Comment te dire mon fils te souvenir ton père ?

Qui aurait pu savoir ou deviner qu’il serait

bref comme coup de vent ?

Que la vie nous roulerait telle vague de mascaret

dans le lit de la souffrance ?

Non, rien ne me laissait entendre

que l’homme choisi pour homme de ma vie

s’effacerait comme mirage au désert.

Comment te raconter mon fils

l’horreur, la douleur, la honte indicible ?

Il faudra pourtant que je te dise « qu’il était une fois. »

Mais qui sait si je pourrai tenir jusque-là.

J’espère par une nuit de brouillard 

ne pas à mon tour commettre l’irréparable,

les rivières sont profondes et n’ont pas de mémoire.

J’essaie de remémorer

ces heures ces jours ces années…

du bonheur absolu à la terreur franche.

Ma mémoire hoquète faisant obstacle

à la remontée des indices qui eussent dû m’alerter.

Je me sens si coupable vis-à-vis de toi petit d’homme

Qui court dans le jardin pour attraper le chien.

 

*****

 

Quand le téléphone sonne, on décroche par habitude.

Gendarmerie nationale, le sang se glace

il est mort, blessé peut-être.

Non madame, arrêté pour une altercation,

en raison de l’absence de pièce d’identité

ainsi que des papiers de son véhicule.

Une altercation avec qui grand dieu ?

Il fuit le monde comme la peste.

Il a molesté une femme l’a menacée bousculée.

Je suis folle ou je vais le devenir,

J’implore le ciel, la terre et les enfers.

Mon ventre est douloureux,

l’autre là-dedans n’aime pas les surprises

il saute et se débat, je dois m’asseoir

mains bien à plat sur la peau et lui chanter une berceuse.

Une histoire de fou une bonne femme hystérique,

il boude furieux d’avoir eu affaire à la police,

et désormais de devoir me rendre des comptes.

Il fait mine de dormir, 

son visage mal rasé voit ses reliefs amplifiés 

éclairés par les lumières du tableau de bord.

C’était il y a trois ans,

nous nagions dans une forme de bonheur, 

mais désormais je n’oserai plus dire quoi.

Un orage qui éclate comme cela un soir d’été 

quand la journée a été chaude 

provoque débandade qui fait courir 

se réfugier à l’abri.

Depuis nous n’avons plus jamais réabordé cette histoire

esquivant ainsi questions et réponses.

Par peur de l’explosion peut-être ?

Notre fils est beau comme un soleil, 

silencieux comme son père,

et moi je suis la plus heureuse des femmes.

 

*****

 

Il a continué à se rendre chez son ami pour l’aider dans ses travaux de jardinage.

Toujours sa même tenue de vieux bourgeois désargenté, celle qu’il portait lors de son interpellation, ses jerrycans pour l’essence des machines et sa bouteille de vin du Rhin. 

Jamais je ne lui ai demandé à quelle heure il pensait rentrer et jamais il ne m’a rien annoncé avant de partir.

Je reste visage collé à la vitre mes larmes et la morve coule le long de celle-ci donnant l’impression que des escargots y ont promené leur peine.

J’essuie la vitre, le petit n’est plus dans le jardin, je sors en hurlant comme une hallucinée. Il arrive en courant de derrière une touffe de seringat, mes cris l’ont effrayé au point qu’il pleure.

Je le serre dans mes bras pour masquer mon trouble et essayer de reprendre le contrôle de moi-même, mais mon coeur bat si fort qu’il est impossible qu’il ne l’entende pas.

*****

Un soir il n’est pas rentré, je me suis préparé du café et j’ai attendu. 

Je me suis endormie sur le canapé, au réveil ma joue portait la marque des plis du velours côtelé. 

C’est le petit qui m’a réveillé il chougnait car il avait faim.

J’ai levé le rideau, la voiture n’était pas devant la maison. Mon souffle s’est raccourci j’ai cru que j’allais faire une crise d’asthme.

Le téléphone a sonné.

Ah, non pas eux, surtout pas eux ce n’est pas possible !

Allo Gendarmerie nationale, j’ai lâché le combiné et me suis enfuie dans la cuisine mon fils dans les bras.

Ne pas pleurer, ne pas pleurer, ses biscuits son chocolat, sa peluche.

Je suis retournée dans le séjour j’ai raccroché attendu deux minutes puis je les ai rappelés.

Une voiture banalisée m’attendait devant la maison une jeune femme en est descendue m’a accompagnée jusqu’à la voiture, puis est remontée vers la maison portant mon fils dans ses bras.

Aucun souvenir du voyage, juste de mes dents qui claquent et de mes larmes qui roulent sur mes joues.

Au silence qui s’est établi dans l’accueil à mon entrée j’ai compris qu’il était mort. Je revois le carrelage à motifs rouges qui monte vers moi alors que c’est moi qui m’écroule.

Je reprends conscience dans un bureau dont on a tiré les volets, une femme est assise près de moi et me tient les mains.

D’une voix calme et douce mais tranchante comme un scalpel elle m’explique ce qu’ils savent : Mon mari est mort cette nuit dans sa voiture qui a entièrement brulé dans un bois à cinq kilomètres d’ici.

J’ai la bouche ouverte, la nouvelle est si terrible qu’elle n’aurait pu entrer par mes oreilles. Je me balance d’avant en arrière, comme une aliénée dans un service psychiatrique.

La femme n’a pas lâché mes mains, tête baissée elle attend que je reprenne mon souffle et me propose un café.

*****

Après son algarade avec l’hystérique il n’avait plus jamais été le même. Plus silencieux, plus réservé, plus absent aussi, souvent je devais lui répéter ce que je venais de dire.

Ses yeux gris avaient perdu leur lumière de mer du Nord, je mettais cela sur son inquiétude d’être devenu père.

Il s’était aménagé un bureau dans le fond du garage auquel je ne m’autorisais pas l’accès sauf s’il était là occupé à travailler.

Ils sont venus, ont fouillé partout et emporté des boîtes de documents et son ordinateur, toujours silencieux, pas de question, me tenant à l’écart, ce n’étaient plus les gendarmes mais des ombres dont la plupart étaient masquées.

*****

La femme qui avait commencé à m’informer a poursuivi de sa voix sans timbre.

Dans la voiture il n’était pas seul, nous avons trouvé un autre corps tout nous laisse à penser que c’est la femme avec qui il avait eu une altercation il y a trois ans !

Je ne demande rien, je sais que cela va venir.

Il l’attendait devant le supermarché, il s’est glissé contre elle lorsqu’elle est sortie. Elle l’a affronté, lui ne disait rien les caméras de surveillance ont filmé la scène mais nous n’avons pas compris tout de suite leurs propos car ils s’exprimaient en allemand. Il tenait une arme cachée sous son blouson plié sur son bras c’est pourquoi cette fois ils n’en sont pas venus aux mains.

Nous avons fait traduire les mouvements de leurs lèvres. Elle lui a dit : vous pourrez faire ce que vous voulez, je vous ai reconnu, je jouais derrière les rideaux du bureau de mon père lorsque vous l’avez abattu, vous ne portiez pas de masque vous croyant seul.

Et lui s’est tu pour me sauver la vie !

*****

Les phares d’une voiture arrivant en face ont illuminé l’habitacle. J’ai poussé un cri inhumain imaginant d’un seul coup l’intérieur de la voiture dans lequel il venait d’allumer l’essence qu’il y avait répandue.

J’entends les hurlements quand le feu les embrase, je vois leurs yeux qui éclatent, leurs visages qui fondent, les cris qui s’éteignent tandis que le brasier ronfle et les consume.

Je vomis dans la voiture avant qu’ils n’aient pu intervenir, cet acte rendant mes cris inaudibles.

Comment te dire mon fils, te souvenir ton père.

A ce jour, mes larmes ne peuvent éteindre cet incendie qui me ravage le cœur !