« Il me hérisse le poil, il est vraiment tout ce que je ne voudrais pas être, tu comprends ? »

            Elle m'avait lancé ça comme ça, comme si mon approbation allait de soi. Elle avait des opinions tranchées sur tout. Moi, en général, je ne disais rien, sauf si elle me poussait dans mes retranchements. Cela avait été difficile de l'élever à la mort de ses parents, mais maintenant elle me faisait  confiance. Je crois que nos quarante ans  de différence la rassuraient. Combien de fois avais-je dû recoller les morceaux, comme quand elle avait dit à la CPE qu'il n'était pas question qu'elle participe à l'atelier d'initiation au golf, car c'était un sport de bourges.

Ou à sa grande sœur qu'elle n'assisterait pas à son mariage, mais à son divorce, car celui avec qui elle voulait vivre était un triple con. Sa sœur avait été mortifiée, il m'avait fallu des semaines pour rétablir des relations diplomatiques. Elle était comme un cheval rétif ; épuisée, j'avais demandé à l'assistante sociale de la faire accompagner par un éducateur. Une présence masculine, pensais-je, rétablirait son équilibre.

            L'homme en question était venu me voir, et m'avait fait bonne impression. La cinquantaine, en costume velours, avec des lunettes dorées et des chaussures bien cirées, il ne correspondait pas  à l'image que l'on se faisait de son métier.

            Posément, méthodiquement même, il m'avait interrogée sur les circonstances de la mort de ses parents, ses activités extra-scolaires (elle faisait du hip-hop et du slam à la maison de quartier), ses résultats scolaires, où sa vive intelligence et sa bonne mémoire l'emportaient sur ses réactions épidermiques : les profs l'aimaient bien, sa franchise la rendaient populaire auprès de ses camarades. Mais je sentais que ses caprices ne lui faciliteraient pas le passage à l'âge adulte.

« Vous savez, m'avait-il dit, mieux vaut qu'elle extériorise plutôt que de se replier dans sa coquille ! »

            C'est à ce moment-là qu'elle était rentrée. Elle avait jeté son sac à dos, dégainé son portable, puis s'était dirigée vers la cuisine sans un bonjour pour mon hôte. Nous étions allés la rejoindre.

« Alors, ta journée s'est bien passée ? Je te présente Marin, il est d'accord pour m'aider à m'occuper de toi »

« Pourquoi, tu t'en vas quelque part ? »

« Non, mais je crois qu'on doit arriver à poser les choses, je suis dépassée, ce n'est plus de mon âge. »

            Marin lui avait expliqué qu'il s'agissait juste de passer une heure ou deux ensemble toutes les semaines, qu'ils pourraient aller faire un billard, ou un karaoké.

« Je ne suis plus un bébé, je n'ai pas besoin de baby-sitter ! Et si j'ai envie de sortir, j'ai mes copines ! Et vous me voyez au billard avec quelqu'un qui pourrait être mon père ! »

« Alors un petit footing, on ne croisera personne ! Je viens te chercher samedi en début d'après-midi ? »

            Et avant qu'elle n'ait eu le temps de protester, il avait filé.

            Il était passé la prendre à 14 heures, et elle n'avait pas dit non. Cette fois, il était en short, mais elle n'avait pas voulu quitter sa mini-jupe et ses tongs pour la balade. Lâcher du lest, oui, mais ne pas se renier, quand même.

            Et maintenant, elle était là devant la glace de la salle de bains, trop énervée pour poser son rimmel correctement. Assise sur le bord de la baignoire, je l'écoutais me raconter leur rencontre.

« On est allés sur les bords du Clain, il était là comme un imbécile à écouter les oiseaux chanter en bougeant les lèvres... Il s'extasiait devant la moindre fleur, admirait les pauvres canards, et en plus il me demandait d'acquiescer... Il a commencé à me poser des tas de questions, il voulait savoir comment s'entendaient Papa et Maman, ce que nous faisions le week-end, et tout. Qu'est-ce que ça peut bien lui faire ! Alors j'ai dit donnant donnant, je lui raconte ma famille, il me raconte la sienne.

Eh bien j'aurais pas dû !  Il a déjà cinq enfants, sa femme attend le sixième, tu te rends compte ! Des vrais lapins ! Et j'ai vu la croix autour de son cou, il m'a dit qu'il était diacre, une sorte de curé marié. Comment ils les recrutent, leurs éducs ! »

Elle s'arrête un moment pour passer un coton sur le rimmel qui déborde, on dirait qu'elle a un cocard, ça me ferait presque rire ! Et elle reprend :

« Au fond, ça ne m'étonne pas. Mais si tu voulais me faire rentrer dans le rang, t'as tout faux ! Et il m'a fait une sacrée leçon de morale, déguisée bien sûr, m'expliquant que sa femme et lui avaient tenu à « se préserver pour le mariage », sous-entendu que ça serait bien que j'en fasse autant. Il voulait aussi que je m'inscrive à une espèce de camp où on fait de la rando et de l'escalade, tu m'y vois ? Et avec lui sur le dos, en plus ! »

            Eh non, je ne l'y voyais pas, non pas qu'elle soit une fille des villes. Avec ses parents, en vacances, ils avaient dû écumer tous les camps de naturisme de France, mais de là à fréquenter des cathos traditionalistes, il y avait un monde ! Moi non plus d'ailleurs, cela m'aurait donné des boutons ! Je n'avais pas fait 68 pour que ma petite fille se retrouve à la manif pour tous !

« Tu as raison, lui ai-je dit, il est tout ce que nous ne voudrions pas être, on va continuer à refaire le monde ensemble, sans éduc ! »

Et nous nous sommes tombé dans les bras.