Nous sommes tous sur la ligne de départ attendant le signal. Sans complexe j’opte pour la portière avant gauche, le couple mignon pour l’arrière droite, l’homme solitaire n’a plus le choix, et se dirige vers la seule portière encore libre. Le chauffeur sans se poser de question prend le volant à l’avant gauche.

   D’un seul mouvement nous pénétrons tous ensemble dans l’habitacle. L’embarquement est sportif, le véhicule est haut sur pattes, le chauffeur doit me tendre la main et me hisser à bord, à l’arrière il y a conciliabule pour savoir qui du couple occupera la place centrale.

 

   Assise sur ma valise, les oreilles envahies par la musique diffusée par mes écouteurs, j’attends. J’ai rendez-vous à l’angle de l’avenue de Stalingrad et de l’allée des tilleuls, on doit venir me chercher à dix-sept heures.

Trente-cinq euros, comparés aux cent quatre-vingt-quinze que ma mère m’a donnés pour le billet de train, il n’y a pas photo ; avec ça j’ai de quoi payer ma place et m’offrir un petit plaisir.

Un grand type arrive, l’air sombre, le crâne pelé, la barbe fournie, lui aussi a les écouteurs en place, plus une sacoche pour ordinateur et un grand sac kaki comme en avaient autrefois les militaires.

Un petit coup de tête réciproque par politesse, chacun son bout de trottoir, on s’ignore.

   Il va falloir jouer serré pour récupérer la place près du chauffeur, derrière j’ai très vite le cœur à la dérive, on verra bien, avec un sourire au chauffeur, j’ai toutes mes chances.

   Un couple s’avance, lui, un peu rond, cheveux châtains, une boucle à l’oreille droite, elle grande blonde, court vêtu, lianesque elle s’enroule autour de son corps en marchant. Ils rient, ils sont beaux, et troublants. Avec eux, pas de crainte à avoir pour la place avant, ils ne voudront pas se quitter.

Tiens, ils ne s’arrêtent pas, fausse alerte ? c’est mieux, cinq avec le chauffeur ça faisait beaucoup, il faut penser aux bagages.

Plongée dans mes réflexions je n’ai pas entendu arriver le quatre-quatre, il est énorme, une belle bête rutilante et spacieuse donnant une impression de confort et de sécurité. Un homme d’une trentaine d’années, bronzé, crâne rasé à la Zidane et lunettes de soleil sur le front s’avance vers moi – Donnez-moi votre valise !

Le couple arrive rapidement, ils seront donc bien du voyage, le regard accroché par leurs silhouettes, je n’avais pas remarqué qu’ils portaient chacun un sac à dos. L’homme qui attendait avec moi doit bien mesurer son mètre quatre-vingt-dix, et peser une centaine de kilos. Assise je ne m’en étais pas rendu compte, mais désormais c’est flagrant, avec mon mètre soixante, je ne lui arrive même pas à l’épaule, ne parlons pas de mes quarante-sept kilos chemisier compris.

Caser les bagages dans la partie arrière du véhicule demande un peu de temps, le chauffeur a visiblement des bagages lui aussi, arrive enfin le moment de s’installer.

Tout s’apaise, chacun définitivement casé, le conducteur nous accueille par un mot gentil, le voyage peut commencer.

Jusqu’à la rocade de Bordeaux la conduite est souple, le moteur joue une musique apaisante et je dors, si ma mère me savait là, je serais déshérité pour le compte.

Des phases de sommeil alternent avec des périodes d’éveil, le bruit du moteur est désormais couvert par une musique en sourdine. Le couple murmure, puis semble se disputer sans que l’on puisse savoir pourquoi. La place certainement, celle du centre est moins confortable que celle de son compagnon, et son voisin qui s’est endormi sur son épaule devient envahissant.

Un panneau apparaît brièvement dans les phares : Niort, on avance bien, je serai même en avance sur mes prévisions. Je n’ai toujours pas tranché à propos de l’utilisation de l’argent économisé sur le voyage, un petit chemisier Cacharel, ou le collier aperçu chez cette femme qui fabrique des bijoux dans sa boutique à Saint Michel. Les deux sont tentants, mais il faudra certainement trouver un chemin détourné pour expliquer cette apparition de nouveautés à mon retour à la maison.

Nouvelle plongée dans les rêves, sommeil léger j’ai l’impression de percevoir la lumière des phares des voitures qui nous arrivent en face. Une lumière nacrée de rose traverse ma paupière et vient titiller ma rétine, lui succède en se juxtaposant des plaques noires comme des tableaux de Soulages. Jour, nuit, jour, nuit, au bout d’un moment je me surprends à compter les alternances.

Un courant d’air me cueille en pleine cogitation, les portières sont béantes, ils sont tous descendus pour se dégourdir les jambes.

Difficile de se repérer, jambes lourdes, bouche pâteuse, besoin des toilettes, le cheveu en palmier et œil en berne, juste le temps d’entendre le conducteur indiquer qu’il fait le plein et qu’il garera la voiture devant la boutique restauration.

Courir, la fraîcheur de la nuit vous dénoue les Chakras, boire un café, manger une barre chocolatée, aller aux toilettes, programme alléchant. Je suis laide à faire peur quand je me regarde dans la glace, un coup de brosse, un peu de blush sur les lèvres, déjà mieux. Il faut attendre son tour, un tour rapide à la boutique, café brulant, imbuvable, arrêt à la caisse pour payer ma barre chocolatée.

Coups d’avertisseur je sais que c’est pour moi. Ils m’attendent, le moteur a repris sa musique, le solitaire s’est installé à la place avant sans me demander mon avis, il a l’air renfrogné et a posé mes affaires en vrac sur la banquette arrière. Le couple a échangé ses places, l’homme est assis à la place centrale. Galamment il me tend la main et m’aide à m’installer en récupérant mes affaires qui encombrent les lieux.

L’ambiance est différente quand on est sur la banquette arrière, c’est comme si tout à coup une glace était venue s’immiscer entre l’avant et l’arrière. Un bruit sourd et répétitif emplit l’habitacle, la tablette connectée sur la radio la remplace, il en sort des messages au style télégraphique ou codé. L’homme qui a pris ma place a branché ses écouteurs et réserve ses commentaires au chauffeur.

La vitesse qui tout à l’heure contribuait à notre confort, est désormais montée à cent cinquante ! Nous doublons avec vivacité tous les véhicules que nous rattrapons. J’ai un peu peur, je me serre contre mon voisin.

Je me suis endormie, la tête posée sur son épaule, il me tient avec délicatesse en ayant glissé son bras derrière mon dos. La voiture émet un feulement rappelant celui des panthères dans les dessins animés, nous roulons à cent quatre-vingts kilomètres-heure.

On se croirait dans un rallye automobile, le copilote annonce :

-        Douane sur l’aire de péage au nord de Sainte Maure.

-       On tentera de se glisser sans se faire remarquer, sinon, sinon on forcera le passage, pour sortir au niveau d’Artenay la porte de service a été déverrouillée.

Plus ils semblent tendus à l’avant, plus nous nous tassons sur nous-mêmes comme figés par une brutale glaciation. En approchant de la barrière de péage, le chauffeur ralentit pas le moment de se distinguer.

Son copilote se tourne vers nous, - On se tient tranquille derrière et tout ira bien. Avec un timbre de voix sous-entendant des menaces.

L’arrêt nous paraît long, le ticket, la carte, il récupère même le reçu, nous frôlons des douaniers sans un regard pour eux, et immédiatement la cadence remonte.

-       J’ai perdu nos ouvreurs, ils ont dû être accrochés. En effet cinq kilomètres plus loin, nous découvrons un autre quatre-quatre immobilisé sur la bande d’arrêt d’urgence, il est entouré de véhicules illuminés de gyrophares, et l’équipage est tenu en respect par toute une troupe de policiers lourdement armés. Un motard en charge de la circulation nous fait signe de circuler.

-       Dommage pour eux, mais pendant qu’ils les occupent nous allons pouvoir filer, et regaillardis par ce constat le chauffeur lève le pied.

Heureusement que les rêves me permettent de m’évader, j’ai opté ce sera le collier et il me restera un peu d’argent de poche.

Le silence est installé pesant, nous sentons bien que nos deux hommes ne sont pas si rassurés qu’ils voudraient le paraître, ils gardent toujours un œil fixé dans le rétroviseur. Nous ne pouvons que nous fier à leurs attitudes pour savoir ce qui se prépare.

Tout à coup, il y a panique à bord et ils ne semblent plus savoir quel comportement adopter, - ils sont derrière nous, annonce le copilote et pour confirmer ses dires, nous ressentons un choc à l’arrière. Nous entendons le bruit strident d’une sirène de police. Attachés comme nous le sommes, le choc ne nous a pas envoyés en bas de notre banquette, mais j’entends la liane qui sanglote, manquait plus que ça au psychodrame.

Le véhicule à nos trousses est venu se positionner sur notre gauche, un bras dépasse de la portière avant, un révolver à la main, il nous fait signe de nous garer. Devant le refus d’obtempérer de notre chauffeur, il s’écarte brusquement pour venir brusquement nous percuter sans avertissement.

Le chauffeur tente de maintenir sa ligne de route, mais le lourd véhicule lancé à pleine vitesse mord sur l’accotement et part brusquement en tonneaux. Le moteur hurle, le chauffeur jure, nous poussons des cris ou nous pleurons, ou les deux à la fois.

Le copilote a disparu, la voiture ne semble pas décidée à s’arrêter, elle tourne de façon folle. Tout vole dans l’habitacle et nous heurte au passage. Une chance pour nous, elle finit par s’immobiliser posée sur le toit, toutes les vitres ont volé en éclats. Reprenant nos esprits nous constatons que de la fumée blanche a envahi l’habitacle et c’est le sauve-qui-peut, encore faut-il réussir à détacher sa ceinture.

Nous nous extirpons tous les trois de l’épave en rampant, nous sommes blancs comme des mitrons et n’arrivons plus à respirer.

Le copilote est écrasé comme une crêpe, en tentant de fuir, le chauffeur prend une balle dans la cuisse et pousse des cris déchirants.

-       Je lève les bras, Blablacar, Blablacar, et j’entends.

-       Go fast ! d’où j’en déduis qu’il faut fuir.

-       Il veut que l’on coure

Je me lève et m’éloigne rapidement, quelqu’un m’intercepte d’un coup de pied brutal, je m’étale, on me pose le canon d’une arme sur la nuque.

Pas d’explication à donner à mes parents, je n’ai retrouvé mes esprits que quatre jours plus tard à l’hôpital d’Orléans suite à une overdose due à la quantité de cocaïne inspirée. Ils avaient eu si peur de me perdre qu’ils étaient très heureux que je sorte du coma.

J’ai récupéré mes affaires dont ma tablette, il m’avait bien semblé avoir entendu un craquement lorsque le policier m’avait intercepté, en tout état de cause, elle n’avait pas résisté à son poids. Adieu veaux…

Sur les réseaux sociaux, prenez garde à ne pas confondre les sigles …