivée en haut de la côte, tu n'imagines pas la récompense. Je me lance dans la descente, les doigts posés sur les freins. Sans freiner ! Rester concentrée avec la peur de décoller, de dérailler, de déraper. Pédaler à nouveau pour profiter de mon élan pour arriver en haut de la côte suivante, encore plus vite. Rouler sur les hauteurs, jouir de ce paysage qui s'offre à mes yeux, mosaïque de couleur. Paysage en camaïeu de vert et de jaune brun. Œuvre d'art naturelle. Les blés justes moissonnés avec les bottes de paille, disposées au hasard, de manière harmonieuse m'évoquent les colonnes de Buren. De haut, les tournesols semblent un tableau impressionniste. Les maïs très verts donnent du relief à cet ensemble. À côté c'est une prairie avec un troupeau de vaches, bordé par des haies, comme une broderie en relief, un peu plus loin, sur une petite colline un village avec ses petites maisons et un clocher.  

Je l'écoute, toujours avec intérêt et un sourire en coin.

            Le vélo c'est aussi des rencontres, c'est une fraternité.

On se croise et se salue, on se double. Un cycliste de la région ralentit son allure et m'accompagne quelques kilomètres. Il prévient :

  • C'est assez vallonné par ici.
  • Après c'est plus plat vous suivez la Sèvre Niortaise.

Au camping le soir, il y a le coin des randonneurs à vélo. Toujours les mêmes questions :

  • Vous allez où ?
  • Vous venez d'où ? Vous avez fait la Loire en vélo ?
  • J'ai fait la Vélodyssée

L'entraide est spontanée : Est-ce que vous avez de l'huile ? j'offre à mon jeune voisin l'huile de mes sardines pour cuire son beefsteak.  C'est peut-être plus drôle que gastronomique, mais c'est cela que j'aime, pouvoir s'amuser de tout.

Dans les villages les gens sont accueillants, chaleureux et curieux.

  • Vous venez de loin ?  
  • Vous êtes chargé ?
  • Vous n'avez pas trop chaud ?

 

Je voudrais trouver une faille dans ce bonheur qu'elle dit total : mais tu n'as pas mal aux fesses ?

Elle ironise : dans ton fauteuil, devant ton ordinateur tu n'as jamais la migraine ?  

  

Si rouler à vélo est un plaisir que je ne dois à personne, rouler avec un ami est un plaisir double.

J'aime ne pas me préoccuper de la route, suivre, ne pas regarder la carte, je lui fais totalement confiance.

À deux, je redécouvre ces petits échanges du quotidien :

  • Bonjour,
  • Tu as bien dormi ?
  •  Tu es prêt ?
  • Qu'est-ce que tu veux manger ?
  • On va voir ça ?

Prendre du plaisir dans ces banalités, c'est la joie de se sentir accompagnée, ne pas être seule. Tu vois, après quelques jours en vélo j'éprouve une joie intense, un enthousiasme dynamisant, mais en même temps ressurgit la vague des si :

  • S'il s'était …
  • S'il n'avait pas....
  • S’il y avait eu …  

Vague de nostalgie, des souvenirs heureux qui ne sont plus. Cette vague me submerge, m'emporte, me brasse, me tourne et me retourne dans tous les sens et je m'échoue sur le sol. Douchée, lavée, rincée par cette vague, et je me relève, prête pour de nouvelles balades, nouvelles découvertes, de nouveaux possibles.

 

Oui, je la rassure Je suis certaine que tu réaliseras encore de belles randonnées, mais est-ce que tu peux comprendre mon plaisir à écrire, le plaisir que j'ai à aligner des mots sur une page blanche, à trouver le bon mot, le mot juste, le mot qui te transporte dans l'imaginaire, le mot qui allège une peine, le souvenir d'un bon mot, d'un jeu de mots, des petits mots d'amour et des gros mots.