« Tout ce que je ne voudrais pas être ! » Une punkie aux cheveux rasés sur un côté, longs de l’autre, une mèche bleue, une tresse rasta complètement emmêlée, Géraldine la fixe de manière insistante, presque gênante. Mutique, elle se tourne hébétée vers Juliette, comme si elle l’entendait sans comprendre :

-       Tout ce que tu ne voudrais pas être, j’ai vu pire… Elle n’a pas l’air bien méchante…

-       Méchante…

-       Mais qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi cette fille te fait cet effet ?

-       Cet effet…

Juliette claque dans ses doigts. Géraldine sursaute, la regarde…

-       Quoi ? quoi ?

-       Mais qu’est-ce qui t’arrive avec cette fille ? Franchement, elle a un look, c’est sûr, mais de là à te mettre dans cet état…

-       Oui, surtout que c’était pour te remonter le moral que nous étions venues déjeuner ici… Mais, voir ce qu’elle est devenue, ça me sidère…

-       Tu la connais, c’est pour ça…

-       Je l’ai connue, on a été à l’école ensemble, le genre première de classe que tu n’arriveras jamais à rattraper…

-       Ah, évidemment !

-       Comme tu dis.

 

Plongées dans leur salade, elles s’appliquent, l’une à trier les olives sur le côté, l’autre à couper les cerneaux de noix pour mieux les mélanger à la laitue, tout absorbées à ces tâches préalimentaires devenues soudain essentielles. Par hasard, ou par une mécanique qui leur échappe, une observation méticuleuse de l’assiette de l’autre, elles lèvent le nez en même temps, se regardent, éclatent de rire. Elles pouffent. Deux gamines qui retrouveraient un code secret longtemps oublié, copines d’une enfance qu’elles n’ont jamais partagée. Géraldine a les yeux qui explosent, ça déborde de partout, son nez coule, elle pose rapidement une serviette en papier sur sa bouche, juste à temps pour ne pas cracher des morceaux d’olive partout. Juliette s’étrangle, les noix lui restent en travers de la gorge, elle pâlit, plus en larmes qu’en rires, elle se penche en avant, se lève, le serveur se retourne, la retient quand elle chancèle :

-       Vous l’avez échappé belle ! J’ai failli vous ramasser en miettes… Moi qui croyais que vous riiez, à voir votre copine…

Sa respiration se calme, se stabilise sous ses efforts pour inspirer profondément, elle déglutit, sa gorge semble se dénouer, et elle pouffe à nouveau en se laissant tomber sur sa chaise :

-       Ça, vous pouvez le dire, que je l’ai échappé belle, j’ai cru mourir, finalement, c’est dangereux de manger…

-       Ou de rire en mangeant… il faut choisir… regardez votre copine, elle a franchement choisi…

Le teint de Géraldine a viré au cramoisi, elle pleure moins, penchée sur la table elle se concentre sur ce qu’elle a devant elle, mais ses yeux un instant voilés ne semblent pas avoir pris la mesure de ce qui est arrivé, ou a failli arriver, à sa voisine. Elle se redresse sur son fauteuil, essaie de calmer son rire :

-       Ça fait du bien… Je n’ai pas ri comme ça depuis un moment…

-       Je pouvais bien m’étrangler, pas question de compter sur toi… tout ce que tu ne voudrais pas être, tu crois franchement qu’elle est pire que toi, ta copine punkie ? Tu verrais ta tête…

-       Ex copine, d’abord…

-       Ex, ex, OK, mais elle, elle rigole pas, je peux te le dire…

 

Géraldine redresse la tête, son rire s’est fait plus régulier, ordinaire, la punkie est partie depuis un moment, plus de danger en vue. Elle boit une gorgée d’eau, repousse son assiette, le serveur avait raison, il faut choisir, et on ne rit pas tous les jours.  

-       Comment ça, elle rigole pas, comme si tu la connaissais…

-       Non, je ne la connais pas, je l’ai juste regardée, et le type qui était avec elle, je connais ce genre de gus, je peux te dire qu’elle rigole pas tous les jours, et qu’elle aimerait surement mieux être avec toi à rire un bon coup, si elle pouvait encore croire qu’elle serait capable de le faire.

-       Mais tu l’as à peine vue…

-       Plus que tu crois, et j’ai l’œil exercé, c’est le genre de situation et de mec que je connais par cœur.

-       Eh bien dis donc, moi qui croyais que tu rigolais… c’est du lourd, là… c’est quoi cette histoire…

-       Oh, rien, ce serait trop compliqué, c’est ma vie d’avant, je préfère oublier. Ta copine, malgré son look, là, j’ai peur pour elle, c’est pas elle que je ne voudrais pas être, c’est lui ! Bon, là, trêve de plaisanteries, il faut qu’on y retourne, le temps de la pause est largement écoulé, on va se faire taper sur les doigts, c’est pas le moment.

-       Plaisanteries, t’en as de bonnes… Oui, faut y aller… On partage par moitié…

-       Oui, vaut mieux, parce que si on repart dans un sketch à la Muriel Robin sur la note, je ne suis pas sure que tu sois en état de travailler cet après-midi.

 

Elles arrivent à regagner leur poste de travail sans se faire remarquer. Inquiètes, ou honteuses, d’avoir grappillé quelques minutes, elles s’efforcent à une pose de sérieux qui leur confère une certaine gravité, certes utile dans de telles circonstances. Elles se sont replongées chacune dans ses dossiers, ne disent plus un mot, cette concentration nouvelle chasse toute velléité d’un fou rire qui ne demande qu’à renaitre de ses cendres. Le chef de service passe la tête dans la porte :

-       Tout va bien ? Je me suis inquiété… rien de grave ?

-       Grave, si, Juliette a failli s’étrangler, et moi y passer…

-       Quoi…

-       De rire, grave, le fou rire, pas eu ça depuis longtemps…

-       Bon, on dira que ça fait une excuse valable pour quelques minutes de retard. Je ne vous demande pas ce qui vous faisait rire.

-       Non.

-       Juliette, en tout cas, tu as meilleure mine que ce matin. J’avais peur que tu t’écroules de sommeil en début d’après-midi avec la tête que tu avais ce matin, mais je te vois requinquée, c’est mieux.

-       C’est mieux, pour quoi ?

-       Le boss veut te voir, à cinq heures.

-       Il veut me voir pour quoi ?

-       Je ne sais pas, il m’a juste dit qu’il veut te parler de quelque chose, qu’il vaut mieux en fin de journée, je lui ai proposé cinq heures pour ne pas te faire partir trop tard, je crois que tu auras besoin de sommeil ce soir.

-       Merci, chef !!!

-       Alors, si vous me dites chef, moi je vous dis les filles !

-       Cool…