Lorsque se ferme une porte

Il est aisé de deviner qui vient d’entrer

Le claquement du battant, l’appel

Les pas dans le couloir

Et selon qui arrive on sent son cœur

Battre plus vite ou perdre sa rythmique

Le thé fume dans la théière

Une odeur de pain grillé flotte dans la pièce

J’ai choisi avec soin leurs confitures préférées

Pour lui un pot de fraise un peu caramélisé

Pour elle une marmelade d’oranges aux teintes de fin d’automne

 

*****

 

Je n’ai perçu qu’un seul pas, lent et mal assuré

Où était le pas galopant du petit ?

Ses cris, le bruit de ses affaires qui volent

Le sac dans un coin, les chaussures dans l’autre

Le plouf de son manteau et son écharpe

Qui comme d’habitude ont raté le bout du canapé 

Le pas s’est arrêté, et mon cœur par là même

Quand enfin, elle se précipite vers moi

Se bloque contre mon épaule et chuchote très vite

  • Ce n’est pas de ma faute j’étais à l’heure

Mais il n’était plus là !

Les maîtresses alertées ont cherché partout 

Elles ont interrogé les enfants, l’une a couru dans la rue

Rien, absolument rien.

Désormais elle pleure je sens ses larmes dans mon cou

Le thé va refroidir mais qui s’en apercevra !

Le contact de son corps me rassure

Retardant le temps de la panique

Je sens son parfum poivré mêlé à l’odeur de sa peau

Cela fait des semaines que je n’ai pas pris quelqu’un dans mes bras

Je n’ai pas envie qu’elle s’écarte

Cette fois c’est sûr, je suis complètement à l’Ouest

*****

 

Les minutes fuient lentes et stériles

Rien, dans les hôpitaux

Ni dans les commissariats

Pas plus qu’à l’école où la directrice veille

Et nous deux dans le silence 

Avons bu du thé froid

N’osant à peine nous regarder

Chacune trame dans sa tête les scénarios du pire

Dans ces instants nauséeux on tente de se remémorer 

La façon douce et subtile dont l’amour s’est inséré dans nos vies

Lent comme une marée qui envahit l’estran

Brutal et violent comme feu de forêt 

Dévastant les sous-bois

Parfois lumineux et brûlant vous obligeant à fermer les yeux

Ou chaud et caressant comme un Pashmina

Ce fut peut-être un regard croisé

Une main effleurant la nôtre en nous tendant un verre

Une phrase cueillit là sur le bord des lèvres

Alors qu’on ose à peine lever les yeux de peur de se perdre

Ressentir un besoin violent et profond là au creux de son corps 

Qui vous recroqueville sur le manque

Le bleu lagon d’un regard qui submerge comme mascaret

Ou cette épaule dont on aimerait qu’elle nous serve d’arc-boutant

Que dire de cette nuque où volètent quelques boucles, qui là-bas ne se retourne pas

 

*****

  •  
  • T’as entendu ?

Non rien du tout, perdu dans mes pensées à me remémorer ce qui pour moi fut l’éveil de l’émoi, je n’ai rien entendu.

 

Les pas dans l’escalier m’ont échappé ainsi que le crissement doux de la porte que l’on ouvre avec précaution…

Il est là, l’air penaud n’osant lever la tête et nous regarder.

Elle a jailli de son fauteuil, s’est précipitée sur lui, l’a saisi à pleins bras et maintenant elle valse en le serrant contre elle.

Lui a fini par rire de toutes ses facéties, tandis que glacée je reste figé à les regarder ne pouvant me joindre à eux tant je ressens le pire

  • Où étaistu passé, tu imagines notre peur ?

Le petit visage s’est fermé, les rires ont disparu, je pressens que cela va être difficile.

  • C’est parce que papa est venu me chercher

Ne pas répondre, prendre son temps, tenter de comprendre ce qui ne peut l’être

Ne pas pleurer, ne pas rire

Il attend que je réagisse, peut-être que j’explose !

 

  • Ah bon, et c’est pour cette raison que tu n’arrives que maintenant ?
  • Ben oui, il m’attendait au portail, il m’a dit viens on va aller boire un chocolat

Ma vie est un trou noir depuis quelque temps elle avale tout ce que j’aime ou que j’ai aimé

J’ai aimé le monde et ses merveilles, j’ai aimé la nature, la peinture

J’ai apprécié la musique écrite par les humains, puis celle donnée à entendre par la nature et désormais je vis comme un rat, enfermée dans cet appartement.

J’ai désiré être aimé par l’homme que je m’étais choisi. Ce fut long, je me trouvais pathétique guettant toute une soirée pour essayer de saisir son regard.

Prête à pleurer de rage lorsqu’il se contentait de glisser sur moi sans m’attacher plus d’importance qu’à un meuble ou un tableau.

Je regardais fixement sa nuque tentant de pénétrer son cerveau pour lui laisser entendre que je désirais qu’il s’approche de moi, me prenne dans ses bras, m’embrasse, me sorte de cette pièce enfumée pour aller courir sur une plage.

Je n’étais plus une femme de trente-cinq ans, mais une adolescente de quinze, mes repères avaient depuis longtemps fondu dans le brouillard. Je n’étais plus moi, mais une femme désirante et amoureuse prête à tout oublier pour le suivre.

Quand je parvenais à me reprendre je me traitais de tous les noms, comme d’insignifiante, me trouvant laide et stupide…

Et puis lors d’une soirée quelques mois plus tard, alors que mon âme avait retrouvé son calme j’ai entendu

  • Je m’appelle Alexis et vous ?

Je me suis concentrée prenant le temps de reprendre mon souffle, n’osant me retourner. Je n’étais pas certaine que ce fût lui, mais une petite musique me susurrait que si.

Il y eut des temps de fièvre, il y eut les heures de joie, il y eut des nuits et des jours de folie et de plaisir. Ne restait plus que nous, nous étions seuls au monde…

Il se produisit un bouleversement quelques mois plus tard quand je me suis rendu compte que j’étais enceinte.

Nous n’avions rien prévu, nous n’étions ni pour ni contre, mais paradoxalement mon univers en explosant s’était rétréci. Nous formions désormais un trio, je n’ai pas songé à une famille : le futur enfant, moi qui l’enveloppais, l’homme de ma vie et au loin le monde extérieur.

Notre univers demeura lumineux, enfin jusqu’à l’incident du Super marché, cet instant fatal où comme dans les sacrifices Inca on m’a arraché le cœur de mon vivant.

Le trou noir a alors commencé à avaler Alexis.

Je l’aimais, soit, mais je ne connaissais rien de lui, il avait toujours été très discret sur son histoire, sa famille et moi comme une péronnelle en amour je m’étais contentée de ses absences d’explication.

Il était le père de mon enfant, il était mon amour, il était ma vie, il aurait fallu me bruler vive pour que je cède un pouce de ces justifications.

Le feu s’est chargé de me ramener à la réalité et Alexis et notre histoire d’amour ont disparu dans le trou noir 

Se replier sur ses souvenirs ses rêves et ses passions, tenter de sauver, ce qui pouvait encore l’être. Se raccrocher à l’enfant seule trace tangible de ma vie d’avant

Commencer à retrouver le sommeil, à écouter le vent dans les arbres et regarder sans larmes glisser les heures de la nuit. 

Tout à coup cette explosion d’une étoile dans ma galaxie précipite le retour des catastrophes dans ma vie.

 

Le trou noir vient de m’apprendre que tel Moloch il n’était pas encore rassasié et je sais que c’est ma chair et celle de l’enfant qu’il va dévorer.

Je ne me suis jamais posé la question de lui demander s’il voulait cet enfant, il n’a rien dit se contentant d’acquiescer.

Peut-être est-ce un hasard mais c’est dans cette période qu’il a commencé à devenir taciturne. Toujours tendre et gentil, au moins je le pensais, occupé que j’étais à ronronner autour de mon petit. 

Plus attentive peut-être aurais-je réalisé qu’il voulait me dire quelque chose, alors qu’un mur de glace s’élevait doucement entre nous, que nous ne communiquions plus que par monosyllabes.

Je prenais le petit contre moi la nuit quand il pleurait et je lui donnais le sein à demi ensommeillée. Il a prétexté qu’il craignait de l’écraser dans son sommeil pour dormir sur le canapé. Je n’ai même pas dit oui, il a quitté la chambre sans que j’aie eu un mot pour lui.

Ma bulle se suffisait, à elle-même, alors que j’étais sur le point de le perdre…

Aujourd’hui c’est mon fils qui s’approche inexorablement de l’entrée du gouffre, une fois lui dévoré, il ne me restera rien.

J’ai le sentiment que depuis qu’elle m’accompagne, mon amie a tenté de m’entrainer sur cette piste. Mais à chaque fois j’ai cru y percevoir un danger et j’ai détourné la conversation.

Ce soir elle est là en face de moi, silencieuse, consciente de mon trouble, elle me propose de rester la soirée avec nous.

Théo qui nous écoutait en mangeant son goûter s’est précipité vers elle en criant à la limite des larmes. – Oui, oui reste avec nous, moi, j’ai peur la nuit !

Elle m’a regardé en hochant la tête et a dit avant de nous quitter tandis que Théofaisait une colère – Tu feras comme tu veux, mais il va falloir y penser rapidement.

Ce que j’aime chez elle c’est qu’elle sait être présente et attentive ; mais aussi qu’elle se permet de mettre les points sur les i quand cela s’avère nécessaire.

 

***** 

Après quinze jours de calme, nouvelle alerte plus longue celle-ci ce sont les agents du commissariat qui l’ont raccompagné à la nuit tombante.

  • Heureusement que son adresse était marquée sur son sac, nous n’avons pas pu lui tirer un mot. Il faut être plus prudent madame, son père aurait dû nous prévenir.

Je les ai remerciés, où était Sabine, pourquoi n’était-elle pas à la sortie de l’école ?

Et puis qu’est-ce que c’était que cette paire de tennis qu’il serrait contre lui 

Les questions se bousculaient dans ma tête j’avais l’impression de sombrer

Les agents venaient juste de sortir quand Sabine est arrivée, elle m’a fait signe de me taire.

Une fois Théo monté dans sa chambre elle s’est adressée à moi à voix basse,     

  • Tu n’as rien à craindre, je l’ai suivi depuis la sortie de l’école, me gardant bien d’intervenir, il a subtilisé les tennis au Super marché et il te racontera que c’est son père qui les lui a offerts.

Je m’étais laissée tomber sur le canapé n’ayant pas la force d’écouter plus longtemps son récit en étant debout. 

  • À toi de voir mais il faut que tu te bouges

Sur ce, elle m’a embrassée, crié au revoir au petit et elle est partie.

Ma première tentative a été un fiasco, je ne m’étais réveillée qu’un quart d’heure avant la sortie des classes. J’ai vu à son regard qui se détournait que c’était raté.

  • J’aime mieux quand c’est Sabine qui vient me chercher.

Il a fait le trajet cinq pas devant moi sans jamais me regarder, je portais mon vieux jogging délavé et fripé. Mes cheveux en friche devaient se contenter de la douche depuis de longs mois.

Le lendemain l’ordre était rétabli et Sabine assura le service mais à son regard désapprobateur j’ai compris qu’elle n’était pas d’accord.

Il aura fallu de longues semaines pour que j’entreprenne le chemin à l’envers, sortir, aller chez le coiffeur, accepter de me regarder dans la glace et diable, pour moi ce ne fut pas rien

Ouvrir la penderie, trier entre passé et présent et choisir une robe adaptée à la saison !

À cent mètres de l’école je l’ai trouvé assise sur un banc.

  • Ouah quelle recherche, il y a encore du travail côté sourire mais tu avances.

 

Devant l’école il m’a regardé l’air étonné, il est venu à moi s’est serré contre mes jambes et a pris ma main il était rayonnant, nous avions choisi ce prénom ensemble Théophane car il signifie soleil…

Pour échapper à un trou noir il faut courir pour parvenir à se déplacer plus vite que sa vitesse de rotation, alors c’est le salut !