Marie habite depuis toujours la maison de famille, dans cette région que l'on nomme les BAUGES. C'est une grande maison en pierre, au toit d'ardoise, avec un jardin en terrasse qui surplombe la Loire. La Loire ! C'est son fleuve. Elle aime venir, à différents moments de la journée la contempler. Large, nonchalante, elle coule lentement, frissonnant avec le vent qui vient du large, elle offre une palette de couleur où toutes les nuances de gris, les verts ou des bleus sombres s'harmonisent chaque jour différemment, de manière subtile. Le soir, au soleil couchant c'est le jaune, le rouge et le violet qui dominent. Pour elle, c'est un cadeau du ciel, présent offert par la nature.   

La Loire est vivante. Sur l'eau, le matin c'est une barque d'un pêcheur qui surveille ses lignes. Elle salive en pensant à un brochet au beurre blanc, c'est sa spécialité. Parfois se sont les cris joyeux qui attirent son attention :  une sortie en kayak de collégiens ou de vacanciers, selon la saison. Aux beaux jours, elle voit défiler les cyclistes. Certains passent rapidement, pédalant sur un bon rythme. Le plus souvent, ce sont des balades en famille ou entre amis. Eux, elle les préfère car ils prennent le temps de s'arrêter, de prendre des photos, de sentir, de s'émerveiller. Là, ils observent ces dizaines d'oiseaux : mouettes, cormorans, aigrettes aux pattes rouges, alignés, immobiles, au bord de l'eau, sur les bancs de sable. Là, c'est un héron sur la berge, qui attire leur attention : il attend à l'affut, la tête haute, lentement il regarde à droite puis à gauche et fait quelques pas. Elle sait qu'ils vont s'arrêter à chaque pont pour une photo. Ils font tous ça. Chaque ville a son église au clocher pointu et son pont, en pierre ou métallique, qui relie les habitants des deux rives. Elle les imagine, ce soir, après une journée de randonnée, dégustant, dans un moment de convivialité l'un ou l'autre de ces grands Vins de Loire. Entre Anjou et Muscadet, ils ont le choix.

Cette année, dans son jardin, les figues sont magnifiques et Marie en remplit un panier  qu'elle va déposer sur la piste cyclable avec une ardoise où elle a écrit : servez-vous ! Il lui paraît juste de partager avec eux ces fruits qui poussent en abondance. Énormes, bien vertes et ventrues, quand on les ouvre, elles sont appétissantes avec ces graines rosées et la chair blanche.  

Lorsque, Marie vient rechercher son panier, elle lit : merci. Elle devient rouge, émue, les larmes au bord des yeux. Si elle aime faire plaisir, au fond d'elle-même, elle pense ne pas mériter de remerciements. Elle pense au sang de bourreau qui coule dans ses veines. Ce sang ne sera jamais blanchi ! Elle porte le poids des actions de son aïeule. Cette Loire qu'elle aime, elle sait qu'il est pavé de crânes, de fémurs, les os des chouans. Dans sa famille, le général TURREAU reste une légende. Dans son enfance, dans l'entrée de la maison il y avait un tableau le représentant en grande tenue de général, avec ses épaulettes dorées, ses médailles. Il est vrai qu'il avait belle allure avec ses cheveux souples peignés en arrière, un front haut et un visage fin. Il n'avait rien d'un bourreau sanguinaire. Dans la famille il était vénéré pour son sens du devoir, son esprit révolutionnaire, son intransigeance, son esprit de décision, son efficacité, pour son autorité, il savait motiver ses hommes et se faire obéir. Aujourd'hui ce tableau a disparu. Mais elle n'a pas oublié que son aïeule s'est rendu célèbre pour avoir su mater la révolte des chouans, « ces royalistes attardés. » Pour elle, c'est un monstre cynique, un militaire froid, cruel. Combien de fois elle a rêvée être la petite fille du général BONCHAMPS, un royaliste, qui blessé mortellement à la bataille de Cholet a demandé et a obtenu la grâce de 4000 prisonniers républicains qui devaient être fusillés.

La Loire a stopper la progression des vendéens, le général TURREAU en a fait prisonnier un grand nombre qu'il envoyait au « château d'eau. » Oui, c'était son expression pour expliquer à ces hommes qu'il devaient embarquer les prisonniers sur des bateaux pour les jeter au milieu du fleuve en ajoutant « qu'ils avaient souvent crevé de faim mais qu'ils ne mouraient pas de soif. » Comment pouvait-il rester insensible à ces paysans déterminés certes, mais peu armés, déguenillés, affamés ? Il est mort depuis 200 ans, mais, elle pense que l'esprit de son aïeul sévit ailleurs, ressurgit quelque part, dans un coin du globe.

Effacer cet héritage ! C'est ce qui la rend si sensible aux personnes opprimées, pour cela qu'elle a du plaisir à partager, donner avec générosité, accueillir. Elle était très jeune quand elle a milité pour la paix et la non-violence. À présent, elle pense que tous ces cyclistes qui se succèdent sur le chemin éprouveront, comme Joachim DU BELLAY la nostalgie de « la douceur angevine. »