« L’anecdote murmurait, la fiction du crime murmurait[1]. » Phrase qui tourne en boucle dans sa tête. La confusion, elles en rient en vaguant dans les rues, seule elle se serait perdue encore, mais ensemble, elles se plaisent à croire que la plus innocente de leurs mains est l’envers de celle qui agresse. Elles s’amusent de cette anecdote que Géraldine lui raconte en traversant le quartier, inexploré gouffre de terreur, la folie rôde, qu’elle ne voit pas, transforme en certitudes, l’habitude balaie le doute, oppose le rire au hasard. Le mari d’une de ses copines de lycée disparu, du jour au lendemain, sorti chercher des allumettes, c’est ce qu’on dit dans ces cas-là. Trois ans après l’incident survenu dans le quartier. Aucune nouvelle. La police a enquêté à l’époque. L’avait appelée. Un homme avait agressé une jeune femme sur le parking du supermarché désaffecté, il ne reste plus que des bâtiments vides, crasseux, qu’elle n’avait pas remarqué jusque-là. Cette habitude qu’ils ont de déplacer les supermarchés, ou les stations-service, juste en quittant les lieux, laissant des espaces défigurés, juste vidés, jamais nettoyés, dix ans après les murs gris sont toujours là, traversés des couleurs délavées des restes d’enseignes. L’agresseur portait une veste de survêtement vert fluo, une casquette Nike, et deux bidons d’essence. Son mari venait d’aider un ami dans des travaux de jardinage où il fallait être deux, et il portait la même tenue ridicule, qu’il ressortait à chaque fois, quoi qu’elle dise. Le doute était permis. Il était tombé en panne d’essence pas très loin du supermarché, il avait dû marcher avec ses bidons. Ils riraient de la méprise. Plus tard. Sur le moment, non, elle était fatiguée, son fils venait de naitre, il pleurait beaucoup, elle venait de le reposer dans son berceau – cette histoire de disparition l’a tellement traumatisée, elle se perd dans les détails quand elle commence à raconter – le téléphone a sonné, la police voulait savoir ce que son mari faisait sur la route des Bords de ville, et comment il était habillé, et à quelle heure il avait quitté le domicile conjugal. Ils s’étaient amusé de la confusion, il en avait profité pour jeter enfin cette veste de survet fluo et la casquette défraichie qui lui servaient d’uniforme de jardinage. Elle avait ri, où, elle ne savait plus, probablement pas dans le petit bureau où elle se tenait le plus souvent, dès que le bébé enfin dormait, qu’elle pouvait retourner à sa lecture, pas encore capable de vraiment réfléchir et travailler. Elle s’y tenait, dans le petit bureau, quand elle a raconté cette histoire à Géraldine, avec moult anecdotes pour faire durer son histoire. Retenir le temps. Revenir à cet avant. La disparition, elle n’a pas compris. Elle a cru qu’il avait voulu prendre un peu de champ, quelques jours. Il ne revenait pas. Elle a fini par aller à la police. Signaler la disparition. Mais aucune enquête officielle possible. Chacun a le droit de disparaitre. S’est retrouvée seule, soudain, son fils avait trois ans. Elle travaillait, conduisait son fils à l’école, ce serait toute sa vie pendant longtemps. Aucune nouvelle de son mari. Jamais. Le petit bureau transformé en sanctuaire. La chambre de bébé devenue chambre d’enfant envahie de jouets. Elle ne pouvait plus passer dans ce secteur. Un jour son fils demanderait pourquoi. Aurait envie de venir y trainer. Franchement, ça va craindre si rien ne change. Bonne nouvelle que l’installation des migrants permette de réhabiliter le quartier !

 

  • Franchement, tu y crois, toi, à cette histoire de disparition ? Ça ne disparait pas si facilement, dans la vraie vie, un mari !!!
  • Elle paraissait sincère…
  • Son mari l’a larguée, c’est tout, elle enrobe, pour jouer la victime…
  • Mais si son mari l’a plaquée, elle est aussi victime.
  • C’est pas pareil ! Si ton mari te plaque, les autres vont penser que tu y es pour quelque chose, pas loin de dire que tu l’as bien cherché !
  • Tu vois ça comme ça, toi ?
  • Bon, je projette peut-être, le mien, de mec, je voudrais bien qu’il me largue… j’ai cru à sa disparition, fausse joie…
  • Sûr… On va la voir, cette usine ?

 

Les voici devant les locaux où Juliette a éclaté de ce fou rire libérateur, pour tout le monde. D’ici à ce qu’elle passe pour la rigolote de service, pas bon. C’est là aussi où elle s’est étranglée en apprenant la concurrence sur le projet. Et c’est Géraldine. Un bien ? Un moindre mal ? Elles ne peuvent pas entrer, fermé à clé, des trous partout, mais les portes tiennent. Elles font le tour, rien à faire, pas de brèche. Géraldine parle, parle, les ateliers, de ce côté, au fond, les plus grosses machines, devant l’atelier de précision, les montages délicats, les finitions, le doigté de son père qui y a travaillé longtemps, mis à la retraite anticipée involontaire, une chance, un peu avant la fermeture, ne l’a pas vécue directement, ses copains oui, plus jeunes, des gosses, une maison sur le dos, du jour au lendemain laminés, liquidés. L’usine, ne pourra jamais appeler autrement ces bâtiments. Pour les gens d’ici, c’est l’usine. Une charge émotionnelle lourde. À prendre en compte. Pas facile de changer la destination du bâtiment. Transgression. Les chairs sont à vif. Pas sûr que ce soit une bonne idée, les migrants. Racisme à fleur de peau. Le vote front national a explosé aux dernières élections, pas courant, ce n’était pas comme ça avant, la région semblait protégée. Et tout arrive. La rancœur, les fins de mois à boucler, de plus en plus dur. Elle, elle a eu de la chance, sa mère tellement à cheval sur ses études, il fallait qu’elle s’en sorte, son père suivait, acceptait les sacrifices, sa fierté maintenant, sa fille, un bon emploi, stable, bien payé. Elle essaie de leur faire des cadeaux, dont ils ne veulent pas, garde ton argent, tu ne sais pas de quoi demain sera fait, mets de côté, on ne sait jamais. 

 

  • Mais alors, si tu n’y crois pas, si ça te fait peur, pourquoi tu as accepté ce projet ?

 

Pas si simple, elle pense au fond que c’est une bonne idée. Que ça peut faire bouger la région, la réveiller, la sortir de ses pensées morbides. Des étrangers, ils en voient peu ici. En plus des noirs, des arabes, avec tout ce qui circule sur eux, peurs et compagnie, c’est risqué, mais ça vaut le coup d’essayer. Le mot qui revenait tout le temps, quand elle était petite, c’était solidarité. Aider les autres, se donner des coups de main, donner des légumes, des fruits quand on avait trop. Quand un copain était fatigué à l’usine, prendre un peu de son travail, le remplacer s’il était malade, ne laisser personne dans la souffrance, dans la mouise. C’est ce langage qu’elle veut leur parler. C’est ce qu’elles doivent faire, commencer par là, rencontrer les gens, les habitants, pas seulement ceux qui sont près, s’étendre au-delà, aller dans les associations, écouter, parler. Si elles trouvent quelques relais fiables, elles sont sauvées. Ça va vite ici, tout circule à la vitesse éclair, et si elles se plantent, ses parents le sauront avant elle. Si elles réussissent, là, il faudra du temps pour les compliments.

 

  • Alors tu mets tes parents dans le coup, ils parlent, et le tour est joué !
  • Pas si simple ! T’es bien une fille de la ville, toi, une Parisienne !
  • Parisienne, pas vraiment.
  • Vu d’ici c’est tout pareil. J’ai pensé tout de suite, quand tu m’as parlé du projet pour la première fois, que le patron se plantait, confier cette mission à quelqu’un qui ne connait pas les gens d’ici, il t’envoyait à l’abattoir.
  • Tu n’y vas pas de main morte.
  • Non, mais c’est la réalité. Et c’est ce qu’aurait pensé n’importe qui d’ici.
  • Bon, les gens d’ici, d’accord, tu me fais bien sentir le fossé. C’est pas un peu exagéré ?
  • Tu verras…

 

Elles terminent leur tour de l’usine. Désormais ce serait l’usine pour Juliette aussi. Rien à voir de plus. Les portes ne cèdent pas, probablement renforcées pour éviter les incursions. Un terrain derrière, de vagues hangars ouverts à tous les vents, repaire des bandes de désœuvrés, désormais moins menaçants, la peur tient à si peu, fantasmes de l’ignorance, vous mettez une ébauche d’identité, de visage et tout change… Elles s’éloignent un peu, rues plus ordinaires, des rideaux se soulèvent, leur passage va se diffuser par radio-ragots, caisse de résonance redoutablement rapide. 

 

Désormais liées sur cette affaire. Faire front ensemble. Pas question de laisser remonter la parano ni les jalousies. Pas le moment. Elles parlent plan de persuasion du quartier, de la ville, un vrai plan de bataille à concevoir. Ensemble.

 

Un temps de réflexion s’impose. Trouver un bureau où se poser tranquillement, à l’abri des regards et des oreilles. S’informer. Regarder. Écouter. Rassembler. Ne pas se précipiter. Déminer les peurs mêlées, fermeture d’usine et voyous. Parler, après, plus tard.

 

[1]Marie Cosnay, Déplacements