La ville met en place un programme d’accueil des migrants. On est loin, ici, de Calais qui a tant de mal à dissiper les illusions du bonheur outre-manche ; loin de la capitale où affluent les désespérés en quête de vivre, même en dessous de leurs rêves. Les petites villes de province sont loin de susciter autant d’attrait, la méconnaissance, la peur de perdre les quelques connaissances glanées ici ou là, d’en oublier leur langue-même, comment se projeter dans un univers si peu familier ? Même si la capitale n’a rien de familier, ils peuvent encore être ensemble, partager la galère. En province, séparés…

Ici vous êtes d’emblée différent quand vous venez d’ailleurs, Juliette s’en est aperçue, elle à qui on ne manque de le rappeler quand elle ne comprend pas telle réaction, tel comportement. Alors quand vous venez de très loin, que vous avez risqué votre vie, que votre apparence, votre langue, votre vécu sont profondément différents, comment espérer trouver une vie ici ?

Le maire a pourtant été courageux, il a procédé prudemment, a recensé les forces sur lesquelles il pourrait s’appuyer, associations, jeunes retraités à la santé préservée par une vie saine ; la ville dispose d’un lieu d’accueil, une usine, désaffectée depuis la délocalisation, en bon état, facile d’accès par les bus dont le réseau a été préservé, et assez près du centre pour ne pas devenir un de ces lieux de relégation qui installerait une clôture entre les nouveaux arrivants et les habitants. Puis, quand il a senti que les premières barrières tombaient, il a convié ses administrés à une réunion, leur a fait valoir les raisons humaines et sociales, mais aussi l’intérêt économique, les entreprises pourraient contribuer aux bonnes conditions d’accueil par une participation financière déclarée dans leurs impôts, et seraient partie prenante de l’intégration des nouveaux venus en développant de nouveaux secteurs d’activité. La formation prioritaire au français serait assurée par les associations. Il y avait bien eu des protestations, des critiques, les arguments habituels contre les étrangers, mais le maire, porté par un élan d’humanité bienvenu, avait remporté la partie.

Le directeur, M. Marshall, explique, depuis le début du diner, cette démarche généreuse à laquelle il adhère totalement, l’entreprise va participer au programme, il va l’annoncer officiellement prochainement, lors d’une de ces assemblées générales qu’il convoque régulièrement, et que les salariés n’oseraient pas manquer, d’autant plus que le « pot » offert à la fin est bien plus qu’un kir-chips. Il a été mis au courant très tôt de l’initiative du maire par sa propre épouse, investie dans une de ces associations qu’il a approchées, pas composée uniquement de retraités ; qu’ils l’excusent de les avoir raillés un peu sévèrement juste avant ! Il s’est laissé emporter par une ironie facile, trop facile, et tellement convenue chez les « actifs », comme si la société se découpait en tranches !

 

-       Vous pourriez nous être précieuse si vous acceptiez…

 

Silence. Ils se regardent. Ils la regardent.

 

-       Mais je comprendrais que vous ne vouliez pas, vous pouvez avoir d’autres projets d’évolution de carrière… et n’avez probablement pas envie de vous enterrer ici.

 

Juliette saisit brutalement. Elle écoutait, impassible, depuis le début du diner, croyait qu’il s’agissait simplement de meubler, le boss qui les invite fait les efforts de la conversation, il est allé chercher cette histoire d’accueil de migrants dont elle a vaguement entendu parler. Un sujet parmi d’autres dans un diner en ville. Croyait-elle. Mais là, plus de doute, c’est bien à elle qu’il s’adresse, directement. Il aurait donc organisé ce diner pour lui faire cette proposition. Obnubilée par la présence de son ex, elle a écouté vaguement, plus préoccupée de rester sur ses gardes que de la teneur précise des propos. Elle aura raté la fin, celle où visiblement le boss s’adressait directement à elle.

 

-       Excusez-moi, Monsieur, je crois que je n’ai pas bien entendu, j’ai dû être distraite. J’ai raté un moment de la conversation, à ce qu’on dirait. Désolée, excusez-moi…

-       Oui, j’ai bien vu que vous étiez ailleurs ! Mais allez-vous arrêter de vous excuser ? Je vous comprends si bien. Et j’imagine ce que doivent dire vos collègues. Elle ! invitée à diner par le patron, les langues doivent aller bon train.

 

Fanny la regarde, étonnée, la femme du directeur l’a mise à l’aise dès son arrivée, appelez-moi Fanny s’il vous plait, sinon je vais me sentir vraiment gênée, ou vieille, ce n’est guère mieux. Antoine sourit, il est resté plutôt silencieux depuis le début du diner, pas son habitude, et là il sourit, d’un sourire calme, elle se reprend intérieurement à l’appeler Antoine, elle qui n’arrivait plus à le nommer. Les visages convergent vers elle, enjoués, amusés par une distraction somme toute assez banale.

 

-       Oserais-je vous demander de répéter ce que vous m’avez proposé, afin que je me réveille de mon engourdissement ?

-       Osez, osez… Je sais que vous êtes un peu fatiguée ces derniers jours… Voilà…

 

Et voilà, la compassion, qu’est-ce qu’elle avait besoin d’aller rapporter au boss ses états de santé, bientôt il se préoccupera de ses états d’âme ! L’opération qu’il souhaite mettre en place s’inscrit dans un programme d’ensemble de l’entreprise, les directeurs de succursales peuvent y adhérer ou non, s’ils décident de le faire, la société met des moyens à leur disposition, notamment en termes de personnel. L’idée, là, est de nommer un ou une responsable de l’insertion des migrants, qui ferait le lien avec la mairie, les associations d’aide, et recenserait les postes de travail disponibles ou à créer, dans l’entreprise et ailleurs dans la ville. Il a pensé à elle pour ce poste, elle commence à connaitre la ville, et en même temps dispose d’un certain recul que n’auraient probablement pas des personnes qui ont toujours vécu ici. En contribuant à la prise en charge des migrants, la société veut développer son volet social, et bien sûr soigner son image. Elle est libre de refuser, elle conservera alors son poste actuel, mais il aimerait bien qu’elle accepte, il ne voit personne d’autre d’aussi capable de remplir au mieux cette fonction.

-       Vous me prenez au dépourvu…

-       Certes, une promotion, c’est souvent au dépourvu.

-       Une promotion ?

-       Oui, ce serait l’occasion de vous rémunérer à votre juste valeur, ce qui n’est pas le cas depuis que vous êtes arrivée ici, la différence avec votre salaire précédent ne nous est pas inconnue. Vous méritez de retrouver au moins le niveau de salaire auquel vous étiez habituée.

-       Si vous me prenez par les sentiments ! Mais en quoi consisterait exactement cette fonction pour laquelle la société est prête à payer le prix fort ?

-       Je vous l’ai dit, pour l’essentiel. Au quotidien, vous aurez un bureau, et vous serez relativement libre de votre organisation ; ce qui comptera pour nous, ce seront les résultats de votre travail, plus que de savoir où et à quoi vous passez votre temps. Un travail relationnel et organisationnel, essentiellement.

-       Pourquoi pas, c’est tentant. Je suppose que j’ai tout intérêt à accepter.

 

Mr Marshall lui sourit, saisit la bouteille de vin sur la table sans attendre le serveur et remplit légèrement les verres. Celui de Juliette est à peine entamé, elle a préféré éviter l’alcool, elle le saisit malgré tout et y trempe les lèvres, délicieux, mais elle doit garder les idées claires.

-       Portons un toast à un accord dont je me félicite. Je me rends compte que vous étiez loin à penser à une telle proposition quand je vous ai demandé de venir diner. Il est vrai que d’habitude ces affaires se traitent plutôt dans mon bureau. Mais Monsieur Martell est parmi nous, et je voulais le recevoir dignement.

 

Son cœur s’accélère, elle pose son verre doucement pour éviter de le renverser, s’enfonce dans le dossier de sa chaise ; respirer, calmement, inspire, expire ; fixer un objet sur la table, s’y accrocher, ne plus le lâcher. Des gouttes de sueur se forment dans son dos, ses mains sont glacées, elle ferme les yeux, un court instant…

-       Oui, je sais que vous vous connaissez, c’est une des raisons pour lesquelles je vous ai invités ensemble. Mais pas la seule.

 

Elle jette au hasard un regard qui pourrait passer pour haineux à qui ne saisirait combien elle est désemparée. La situation lui file entre les doigts.

 

-       Pas la seule, non, ne soyez pas étonnée. M. Martell, qui est resté silencieux ce soir car il préférait que je vous présente moi-même la proposition que j’avais à vous faire, est venu dans la région pour nous aider à développer ce volet social de la société. Il sera votre référent national. Il ne vous avait peut-être rien dit…

-       Non, en effet, je suis désolé, Juliette, nos retrouvailles le premier soir ne m’ont pas incité à parler.

-       Mais, mais…

-       Je sais, j’aurais dû tout te dire, dès le début. Ton accueil sur la défensive m’a fait peur. J’ai préféré parler d’autre chose, de ma mission à l’étranger, plutôt que de mon retour et des nouvelles fonctions. Je savais que tu les apprendrais bien assez vite. Pas la peine de tout gâcher.

-       De tout gâcher…

 

Fanny sauve la situation en déclarant qu’une journée chargée l’attend le lendemain, qu’ils ne sont peut-être pas fatigués, mais elle oui, si elle ne se couche tard elle le paie ensuite. Son mari acquiesce, sort sa carte bancaire pour régler la note :

-       Vous pouvez rester un peu si vous voulez, nous allons rentrer, mais rien ne vous oblige à partir… Bonne fin de soirée.

-       Je ne vais pas tarder non plus, j’ai très mal dormi la nuit dernière.

-       Espérons que votre promotion vous aidera à trouver le sommeil !

-       Espérons…

 

Ils s’éloignent après leur avoir serré la main. Juliette reste plantée là, debout devant sa chaise, elle doit récupérer son manteau. Antoine met sa main sur son poignet :

-       Reste un peu… cela me ferait tellement plaisir…

-       Je ne suis pas vraiment en état de parler, là, maintenant, j’ai besoin de dormir, et j’ai un peu de route…

-       Je sais, cette maison dans la campagne, loin de tout, loin de moi, comme si tu n’avais pas voulu que je te retrouve, quelle idée de fuir, je devais partir un peu, faire le point, changer, ne plus t’embêter comme je le faisais, je n’avais pas compris combien cette lecture était importante pour toi, je n’avais pas compris que tu avais besoin de liberté. Je t’aime tant. J’ai besoin de toi à chaque instant. Je croyais que tu étais heureuse. Je m’y suis mal pris. Je devais changer, j’ai changé...

-       Écoute, je ne suis pas en état, là, maintenant…

-       Je comprends, je comprends, reparlons-en demain.

-       On verra.

-       Je te raccompagne si tu veux, tu ne vas pas rentrer toute seule à cette heure, tu dis que tu es fatiguée.

-       Ça c’est non, je rentre toute seule. J’ai ma dose d’émotions, pour ce soir…

 

Antoine lui présente son manteau qu’il est allé chercher sur le perroquet. Elle l’enfile calmement, sans trop s’approcher, elle sent l’odeur de sa peau, capiteuse, elle ne l’a pas oubliée, ne voudrait pas chavirer, pas maintenant.

-       À demain, donc.

-       Peut-être.

 

Son téléphone vibre quand elle monte dans sa voiture. « Tout s’est bien passé ? ça va ? » « Oui je te raconte demain Surprise » « Surprise ? Laquelle ? » « Je te dis demain Là je vais dormir » « Sois prudente sur la route » « T’inquiète » « Dors bien » « Merci ».

Fidèle Géraldine. Juliette s’installe au volant, attache sa ceinture, sourit, cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas eu d’amie, quelqu’un qui se préoccupe d’elle pour rien, juste par gentillesse. C’était impossible dans leur économie de couple. Et là, ce soir, c’est un autre Antoine qu’elle a vu, celui qui l’avait séduite, au départ. Peut-être que l’éloignement lui a fait du bien, qu’il a changé, au fond, qu’il s’est arrangé… Quelle soirée ! Cette promotion, si elle s’y attendait !