Ils entrèrent par plusieurs portes : farandoles joyeuses de femmes aux jupes légères et colorées, d’enfants aux visages rieurs et d’hommes ayant, d’un commun accord, abandonné leur veste sur le dossier de leur chaise et desserré le nœud de leur cravate tant cette soirée d’août était suffocante sous le toit, chauffé à blanc, de la salle polyvalente de ce trop tranquille village du civraisien.

Au rythme de la danse des canards, les farandoles s’unirent pour former une ronde autour du couple vedette de la soirée qui, quittant à leur tour la table, se dirigeait vers le centre de la piste afin d’ouvrir le bal.

Tandis que l’orchestre attaquait la valse « Mon amant de St Jean », accompagné par les frappés de mains enthousiastes de tous les invités, Paul, d’un air grave, enlaçait Suzanne et l’entraînait dans un tourbillon qui, en dépit de leur âge, semblait ne jamais devoir s’arrêter. Deux ou trois fois cependant, Paul vacilla puis réussit à se reprendre mais quelques minutes plus tard dut, légèrement titubant, regagner sa place. Tandis que les plaisanteries fusaient et que certains chantonnaient malicieux « Ah, le petit vin blanc ! », personne ne remarqua les larmes rapidement estompées qui coulèrent sur les joues de Suzanne. La petite Léa, bientôt rejointe par sa cousine Béatrice, s’empara d’une main de Paul, lui dédia son sourire le plus enjôleur : « Allez, Papy, c’est mon tour, fais-moi danser ! »

Suzanne intervint aussitôt : « Plus tard les enfants, Papy est un peu fatigué et puis le dessert va bientôt arriver. Vous verrez, c’est une surprise ! » Béatrice applaudit : « Moi, je la connais ta surprise, Mamy ! Maman m‘a dit que ce serait une pièce montée. La même qu’il y a cinquante ans quand vous vous êtes mariés ! Avec une mariée et un marié tout en haut ! »

Les fillettes repartirent en sautillant, tombèrent à nouveau en contemplation de la photographie en noir et blanc, exposée sur un guéridon devant l’énorme bouquet de cinquante roses rouges. Elles avaient quelque peine à reconnaître leurs grands-parents dans ce portrait. Comment admettre que cette mince jeune femme, au visage fin, lisse et  à l’opulente chevelure brune coiffée en chignon, noyée dans un nuage de tulle blanc soit la même que leur Mamy Suzanne ? Leur Mamy porte des cheveux courts, blonds et frisottés, elle est aussi « bien enveloppée » comme s’amuse à le dire Papy, arbore des joues bien rondes avec comme des fossettes pour les bisous et des petites rides au coin des yeux !

 Et Papy ? Lui, c’est un papy comme presque tous les papys : une couronne de cheveux blancs autour de la tête avec juste une sorte de petite mèche qu’il ramène sur le haut de son crâne brillant, de grosses joues qui pendent un peu et surtout un bon petit ventre qui déborde de la ceinture du pantalon. Vraiment rien à voir avec ce jeune monsieur aux cheveux bruns, à la moustache conquérante et à la ligne de top model.  

 

Slows, tangos et valses se succédaient tandis que les anciens regagnaient, petit à petit, leur place à la table des époux phares de la soirée. En dépit de la sonorisation tonitruante et de leur ouïe défaillante chacun tentait de renouer les conversations amplement alimentées par les souvenirs familiaux communs, les péripéties de la vie de leurs descendants et les innombrables soucis de santé des uns et des autres.

« Et toi, Paul, tu as reçu d’autres résultats ? » La question de Martine, belle-sœur de Suzanne, se perdit dans le brouhaha qui accompagna l’arrivée de la gigantesque pièce montée portée par deux serveurs. Les applaudissements crépitèrent, les flashs étincelèrent tandis que Paul et Suzanne se levaient lentement, très émus, pour échanger un baiser et que Jean, le plus jeune frère de Paul, entonnait « Le temps des cerises ». La voix de ce dernier fut vite soutenue avec une ferveur toute particulière par toute l’assemblée qui se leva spontanément.

« J’aimerai toujours le temps des cerises

Et le souvenir que je garde au cœur. »

Lorsque les voix se turent, un grand silence régna, silence rempli d’émotion, rempli du souvenir d’autres moments semblables à celui-ci, autour d’autres couples à présent disparus ou séparés par la mort. C’est alors que Anne, la mère de la petite Léa, consciente qu’un voile de tristesse brutal menaçait d’assombrir la fin de ce repas, demanda à l’orchestre de jouer « La chenille ». Elle se saisit rapidement des mains des enfants avides de danser et fut rapidement rejointe sur la piste par les générations plus jeunes désireuses de terminer la soirée dans la joie.

Après la dégustation du dessert et avant que la musique ne s’approprie à nouveau tout l’espace sonore jusqu’à une heure avancée de la nuit, membres de la famille et amis de toujours s’emparèrent du micro pour évoquer, de façon humoristique le plus souvent, la vie de Suzanne ou de Paul depuis leur plus tendre enfance. Propos entrecoupés de projections de photos et de films super 8.

 Moment émouvant, entre rires et larmes, auquel succéda la valse « le beau Danube bleu » ; Johann Strauss réunit sur la piste bon nombre des septuagénaires et octogénaires avant qu’ils ne décident d’abandonner définitivement la salle à la jeune génération avide de prolonger la soirée sur des rythmes moins ringards.

Sur la route du retour, durant la dizaine de kilomètres qui les séparaient de leur maison, le silence régna dans la voiture. Silence lourd de ce que chacun n’osait exprimer dans la crainte de ne pouvoir juguler son émotion. Suzanne observait les mains de Paul crispées à son volant et lui, celles de Suzanne posées sur ses genoux, les doigts joints comme pour une supplication.

Depuis l’instant où, se retrouvant seuls, ils pouvaient enfin faire tomber le masque de la sérénité, ils ne pouvaient chasser de leur esprit, la vision de cette enveloppe, arrivée au courrier ce matin, juste avant leur départ.

Institut Gustave Roussy
Médecine oncologique
114 rue Edouard Vaillant
94800 Villejuif

L’un après l’autre s’était emparé de l’enveloppe, l’avait tournée, retournée, posée, reposée, reprise puis reposée encore sans trouver le courage de l’ouvrir avant cette réunion de famille. Réunion décidée depuis des mois, décidée à une époque où tous deux jouissaient d’une forme physique que beaucoup leur enviait et que Paul s’était refusé à annuler en dépit de sa fatigue, de ses malaises toujours plus fréquents.

« Villejuif ! Villejuif ! » Ce nom martelait leur crâne, leur donnait des frissons. L’un et l’autre avaient la conviction qu’après la lecture de ce courrier, leur avenir allait basculer, qu’ils ne seraient plus maîtres de la gestion de leur vie pendant très longtemps. Un temps indéterminé. Un temps infini peut-être. D’un commun accord, sans même proférer une parole, ils étaient sortis sur leur terrasse afin d’offrir leur visage à la caresse du soleil puis étaient partis rejoindre leurs invités.