Sur mon front ruisselant de mauvaise sueur, je sens encore la pression prolongée, de ses lèvres. J’entends sa voix trop douce au creux de mon oreille : « Repose-toi bien, petite sœur, à demain ! » J’entends encore ses pas s’éloigner, comme à regret, de mon lit et se diriger vers la porte de ma chambre. Comme chaque soir, j’eus envie de lui crier : « Allez vite dégage ! Sois en paix avec ta conscience ! Tu as bien accompli ton devoir. Ton devoir de grande sœur. Allez, pars retrouver ta jolie maison, ton petit confort, ton gentil petit mari pour lui préparer un gentil petit dîner. Laisse-moi crever tranquille. Ce qui m’arrive, je l’ai bien cherché, comme tu le disais si bien autrefois. Avant que je sois une épave, il est vrai.

Enfin elle est partie. Je respire. Je me détends. Jusqu’au bout j’ai réussi à garder les yeux clos afin de m’épargner le spectacle de son visage à l’expression navrée. A présent, je puis enfin les ouvrir pour tenter d’apercevoir, tout en haut de ma fenêtre, le coin de ciel qui m’est imparti depuis vingt et un jours. Vingt et un jours que je suis prisonnière de cette chambre. Prisonnière de ce lit, entravée par la perfusion et une panoplie invraisemblable de tuyaux. Je guette avec avidité le moment où le ciel va s’embraser avant que le soleil ne disparaisse et m’abandonne à la nuit que je redoute tant.

Ce soir, lorsque l’infirmière viendra éteindre les néons, je revivrai, une fois de plus, toutes mes terreurs enfantines lorsque ma mère, insensible à mes pleurs, plongeait ma chambre dans l’obscurité après son habituelle sommation : « Fais comme ta sœur, dors ! », avant de claquer la porte de ma chambre.

« Fais comme ta sœur ! » Cette injonction, je dus l’entendre dès l’instant de ma naissance lorsque je refusai de quitter le ventre maternel sans opposer de résistance. Dès mon premier souffle, je fus une rebelle qui fit souffrir sa mère dans sa chair puis dans son cœur. Dès mon premier souffle, je ne fis rien comme ma sœur.

            Une année à peine nous séparait ma sœur Lydie et moi. Néanmoins elle se montra très fière de son statut d’aînée qu’elle prit au sérieux dès qu’elle sut marcher. Les bonnes fées s’étant penchées sur son berceau et l’ayant dotée d’un gentil minois de blondinette aux yeux bleus, d’un caractère paisible et conciliant ainsi que de mille autres qualités, parents et amis puis enseignants ne tarirent pas d’éloges à son égard.

Onze mois plus tard, ma naissance fut, je le présume, moins fêtée. Maigrichonne, presque noiraude tant j’étais couverte de duvet, le cheveu dru et brun, je passai mes nuits de perpétuelle affamée à revendiquer un lait que ma mère épuisée peinait à me fournir. Je pense que date de cette époque la réflexion navrée qui accompagna toute mon enfance : « Cette enfant est épuisante ! » ou encore : « Ida ? Oh ! C’est pas sa sœur ! »

 

C’est ainsi qu’un soir, à l’institutrice de CP qui, d’un ton las, comparait ma turbulence à la sagesse de ma sœur, je lançai fièrement : « Ma sœur ? Justement elle est tout ce que je ne voudrais pas être ! »

À présent que la maladie semble me laisser quelques heures de sursis me permettant de dresser une sorte de bilan de ma vie, je prends conscience que, dès les premières années de mon enfance, ma sœur fut mon contre modèle. À la fillette, tout droit sortie des « Petites filles modèles », aux couettes ornées de rubans, aux petites robes de coton pastel à manches ballon, au caractère docile, j’opposai une sorte de petite bohémienne insolente, à la tignasse en perpétuel désordre, aux chaussettes tire-bouchonnées, aux jupes déchirées lors d’escalades risquées en compagnie des garnements du quartier.

Puis, adolescente rebelle, je fus en conflit permanent avec mes parents et plus encore avec ma mère que mon attitude offusquait en permanence. Tout devint entre nous source de conflits : tenues vestimentaires, fréquentations, sorties, résultats scolaires alors que Lydie incarnant la perfection en tous domaines était leur fierté. Dénuée de toute psychologie, ma mère s’acharnait à me vanter ses multiples mérites dans l’espoir de me voir enfin l’imiter.

Mai 68 me cueillit en pleine révolte et prête à me joindre aux hordes des lycéens et étudiants qui battaient le pavé parisien. Incapable d’imiter ma sœur qui, en l’absence de cours, continuait placidement à travailler ses polycopiés de PCB à la maison, je délaissai mes manuels de terminale au profit de la rédaction de tracts et de banderoles telle celle que mes parents découvrirent un matin au réveil punaisée sur les murs du séjour : « Il est interdit d’interdire ! » Je n’eus pas le plaisir de jouir de leur réaction ayant préféré pour quelque temps mettre de la distance entre nous afin d’être en capacité de vivre la révolution à plein temps.

Un autre slogan me parut alors également fondamentalement libérateur : « Jouissez sans entraves ! » et il me sembla dès lors indispensable de le mettre sans plus attendre en application sans réfléchir qu’un passage préalable au planning familial pût avoir son utilité. C’est ainsi que quelques semaines plus tard, je dus me mettre en quête d’une de ces adresses, circulant sous le manteau, où je trouverais la personne susceptible d’accepter de m’aider à faire disparaître la conséquence de mon inconséquence !

Seule Lydie, à qui, dans l’urgence, je résolus de me confier, fut au courant de mon désarroi. Blessée au plus profond de ses convictions de croyante respectueuse de la vie, elle fit néanmoins preuve, je dois le reconnaître, non seulement de discrétion mais d’une certaine grandeur d’âme s’abstenant de tout discours moralisateur, vidant spontanément son livret de caisse d’épargne afin de m’aider à faire face à la dépense et se proposant de m’accompagner pour cette épreuve. Néanmoins jamais plus elle n’accepta d’évoquer avec moi cet incident de mon parcours.

Sa vie toute entière fut à l’image de son apparence : lisse, limpide jusqu’à la transparence et guidée par une infinie sagesse. Toutes les étapes prévues furent respectées : brillantes études de pharmacie, mariage avec son binôme, installation dans un village afin que les enfants à venir puissent jouir d’un environnement sain, non polluant ni pour leur physique, ni pour leur mental. Les quatre enfants furent le reflet de leurs parents : bien sous tous rapports. C’est ainsi que ma mère put continuer à chanter les louanges de son aînée qui excellait dans l’éducation de sa progéniture.   

Toujours à contre-courant, je ne cherchai nullement à modeler mon fils Keith à l’image de ses cousins. Ne partageant pas la vie de son père, artiste peintre épris de liberté, je ne tentai néanmoins pas de le détourner de sa fascination pour ce milieu très marginal qui était d’ailleurs aussi un peu le mien. Je respectai ses accoutrements de jeune hippy, admirai sa doctrine non violente et le laissai croître à sa guise persuadée que les bonnes plantes parviennent toujours à trouver la lumière.

 A l’antienne : « Ce n’est pas Lydie qui… » se substitua celle : « Ce n’est pas notre Pacôme qui …ou notre Odilon qui… ». Si bien que mes relations avec ma famille se distendirent de plus en plus.  Elles devinrent même inexistantes lorsque, alertée par sa petite amie Nathalie, je décidai de partir rejoindre Keith à San Francisco.

Quelques mois plus tôt en effet, lorsque les deux tourtereaux m’annoncèrent leur décision de partir aux États-Unis, je ne m’en inquiétai pas et je l’avoue même, je les en félicitai, toute réjouie de les savoir en rupture totale avec la morale de mes parents, de ma sœur et de sa famille. Je compris tout à fait leurs besoins de s’ouvrir à d’autres cultures, de rechercher d’autres perceptions sensorielles susceptibles de faire évoluer leur art pictural et surtout de vivre des rapports humains plus libres et plus authentiques

Lorsque j’arrivai, il était trop tard. Keith n’était plus. Le LSD censé lui ouvrir l’accès à toutes les potentialités de l’Être avait eu raison de lui. Je sombrai dans le désespoir et n’aspirai dès lors qu’à rester parmi ses amis hippys. A mon tour, je me laissai partir à la recherche des paradis promis et je dérivai longuement.

 « C’est l’heure de votre prise de sang, madame Hulot ! » Le brutal éclair des néons du plafonnier me fait tressaillir : toute hébétée, je tends mon bras décharné à l’infirmière qui palpe ma veine comme je l’ai si souvent, trop souvent palpée.