Il est où le bonheur ?

Ce petit éclat de phrase est venu me titiller le tympan au moment où je m’y attendais le moins. J’étais occupé à remettre de l’ordre dans mon pelage qui gardait la trace ébouriffante d’un passage dans les endroits les plus reculés du grenier.

Je ne vous parle pas des restes de toiles d’araignée qui m’enguirlandaient sourcils et moustaches.

Seul occupant de ces espaces escarpés du château, je n’y rencontre pas de concurrence avec les autres matous. De même que je n’ai pas de problème avec les chattes, car je ne les autorise à m’accompagner contempler couchers de soleil ou clair de lune qu’avec parcimonie, en clair lorsque j’en ai envie.

Je vis ici comme un chamoine, méditant des heures durant allongé dans un chéneau, le monde à mes pieds à la surface duquel les humains semblent ressembler à des rats.

Pour ma sécurité je dispose d’une zone de repli dans les combles où j’entre par une fenêtre à tabatière à laquelle il manque une vitre. Mais cette sortie n’est utile qu’en dernier recours lorsque les éléments me l’imposent : par exemple par temps d’orage quand le chéneau se transforme en torrent voire l’hiver en patinoire par temps de gel. Pour ce qui est de la nourriture, vous n’imagineriez pas le nombre de bestioles à quatre pattes qui hantent les greniers d’une telle demeure, alors !

À force de les entendre parler, j’ai fini par comprendre que ces alchimistes des mots qui se réunissaient régulièrement dans la grande salle du dessous n’ont qu’une idée en tête. Ils se rencontrent ici dans le but de découvrir où se trouve le bonheur et par quel moyen parvenir à y accéder.

Il est où ? par ici, ou bien peut-être, par-là que sais-je encore ?

Sachez bande de papivores qu’à la longue vos commentaires m’escagassent, me mitent le poil et me donnent le bourdon.

Entendons-nous bien, je reconnais à votre décharge que vous ne recherchez pas le bonheur dans une perspective consumériste inventé par un publicitaire bobo écolo. Que vous n’êtes pas non plus du genre à accepter un faire-valoir fabriqué en Chine ou en Malaisie par des enfants besogneux, encore moins un bonheur rutilant façon plastique doré, et fanfreluches.

Non, ce que vous visez c’est le bonheur, le vrai, le beau ; le simple, celui qui vous tourneboule les sens en tous sens, tout simplement.

Ce big bang primordial que l’on ne rencontre que rarement dans sa vie, dont la puissance efface le soleil et provoque la disjonction du cerveau. C’est si violent que celles et ceux qui le rencontrent en perdent le souvenir de là où ils habitent et de comment ils se nomment. Incontestablement c’est du sérieux, et nous n’avons encore qu’aux prémices.

Il m’a fallu un moment pour comprendre quelle était votre méthode d’approche du phénomène.

Vous avez opté pour la simplicité en choisissant : « l’écriture », ça vous laisse sans voix et bien moi aussi. L’écriture pensez un peu !

J’avais imaginé que vous auriez pu choisir le style salon où l’on cause, celui dans lequel ce que vous avez exprimé cinq minutes plus tôt est incontestablement sorti de l’esprit de tous cinq minutes plus tard. Selon la formule bien connue du « ni vu ni entendu je t’embrouille ! voire les paroles s’envolent les écrits restent !»

Pour ces phénomènes de l’écritoire, pas question, ici tout doit être tracé noir sur blanc, dessinant ligne après ligne ce qui deviendra la représentation de là où chacun s’en trouve de sa quête du Graal.

Une sorte d’ordre de chevalerie de la Table ronde, mais ici on n’est pas à Avallon chez Arthur, mais à Avanton chez Viviane. J’ajouterai qu’en sus la table n’est pas ronde mais rectangulaire. Remarquez qu’il n’y a pas si loin et que l’on sent des réminiscences, le château par exemple.

Un soir je me suis permis de me laisser enfermer dans le grand salon pour assister à l’une de vos séances et pendant toute une soirée, allongé confortablement au sommet d’un vaisselier m’astreignant au silence, j’ai pu découvrir les facettes de vos pratiques de travail.

Je peux vous assurer qu’ils ne sont pas rapides à l’allumage, arrivant tranquillement, pratiquant les politesses d’usage, émettant quelques commentaires anodins sur les dernières avancées des travaux ou de l’absence de travaux.

Ce soir-là, le thème proposé par la feuille de route n’était rien de moins que : « exprimez le doute, l’incertitude » ou plus précisément l’expression des sentiments : doute, et incertitude.

J’ai failli craquer et miauler de rire rien qu’à regarder leurs têtes, un temps de silence, des grommèlements et borborygmes, des questions à la marge pour gagner du temps et puis silence, début du travail d’écriture proprement dit.

Chacun ou chacune positionnant son matériel, qui va du crayon de papier à la tablette, ses feuilles ou son bloc. Jusque-là rien de bien intéressant à se mettre sous la dent.

C’est comme dans un marathon, il y a ceux qui partent au galop et ceux qui observent, ceux qui gribouillent ou qui qui sucent leur stylo tout en regardant en l’air.

Un point technique important si vous voulez connaître l’état exact de leurs sentiments, observez les yeux : vous découvrirez ceux qui comptent les poutres… ou les ampoules des lustres ! Ceux dont le regard absent va se perdre par les fenêtres feignant d’observer la campagne, comme si l’inspiration pouvait à tout instant jaillir d’un bosquet voire du passage d’un vol d’étourneaux ou des circonvolutions d’un cumulonimbus.

Ça c’est leur côté chamane et j’aime, il faut savoir utiliser tous les artifices pour que la transe de la phrase prenne forme. Cette étincelle magique qui progressivement embrasera les méninges comme le tison rallumait le foyer dans la masure gauloise où vivaient mes ancêtres, je m’égare.

Je m’emballe mais ce n’est tout de même pas à moi d’écrire. 

Il y a le stakhanoviste seul contre tous qui gratte sa feuille comme si sa vie en dépendait et qui aligne les pages.

Les bâtisseuses, qui, telles les ouvrières de la ruche construisent à petits mots les bases de leurs futurs écrits.

Le clan des historiens qui recherchent au travers de ses histoires de famille ou de son parcours de vie de quoi alimenter sa quête.

Les puristes de la construction romanesque et lexicale qui pèsent mots et phrases en puisant dans leurs connaissances de la langue française et de sa tendre grammaire de quoi éclairer sa route !

Croyez-moi cela s’électrise entre neurones et synapses et il serait possible de récupérer de l’énergie électrique à la sortie des cervelets.

Je pense tout à coup que tels qu’ils sont là, penchés sur leur écritoire, ils manquent de liberté, que s’ils éprouvent des difficultés à atteindre la pureté créatrice c’est que leur esprit est encombré d’un conditionnement, et d’aprioris de bien bienpensance, que dis-je d’un fatras !

Je pense ici aux orientations politiques, aux relents de religiosité, aux effets de mode voire aux imprégnations de lecture, ou bien encore à leur attachement à des histoires familiales fantasmées ou réelles voire des souvenirs professionnels magnifiés ou surnégativés.

J’ai un peu perdu de ma prudence m’affutant les griffes dans le chêne du vaisselier au risque d’être découvert. 

A cet instant, une idée folle, mais amusante à mes yeux m’a traversé l’esprit : ce qu’il faudrait pensai-je pour les libérer, ce serait une remise à zéro de tous les compteurs, un nettoyage de toutes les mémoires « on efface tout et on recommence » on se donne la chance de la joie et de l’aventure.

J’agite la queue comme j’en ai l’habitude lorsque je suis content de moi et à ma grande stupéfaction le temps qu’elle n’effectue un allez retour…PAF

Je vous le donne en un trillon, mille n’y suffiraient pas, il n’y a plus rien, le vide le néant.

Tout est blanc, nous sommes enfermés dans un parallélépipède rectangle blanc où ne demeure que la table les chaises les blocs et les crayons.

J’allais oublier les scripteurs, ouf ce fut une belle peur !

J’ai été victime de mon idée saugrenue, quand le vaisselier s’est effacé je n’allais pas rester suspendu dans le vide. J’ai suivi les règles de la gravité et je vous garantis que l’atterrissage a été rude, désormais caché sous la table je contemple des pieds qui s’agitent nerveusement.

Pendant quelques minutes il ne se produit rien, personne ne semblant s’être aperçu de la disparition de tout environnement.

Puis quelques représentations du réel recommencent à fuser comme dans un son et lumière tel qu’ils se pratiquent aujourd’hui sur les monuments ou dans ces lieux d’immersion tapissés des images de l’œuvre d’un peintre.

Un style Grandes eaux de Versailles, avec jaillissements de pans d’univers intérieurs s’offrant aux yeux de tous, et que d’autres complètent ou recouvrent à la vitesse du vent.

Certes, il y a des trous car certains ne trouvent pas instantanément le chemin de leur pensée ou de leur inventivité.

C’est une tapisserie Pénélopsienne, qui se crée ou se défait au gré de la production de chacun.

Avec le temps on se rend compte qu’au-delà d’une recherche personnelle c’est tout un compagnonnage des mots qui se constitue. Chaque scripteur quand bien même il reste sur son quant-à-soi livre malgré lui des éléments de phrases, des échantillons de mots des récits qui participent à l’élaboration du collectif.

Qu’importe que l’on soit en accord ou non avec ce que raconte l’autre de son cheminement intérieur, de sa conception du monde et de sa façon de le relater.

L’important demeure, que chacun chemine à son rythme, puisse-t-il être comme le chercheur d’or qui découvre une pépite au fond de sa batée. Qu’il éprouve ce bonheur de mettre à jour une phrase, une idée, un mot qu’il soit d’amour ou de lumière qu’il fera jaillir sous sa plume !!!

Ils ont bien intégré le concept de : on efface tout on passe à autre chose, ils ont posé crayons et stylos refermé les ordinateurs et tablettes.

Ce n’est pas le tout mais il faut qu’on mange !