Le ruisseau pétille, des perles de lumière s’accrochent au courant, épargnées par l’ombre boisée de la passerelle. Le soleil est haut, et la douceur inattendue donne vigueur aux narcisses sauvages. Et fait tomber la veste. Les branches encore frêles des charmes frémissent sous la brise, deux hirondelles se répondent d’un gazouillis réjouissant. La portière de la voiture est ouverte. Juliette s’est arrêtée, en rentant,  dans ce petit coin de verdure familier qu’elle avait délaissé durant la pluie. Et depuis les premiers soleils, ces derniers jours, disons qu’elle a eu la tête ailleurs ! Aujourd’hui elle est partie plus tôt, des repérages dans la ville, pour se préparer à ses nouvelles fonctions, elle a fini plus tôt que prévu. Le visage tourné vers les rayons chauds, elle inspire profondément, hume les effluves floraux, les incorpore au plus profond, une fraîcheur mêlée de chaleur. Son esprit gambade, s’attarde sur les tapis de jonquilles, repart vers les clapotis, attrape au vol une feuille de chêne vert cru, se rêve chevalier servant d’une nature immortelle en perpétuelle renaissance. 

 

Sa journée a été remplie, après une nuit plus reposante que la précédente le chef de service l’attendait dès son arrivée pour la féliciter, il entérinait ainsi officiellement son acceptation sans lui laisser le temps d’annoncer à ses collègues son changement de poste, même pas à Géraldine qui la fixait, les yeux comme deux ronds de flan. Il la conduisait ensuite vers l’aile où se situe son nouveau bureau pour qu’elle découvre les lieux et anticipe son installation, preuve que le projet était déjà bien avancé et que l’on n’attendait que son accord. Le programme de sa matinée, prévu pour elle, lui a juste laissé le temps de glisser à sa collègue qu’elle lui expliquerait tout au moment du déjeuner ; un long rendez-vous avec M. Marshall en présence du chef de service a dégagé les grandes lignes de son poste et réglé un certain nombre de détails, les moyens dont elle allait disposer, son nouveau salaire, les contacts qu’elle devait prendre vite. Des rendez-vous ont été pris pour le lendemain, avec le maire, les associations concernées, et un horaire de visite des locaux destinés à accueillir les migrants doit être annoncé dans la journée. En attendant, elle a besoin de se familiariser avec des quartiers de la ville qu’elle connait mal, elle y a circulé cet après-midi, en voiture d’abord, à pied ensuite. Son déjeuner avec Géraldine a été très animé, très gai, sa nouvelle amie s’est amusée du véritable objectif de diner qui leur avait fait si peur, sûr qu’elles ne s’en seraient pas douté !

 

Quant à Antoine, aucune trace depuis le matin. C’est vrai, le directeur a évoqué son nom durant la réunion, mais sans plus de détails. Et sans faire allusion à sa présence, ou à son absence. Elle saura bien assez tôt quel rôle il est censé jouer dans les nouvelles fonctions qu’elle vient d’accepter… Simple constatation, il faut qu’il se trouve sur sa route au moment où elle a enfin une opportunité professionnelle. Simple coïncidence. Peut-être. Elle essaie de le croire. 

 

Son premier contact avec le quartier de l’usine désaffectée lui laisse une impression bizarre, peu définissable. Des bâtiments imposants, une architecture de métal et de béton qui ne manque pas d’allure, un ensemble plutôt clair. L’espace est vaste, de quoi faire un beau programme immobilier, certes. Mais la municipalité aura-t-elle les moyens de faire une rénovation de qualité ? Elle n’a pas pu aller à l’intérieur, c’est pour bientôt, mais elle voit bien que les travaux sont d’envergure, cloisonner, réduire les hauteurs, installer des sanitaires, du chauffage, ces aménagements somme toute courants risquent de prendre des proportions démesurées dans un tel espace. Elle n’a pas encore saisi si ces aspects immobiliers seraient aussi dans ses attributions. C’est à clarifier absolument lors de la visite prochaine. Le quartier est plutôt agréable, des arbres, des terrains verts, une station de bus à proximité, la ligne, peu dotée actuellement, est facile à renforcer. Mais rien d’autre, pas de magasins, pas d’animation, c’est vrai que le quartier est mort pour l’instant. L’urgence va être de créer, ou plutôt d’organiser, des lieux de vie, de rencontre. Le risque est grand de voir ce quartier relégué, éloigné de la vie urbaine, et pas seulement géographiquement. Elle a cru comprendre qu’elle aurait un budget culturel, sa rencontre avec les associations va être déterminante. Elle devra aussi compter sur les appuis qu’elle pourra trouver, Géraldine lui a parlé d’une chorale très active, pourquoi pas, elle fait aussi partie d’un groupe de théâtre qui pourrait apporter sa contribution. Toutes les bonnes volontés seront les bienvenues pour créer du lien, et aider à apprendre le français.

 

Le soleil s’est caché, la fraicheur tombe. Elle remonte dans sa voiture, dopée par ce bol d’air, contente de s’être arrêtée sans remords, le quotidien a si vite fait de vous rattraper avec son lot d’obligations. Du travail l’attend, se familiariser avec les politiques d’accueil, avec les programmes en cours dans d’autres petites villes, repérer des facteurs facilitants ; avant de rencontrer les représentants de la municipalité et des associations, autant avoir déjà une idée un peu plus précise. Elle a pris le dossier, assez maigre, que lui a remis le boss, elle va devoir faire des recherches supplémentaires. Une biche traverse la route, d’un pas long et lent, une nonchalance empreinte de grâce qui sait où elle va. Toujours rouler lentement sur ce tronçon de route qui traverse le bois, conseil plusieurs fois répété son propriétaire quand elle est venue s’installer ici, et qui résonne dans sa tête chaque fois qu’elle prend le virage. Deux lapereaux, inexpérimentés, sautent du bord de l’herbe, observent le bord de la route, hésitent, puis repartent, un pas de biche et un bruit de moteur, même au ralenti, c’est trop.

 

La maison est claire. Juliette profite de cet allongement du jour, fortuit autant que saisonnier, assise à la table de la cuisine devant un thé vert, la radio ouverte aléatoirement sur une des stations préréglées. « Je rêve d’oranges bleues… », ce refrain passe en boucle, les seules paroles à peu près correctes d’une chanson mièvre qu’elle ne connaissait pas et va s’empresser d’oublier. Peut-être… Ça cogne quelque part, de légers coups, elle a bien fermé la porte, elle est devenue prudente. « Je rêve d’oranges bleues… » Les coups continuent, ça cogne plus fort, sur la porte, c’est sûr. Elle se lève, va voir.

 

- Qu’est-ce que tu fais là ? Ça ne t’a pas suffi, mon accueil glacial de l’autre soir ne t’a pas suffi ? Tu en redemandes ?

- Bonsoir, Juliette, ravie de me revoir, à ce que je vois ! En tout cas, tu as retrouvé ton humour, et la forme qui va avec. 

- Bonsoir…

- M’autorises-tu à entrer ? Si la peur est retombée…

 

Silence. Une longue hésitation. Personne alentour, évidemment. Son téléphone dans sa poche, quelques numéros de secours, dont celui de Géraldine… 

 

- Bon, d’accord, mais tu ne t’attardes pas. Je prenais du thé dans la cuisine, je t’en offre ?

- Il y a quelques mois j’aurais dit non, mais depuis que je suis allé en Asie, j’ai bien dû me mettre au thé…

- Et ?

- Et finalement je m’y suis fait… Tu écoutes cette connerie ?

- Oh, tu sais, ça tourne en boucle, des fois ça fait du bien, ça berce… Je rêve d’oranges bleues, pas si mal…

- Plagiat…

- Oui, mais ça n’empêche pas de rêver, des oranges bleues, ça met un peu de peps dans la sinistrose ambiante. « Je rêve d’oranges bleues… »

- Et moi de flamants verts, franchement, ridicule !

- Pas mal, les flamants verts… J’ai vu une biche traverser la route devant moi, tout à l’heure, pas rose, mais elle aurait pu…

- Ah, c’est ce qui t’a donné cet entrain que je croyais perdu !

 

Antoine sirote son thé, par gorgées sourdes, fixe sa tasse, évite le regard de Juliette.

 

- Au fait, merci de m’avoir laissé entrer dans ta bergerie… je croyais être au bout de mes surprises…