Maintenant, il lui faut un pont.

            Avec son seau, il a moulé quatre grosses tours aux créneaux bien dessinés, super ce sable ni trop fin ni trop grossier, gorgé par les employés municipaux de juste ce qu'il faut d'eau de mer.

            Les murailles se tiennent bien, et pourtant il a eu du mal à les ériger. Il avait prévu comme armatures des os de seiche, mais c'est interdit par le règlement. Seuls sont autorisés les coquillages pour les décorations extérieures, et depuis une heure sa mère déverse auprès de lui des jaunets, des chapeaux de gendarme, des coques, des couteaux, en telle quantité qu'il se demande s'il en reste sur la plage pour ses concurrents.

            Il est habile. Il prend des cours de sculpture aux Beaux-Arts, et elle le voit déjà, lui qui n'a que 8 ans, paysagiste, décorateur, architecte, artiste de renom, qui sait ? C'est elle qui l'a inscrit. Elle décide toujours tout, et lui, avec son application habituelle, il fait. Elle dit qu'il a de la chance qu'elle s'occupe autant de lui, que les autres, qui travaillent ou qui ont trop d'enfants, ne font pas le quart de la moitié de ce qu'elle fait pour lui.

            Il sait qu'elle a raison. Avant le concours, il est allé à la bibliothèque étudier les plans des châteaux-forts. Le sien sera conforme. Au centre, il faut un donjon flanqué d'une petite chapelle. C'est difficile, car il ne faut pas faire s'écrouler les murailles, mais il prend son temps et il y arrive. Avec des ouvertures rectangulaires et des coques sur le toit de la chapelle. Tout autour de l'édifice, il creuse délicatement des fossés, qu'il entoure de palissades de couteaux. Il n'y mettra pas d'eau, c'est trop dangereux. Mais il creuse dans la muraille une ouverture pour laisser passer les chevaliers et la cour, qu'il a représentés par des coquillages colorés. C'est sûr, ça a fière allure, son affaire. S'il gagne le premier prix, son père lui a promis une excursion en bateau jusqu'à l'île aux oiseaux.

            Il jette un coup d'oeil aux ouvrages des autres enfants. Sa voisine a fait une sirène, dont elle est en train d'orner la queue d'écailles en coquilles de moules. C'est assez malin, mais elle n'a pas le sens des proportions et le buste de la femme est trop tassé. Elle n'a aucune chance.

            De l'autre côté, c'est un bateau couché sur le côté, bien sûr, il n'aurait pas pu le faire tenir debout. L'enfant est plus jeune, il a fini les mâts, mais comment donc va-t-il faire pour les voiles ? A-t-il réfléchi seulement avant de se lancer dans une telle entreprise ?

            Plus loin, il aperçoit aussi un château, mais celui-là est un château de contes de fées, rien à voir avec le sien. Sa mère aussi jette des regards furtifs sur les autres productions, elle est seule derrière la barrière, les autres parents bronzent ou se baignent. Elle se demande comment ils font pour se détendre pendant que leurs enfants triment. Certains de ceux-ci n'ont même pas de bobs, ont-ils seulement été enduits de crème solaire ?

            Comme il lui reste du temps, il fait une route.. Pour imiter les pavés, il met aussi des coquillages. La route s'arrête net devant les fossés, et de l'autre côté il y a la grande porte. Il fronce les sourcils. Il revoit la gravure qu'il a si longuement étudiée. Tout est là, sauf le pont, mais comment faire pour « suspendre » du sable au-dessus des fossés ?  Pourquoi n'y a-t-il pas pensé avant ? C'est fichu, il n'ira pas à l'île aux oiseaux !