Elle est assise, sans trop oser se laisser aller au fond du dossier. Elle attend. Il est vrai qu’elle est arrivée légèrement en avance, histoire de ne pas être en retard, dans un rendez-vous fixé par votre patron c’est toujours du plus mauvais effet. Mais bon, elle était là à cinq heures moins cinq, c’est vrai, mais de là à s’entendre dire, d’une voix mielleuse : « Entrez, installez-vous, Monsieur le Directeur va arriver, il a été légèrement retardé. Désolée, vous qui étiez si ponctuelle, il vous prie de l’excuser, mettez-vous à l’aise, vous voulez que je vous apporte un café, un thé ? ». Non, rien à boire, elle n’est pas là pour faire salon, ni tapisserie d’ailleurs, elle ne sait pas pourquoi elle est là, et elle n’a pas l’intention de s’éterniser. Déjà qu’elle a passé l’après-midi à se demander ce qu’il peut bien lui vouloir ; après sa courte nuit, son agitation pourrait tourner à des manifestations d’énervement dont il vaut mieux qu’elle se dispense. Encore heureux qu’il y a eu ce fou rire à midi avec sa collègue, elle n’en revient toujours pas, se demande encore comment elles ont pu lâcher les vannes, brusquement, toutes les deux ensemble, franchement qu’est-ce qu’elle a cette pauvre punkie qui énerve à ce point Angélique ? Elles ont dû bien se connaitre. C’est vrai qu’à voir la vie qu’elle a, ou ce qu’elle lui en dit, elles ont l’air aux antipodes, un vrai miroir inversé. Mais bon, elle a l’air plutôt tolérante, Angélique, alors pourquoi se mettre martel en tête pour une ancienne copine – si elles étaient vraiment copines – qui a mal tourné ? Elle devrait plutôt la plaindre et lui laisser envier sa petite vie tranquille et régulière… Oups, une petite vie tranquille et régulière, c’est ce qu’elle a cru avoir, et désirer, elle aussi, Juliette, à une période. Jusqu’à ce que ça tourne mal, enfin c’est ce qu’elle croit, elle en est sure même, mais pas au point de raconter sa vie à une copine qui pourrait l’interpréter autrement, la vérité est si fragile, cette impression d’être sur un fil, à la limite, qui l’a poursuivie dans le regard des autres quand elle est partie, elle l’a eue si fort, elle l’a encore…

 

-       Bonsoir, excusez mon retard…

 

Elle le voit, là, dans un coin un peu sombre du bureau, la pièce est grande. Non, elle doit se tromper. Son obsession aura leurré son regard. Elle fait le geste de se lever.

 

-       Non, restez assise, je vous en prie…

C’est bien son directeur qui lui parle, nonchalamment assis sur le bord de son bureau. Il sera arrivé pendant qu’elle était perdue dans ses pensées. Il porte sur elle un sourire rassurant :

-       J’ai un instant cru que vous dormiez, vous sembliez si loin de tout, je n’ai pas voulu vous ramener trop vite à la réalité.

-       Oh… Ah…

Rien ne sort, à part ces petits mots qui ne disent rien. Elle ne va pas encore s’étrangler !

-       Je vous ai demandé de venir…

Sa tête n’entend plus, des mots volent, flottent, sans l’atteindre. Elle voudrait se lever, secouer ce plomb qui la cloue à son fauteuil, elle voudrait…

-       J’ai pris sur moi, j’espère que vous ne m’en voudrez pas…

Elle a chaud, tout à coup, le dos, d’abord, puis la chaleur envahit ses bras, sa poitrine, elle va étouffer, retirer sa veste, cela ne va pas être possible… Elle essaie de respirer, de contenir ces bouffées qui l’envahissent, de plus en plus…

-       Vous n’avez pas l’air bien, prenez un verre d’eau, votre responsable m’a dit que vous sembliez un peu incommodée depuis ce matin, je ne vais pas vous retenir longtemps, rassurez-vous, je voulais juste vous demander… Avancez, cher ami, je ne vous présente pas ?

-       Comment ? Quoi ?

C’est bien lui. Que fait-il dans ce bureau, avec son directeur ? Il n’a pas perdu de temps, arrivé hier soir, il a déjà envahi son territoire… Respirer, ne pas perdre la main…

-       J’ai fait la connaissance de votre ami, ce matin, charmant, vraiment, il m’a dit le plus grand bien de vous, que vous vous étiez perdus de vue, qu’il cherchait à vous retrouver et à renouer le contact. La vie est compliquée parfois, elle nous éloigne, incidemment, et si une occasion ne se présente pas, on reste éloigné. Disons que je serais cette occasion ! Je voulais vous inviter à diner, tous les deux, avec mon épouse, mais vous avez l’air un peu fatiguée aujourd’hui. Nous pourrions reporter à demain, si cela vous convient ?

Dans quel guêpier s’est-elle fourrée ? Refuser une invitation à diner de son boss, difficile vu sa situation professionnelle, et puis c’est une invitation très correcte, avec son épouse, elle ne peut alléguer aucun type de harcèlement. Mais se retrouver avec lui, elle court au désastre. Elle qui croyait l’avoir mis dehors comme il fallait, la veille !

 

-       Monsieur le Directeur, sauf le respect que je vous dois, je ne crois pas que je vais pouvoir. Je me sens vraiment mal, vous l’avez vu, je ne sais pas ce que j’ai, depuis ce matin…

-       Au moins, vous avez retrouvé la parole, c’est déjà une bonne chose.

 

Il l’observe, à la demande du directeur il s’est avancé, très légèrement, restant toujours en retrait, et muet. L’heure est grave s’il a compris que le silence le sert mieux. Le retour de bâton risque de faire mal. Contrôler la situation. Ne pas le laisser prendre le dessus. Ces phrases lui reviennent comme un mantra.

 

-       En effet, ça n’a pas l’air d’aller fort. Une aspirine, un peu de repos, et gageons que demain vous aurez oublié cette légère indisposition. Nous repoussons à demain, cela ne vous pose pas de problèmes, Monsieur Martell, vous pouvez bien rester un jour de plus, après le trajet que vous avez fait pour venir nous voir ?

-       Je devrais pouvoir m’arranger, Monsieur le Directeur, mes obligations attendront. Mais je ne voudrais pas donner l’impression d’insister, si Juliette est souffrante, nous pouvons reporter, je pourrais revenir plus tard, j’ai été si bien reçu ici…

-       C’est moi qui insiste, Monsieur Martell, ce n’est pas vous, je me fais un plaisir de vous avoir tous les deux à diner, et mon épouse sera ravie. Cela dit, par égard pour elle, je préfère aussi que nous repoussions à demain, ce soir elle était d’accord, mais j’ai bien senti que c’était pour me faire plaisir, elle n’aime pas trop que je lui force la main au dernier moment, elle a déjà tant d’obligations ! Qu’en dites-vous, Juliette, vous permettez que je vous appelle Juliette ?

-       Je ne sais pas, Monsieur, peut-être irai-je mieux demain, espérons. Je vois qu’entre femmes, nous nous entendons, je n’aime pas trop non plus qu’on me force la main. Non, ne vous méprenez pas, votre invitation m’honore au plus haut point, j’hésite à cause de la jalousie que je vais susciter chez mes collègues. Ce n’est pas vous qui me forcez la main, entendons-nous bien, je suis peut-être un peu trop directe soudainement, vous devez vous demander pourquoi, mais j’ai une règle, ne jamais abdiquer devant qui que ce soit.

-       Mmhhh… Quelque chose m’échappe, apparemment… j’acquiesce à votre règle bien volontiers, ne jamais abdiquer, c’est elle qui m’a amené où je suis, même si je ne suis pas sûr de voir le rapport avec notre diner. Pour vos collègues, ne vous inquiétez pas, j’en fais mon affaire. Rentrez chez vous, reposez-vous bien, et revenez-nous en pleine forme demain matin. Et vous, cher ami, si vous avez un peu de temps, nous pouvons aller boire un verre à défaut de diner…

-       Avec plaisir !

 

L’étau se resserre. Rien à faire. Elle prend congé en tendant la main au directeur, sa démarche chancelante arrive à se stabiliser vers la porte ; lui, il lui fait un signe de la main depuis le coin où il est resté, elle le regarde et sort, reprend sa respiration dans le couloir. Ses pas d’automate la portent vers le parking, un clic sur ses clés extirpées de son sac ouvre la porte à distance. Géraldine est là, appuyée sur le hayon.

-       Ça va ?

-       Mmhhh… Qu’est-ce que tu fais là ?

-       Je m’apprêtais à rentrer… je t’ai entendu sortir du bureau… je voulais savoir… rien de grave…

-       Rien de grave… non… ou si, peut-être…

-       Ah bon, c’est clair comme du jus de mélasse… Qu’est-ce qu’il te voulait ?

-       M’inviter à diner.

-       Quoi, tu te moques de moi, là, je vois que tu as retrouvé tes esprits !

-       Non, c’est vrai, il voulait bien m’inviter à diner.

-       Plan drague, ou quoi ?

-       Pas du tout, avec son épouse, et…

-       Il se préoccupe de ton avenir, il veut te faire rencontrer quelqu’un, un ami ?

-       C’est là que ça se corse, avec l’autre invité, j’en suis malade.

Elle s’était pourtant juré de ne parler de rien, à personne, et voilà qu’elle met Géraldine sur la voie. Sa collègue ne va plus la lâcher, désormais. La connivence d’un fou rire suffit-elle à effacer toutes les résolutions ?

-       C’est qui ? Le type dont parlait le chef ce matin ? Je le connais ?

-       Non, et si je te souhaite une chose, c’est de ne pas avoir l’occasion de le connaitre !

-       Un ex qui t’a lâché… tu es en colère…

-       Là tu es dix mille pieds en-dessous de la vérité… ne cherche même pas…

-       Bon, je ne sais pas ce qui se passe, et après tout c’est ta vie. Je ne vais pas tout mélanger, l’invitation à diner, au moins c’est pas du harcèlement, quant à l’invité mystère, rien à dire, pour l’instant… Mais promets-moi, garde ton téléphone ouvert, et mon numéro en alerte. Tu peux m’appeler quand tu veux, de nuit comme de jour…

-       Mais je ne vais pas te déranger la nuit pour des bruits bizarres…

-       Si, je pourrai au moins te parler pour te rassurer…

-       Et si c’est plus grave…

-       Tu sais, mon mari est costaud, tu ne le connais pas, il fait du rugby, il en impose…

-       Si tu le dis…

-       Et si ça ne va pas, tu n’hésites pas, tu m’appelles, tu peux venir à la maison, nous te trouverons bien un lit.

-       En attendant, je vais essayer de regagner le mien et de rattraper le temps perdu.

-       C’est en effet ce que tu as de mieux à faire. Repose-toi bien, on se revoit demain, et je te le répète, au moindre doute, tu m’appelles. Et de toute façon je t’appellerai dans la soirée, au cas où.

 

Elles tombent dans les bras l’une de l’autre. Étonnante impression pour Juliette que quelqu’un s’intéresse à elle, comme ça, pour rien, juste pour l’aider. Étonnante impression de retrouver cette intimité entre copines qu’elle tente depuis si longtemps de repousser, d’endiguer. Comme si rien ne pouvait exister que son malheur, sa nullité qui lui a été serinée, tu n’as jamais intéressé personne, pauvre fille, la preuve, tu n’as même pas de copine, ne dis pas que tu en as eu, pourquoi sont-elles parties si tu n’es pas si nulle, tu vois bien que tu es bonne à rien, au moins avec moi tu existes un peu, ah évidemment, les mecs, là, ce serait différent, si je veillais pas au grain, tu passerais ton temps à t’envoyer en l’air avec le premier venu, et pour quoi, pour te faire jeter et revenir encore plus minable, tu es à moi, c’est moi qui t’aime, pas eux… Ce discours à vomir lui tourne en boucle, il revient quand elle ne s’y attend pas, la réveille la nuit, la prend au volant, dans les endroits et les moments les plus improbables. Ne rien dire, en parler ce serait pire, ne pas remuer la boue, même avec une copine en qui elle pourrait avoir confiance, tout laisser enfoui pour tenter d’oublier.

 

Juliette se détache la première des bras de Géraldine, sa chaleur lui a fait du bien, elle se redresse, sort ses clés de son sac, fait un geste de la main pour la remercier, et s’installe au volant. Ses vingt minutes de route campagnarde mettront de la distance. À l’arrivée, c’est sûr, elle va se barricader, normalement les verrous solides qui ont été posés sont efficaces, plus question de rester les portes grandes ouvertes, surtout la nuit.