La vue est plutôt bien, depuis cette baie vitrée, des terrasses et des toits enchâssés que l’on voit rarement. Ce qu’elle connait, de la ville, Géraldine, ce sont plutôt les zones pavillonnaires, comme celle où elle habite. Autour de l’entreprise, les parkings ont chassé les immeubles de caractère, et les pelleteuses ont, lentement mais surement, grignoté peu à peu les douceurs vallonnées qui faisaient la renommée de la ville. Elle  les aurait presque oubliées, si elle n’habitait pas ici depuis si longtemps que des recoins sont restés gravés dans sa mémoire lointaine. Pas sûr que Juliette ait même l’idée des métamorphoses que l’érosion humaine a imposées à cette topographie. Des fenêtres des bureaux, la perspective est différente, une rue où la circulation est sans relâche en contrebas, les parkings où les camions viennent charger et décharger de l’autre côté. Ça doit être ce qu’on gagne à être patron, une vue dégagée sur la plus belle partie de la ville, elle qui croyait que les écarts se jouaient d’abord dans les salaires, elle est finalement bien naïve, pas malin de se moquer de la naïveté de sa copine ! 

 

Évidemment, le bureau de la secrétaire, plutôt select, il faut bien faire bonne impression, a une moins belle vue, déjà, fenêtre plus étroite, qui donne sur le côté des camions, pourtant elle en aurait bien besoin, sinon de la vue, du moins de la lumière. Elle est encore venue prolonger l’attente, décidément, quand on est patron on a tous les droits, Monsieur le Directeur vous prie de l’excuser, un impératif de dernière minute, il va avoir un peu de retard, je vous apporte un café ? Elle peut se le garder son café, et le ranger avec ses minauderies, dire qu’elle est payée pour ça. 

 

Et si encore je savais pourquoi j’attends. Les convocations dans le bureau du patron se font plutôt rares, on préfère les éviter, et elles sont généralement envoyées à l’avance et motivées. Là, me convoquer au dernier moment, sans me dire pourquoi et me laisser à contempler la moquette. Has been, la moquette, fade, comme transparente, c’est ce qu’on doit appeler neutre, pas d’autre justification à cette étendue beigeasse que le moelleux qui amortit les bruits, son épaisseur ouatée doit apaiser les visiteurs. Et c’est vrai qu’elle finirait bien par s’endormir, Géraldine, dans ce fauteuil, pas mal de profiter un peu, elle devrait être à son bureau à trier des dossiers, à cette heure. Et que peut bien faire Juliette, dont le nouveau poste est vraiment flou ? Peut-être que j’ai été un peu dure avec elle au déjeuner. Mais il faudrait qu’elle arrive à ouvrir les yeux. « Apprenez donc à voir au lieu de rester béats », je ne sais pas où j’ai lu cette phrase, mais elle m’est revenue comme une évidence durant notre discussion. Il serait temps qu’elle apprenne à voir. Bon, c’est toujours plus facile de donner des conseils que de balayer devant sa porte…

 

  • Désolé, je vous ai fait attendre…

 

Cueillie dans sa torpeur, qu’est-ce que je fais là, ah oui, le patron, se lever, si elle y arrive…

 

  • Restez assise… Je vous en prie… Vous devez vous demander pourquoi je vous ai demandé de venir d’urgence, pour ensuite arriver en retard. Je suis impardonnable, mais, vous savez, les obligations de dernière minute.

 

Non, elle ne sait pas, quand elle a une convocation, ou n’importe quel rendez-vous, elle arrive plutôt dix minutes avant. Le privilège des puissants, arriver en retard…

 

  • Bonjour Monsieur, excusez-moi, euhhh…
  • J’ai l’impression de vous tirer brutalement de votre sieste, mais ne vous excusez pas, vous avez bien eu raison de vous reposer un peu, c’est signe que les fauteuils sont confortables. Un bon point pour l’entreprise si nos visiteurs extérieurs partagent votre gout du confort.

 

Ses tempes battent, le coton de son chemisier va bientôt arriver au programme essorage, ses joues prennent la belle teinte printanière des bigarreau, sa voix a besoin de temps pour refaire surface, heureusement que M. Marshall est bavard depuis son arrivée.

 

  • Géraldine, je ne vous ai pas beaucoup rencontrée personnellement, mais vos responsables ne tarissent pas d’éloges sur vous. Je ne vais pas y aller par quatre chemins, j’ai besoin de vous.
  • Besoin de moi…
  • Oui, de vous, vous êtes assez proche de Mme Dousse, Juliette si vous préférez.
  • Oh, c’est très récent, depuis quelques jours, je la connais encore très peu. Nous nous sommes vues deux ou trois fois pour déjeuner, en dehors des heures de bureau. Pourquoi ? Il y a un problème ?
  • Non, non, au contraire, nous nous inquiétions de la voir bien seule depuis son arrivée ici, elle nous avait été recommandée, et votre bienveillance est la bienvenue.
  • Mais, excusez-moi, Monsieur le Directeur, en quoi nos relations personnelles vous regardent-elles, et regardent-elles l’entreprise ?

 

Les mains de Géraldine, approximativement redescendues à leurs trente-sept degrés de croisière, se posent sur le bureau, ce qu’un analyseur de gestuelle aurait tôt fait de qualifier de prise d’autorité excessive de la part d’un subalterne. Ou peut-être que la situation l’y engage clairement. Sans aller jusqu’à un tapotement qui trahirait une nervosité inquiétante, ses doigts prennent une douceur comblée pour effleurer le bois vernis.

 

  • Je n’aurais pas dû commencer par là, mon habitude d’être direct plutôt que de me perdre en circonvolutions m’aura joué des tours. Je vous ai demandé de venir pour vous proposer de changer de poste, une promotion si vous voulez, même si cela ne signifie pas une augmentation vraiment substantielle, vu votre niveau actuel de rémunération. C’est surtout un travail assez différent, plutôt de contact, et vos qualités relationnelles ainsi que votre connaissance de cette ville, de ses habitants, des voisinages, du contexte socioculturel en quelque sorte, vous désignent comme la personne idéale pour ce poste. Nous avions besoin de l’accord de Mme Dousse pour la mission que nous lui proposions avant de créer le service. Elle a accepté, elle a dû vous en parler. Nous avons besoin d’une personne sure et fiable pour diriger ce service, nous avons pensé à vous. Le fait que vous ayez noué une relation toutes les deux est un atout supplémentaire pour le fonctionnement.

 

Devenir la responsable de Juliette… Un pincement de jalousie, c’est bien ce qui l’avait saisie quand elle lui avait raconté cette histoire de création d’un centre de migrants. Pourquoi on allait proposer ça à Juliette qui venait de débarquer alors qu’elle, Géraldine, connait nettement mieux la ville ? Malgré une honte d’enfant prise les doigts dans le pot de nutella, elle n’avait pas pu s’empêcher de dénigrer ce projet, et de casser les rêves de sa copine, qui s’était mise à pleurer. C’est sûr qu’elle en avait gros sur le cœur, mais si elle avait réagi autrement, qui sait…

 

  • Vous savez que notre pays connait actuellement de fortes demandes d’installation de personnes qui fuient leur pays, la guerre, la misère. Nous ne pouvons pas rester indifférents, individuellement, chacun fait ce qu’il peut ou veut avec cette question des migrants, mais une entreprise comme la nôtre ne peut pas faire autrement, pour remplir ses objectifs en termes de valeurs partagées, que d’offrir une aide en finançant l’accueil et la formation d’un nombre de personnes déplacées. Notre ville est prête à mettre à disposition un local, nous sommes en train de signer un contrat de partenariat, dont un des volets est de fournir de la main d’œuvre dans différents secteurs déficitaires. 
  • Et en quoi consisterait mon poste, si je peux me permettre ?
  • Le profil est en construction, certains critères dépendent des qualités de la personne recrutée. C’est pourquoi je voulais d’abord savoir si vous seriez disposée à endosser cette responsabilité avant de finaliser ce profil.
  • Je crois entrevoir quelques avantages, les contacts, quels seraient les inconvénients ?
  • Un emploi un peu moins cadré, des horaires un peu moins réguliers, avec peut-être des répercussions sur votre vie de famille. Pensez-y. Vous n’avez plus d’enfants en très bas âge ? Votre mari est-il exigeant ?
  • Mes enfants grandissent. Quant à mon mari, je n’ai jamais ciré ses chaussures…
  • Bien, je prends donc votre réponse pour un accord. Je vous raccompagne…