Ils sont venus me réveiller à sept heures, à cet instant je dormais profondément. Il faut se rendre compte que depuis le temps qu’ils me retournaient sur le grill, j’étais épuisé.

   Mon inertie simulée jette le trouble dans la boutique, je les entends parler d’appeler un médecin, craignant qu’il y ait un problème, et qu’on ne les accuse de bavure.

   En réalité mon objectif n’est pas celui-là, c’est beaucoup plus simple, et la simplicité est parfois le meilleur moyen d’arriver à ses fins. Un avocat m’a expliqué lors de l’une de mes interpellations précédentes que si les policiers dépassent l’heure de fin de garde à vue, sans que vous soyez déféré, il est constaté de manière quasi automatique par les juges, qu’il y a un vice de procédure.

   Je maintiens le suspense pendant une vingtaine de minutes, puis j’ouvre les yeux. Je demande que l’on m’apporte deux cachets pour apaiser mon mal de tête. Dans un excès de faiblesse, il faut assumer son personnage, je les laisse tomber, puis je refuse de les absorber au motif de l’état de saleté du sol sur lequel ils ont roulé.

   Avant de quitter les lieux je signe le procès-verbal mais en y apportant néanmoins une modification pour indiquer que j’ai été retenu arbitrairement au-delà de l’heure légale.

   Petits jeux mesquins, mais destinés à me venger de leur attitude envers moi tout au long de ce séjour forcé.

   En arrivant, j’avais espéré sortir rapidement de ce guêpier, mais très vite la situation avait dérapé et la garde à vue avait été prolongée.

   Je sens un peu le putois ce matin, trois jours sans douche et sans changer de linge dans cet univers carcéral pas très propre explique cela. Mon corps ne réagit pas bien et j’ai les côtes en long, l’odeur provient de l’état de la couverture aimablement mise à ma disposition. Les côtes en long sont dues au confort monacal de la banquette en béton. Une seule bonne note dans cet univers brutal, les plats que l’on m’a servis pour les repas étaient délicieux, et tous mes voisins de cage en ont profité.

   Il fait gris sur le boulevard. Pour retrouver plus vite le moral, un peu de douceur eut été la bienvenue, mais ce matin le soleil ne semble pas en mesure de contester la suprématie au rideau de pluie légère qui occupe le ciel parisien.

   On a beau être prévenu, y être déjà passé, une garde à vue reste une épreuve difficile et éprouvante, qui vous mine quand même le moral.

   C’est que ces messieurs-dames de la grande maison sont solides et méticuleux dans leur travail, en face de vous, eux se relaient pour s’occuper de vous, alors que vous ne pouvez pas dormir.

   Au moment où je pense être libéré au motif qu’ils n’ont rien trouvé contre moi, et qu’il leur reste juste quelques constatations et vérifications à effectuer une bombe éclate. Il venait parait-il, d’être trouvé tout un carton d’œuvres d’art à mon domicile.

   Cette fois j’ai un petit moment de panique, rien de cet ordre n’apparaissait dans le document que m’avait remis le notaire pour lecture lors de notre rencontre. Pas plus que lorsque j’étais venu pour régler la succession et que j’avais signé l’acte. Me souvenant de l’attitude du notaire lors de ces rencontres et son insistance à obtenir que je lui cède le tableau, tous ces indices m’incitent à penser que ce rebondissement sent l’embrouille.

   En revenant en salle d’interrogatoire, nous trouvons la moitié du personnel de la maison qui se presse autour de la table, admirant le show mis en scène par l’un des techniciens. Ganté de latex, il leur présente de grandes feuilles de papier à dessin qui leur arrachaient des sifflets admiratifs. Mon arrivée les laisse de marbre, mais celle de la commissaire ramène le calme.

Mesdames, messieurs, veuillez avoir l’obligeance de bien vouloir quitter immédiatement cette pièce, nous en avons besoin.

   Ils sont partis, mais on sentait bien qu’ils avaient eu du plaisir à être là.

   Le paquet de feuillets étalé sur la table reproduit le portrait que je possède de ma tante, mais il est cette fois décliné en pièces détachées : ici un bras ou une jambe, là un sein voire les deux. Un genou et une cuisse semblant jaillir d’un déshabillé, une main baguée posée nonchalamment sur l’accoudoir du fauteuil, une autre tenant un verre, le haut du visage avec une esquisse de ses magnifiques yeux verts, ses pommettes et l’aile de son nez.

Il y en a trente, ces esquisses sont très intéressantes, ce sont très probablement des éléments de travail préparatoire de la main de Marie Laurencin ou de l’un ou l’une de ses élèves. C’était une technique utilisée par les peintres pour éviter des séances de pose trop longues à leur modèle. Ces études, permettaient ensuite de construire leur œuvre en l’absence du modèle.

J’ai tendance à trouver qu’elles sont plus jolies que le tableau lui-même, et là je ne bluffe pas.

Ne me racontez pas que vous ne les connaissiez pas, je ne vous croirais pas, elles portent vos empreintes sur le carton à dessin.

   Signal reçu, on repart pour un tour, par quel curieux hasard ou tour de passepasse pouvait-on avoir trouvé « mes » empreintes, sur un carton à dessins que je n’avais jamais vu.

Pouvez-vous m’indiquer si ça n’est pas couvert par le secret de l’instruction, où vous avez trouvé ce carton, qui m’est, je tiens à le dire tout à fait inconnu ?

Ne vous fatiguez pas, je n’ai jamais rencontré dans mon travail de suspect qui ait reconnaisse ses torts dès le premier interrogatoire.

   Sur le fond, je veux bien la croire, mais étant certain de mon innocence, ses sous-entendus m’irritent, me plongeant dans un état de colère qui doit bien transparaitre un peu tout de même.

   J’ai sorti tant de vieilles reliques de cet appartement, que si j’étais tombé sur ces croquis sublimes je m’en souviendrais sans difficultés.

Le carton était dissimulé sur le haut de l’armoire de votre chambre, avec son doigt elle dessine quelques cercles sur sa tempe. OK, vous avez compris, ça vous revient.

   L’armoire me revient parfaitement, et j’imagine que si le sac de la femme Argentine s’y était encore trouvé lors de cette descente, mon sort aurait cette fois reposé définitivement entre les mains de la police.

   C’est certainement en cherchant du bout des doigts pour attraper ce sac, que j’ai sans le savoir déposé une empreinte sur ce fichu carton à dessins c’est pour moi une évidence. Il n’est bien entendu pas question que j’utilise cette excuse face à la commissaire.

C’est à cet endroit que je range mon sac de sport et il m’arrive parfois d’avoir des difficultés à le rattraper.

Votre déclaration va beaucoup amuser le juge, lui aussi est très sportif, peut-être qu’en prenant son sac de golf sur son armoire, il va y trouver un carton de dessins de Picasso.

   Elle part d’un rire de gorge, pas le rire de quelqu’un qui s’amuse, le rire de quelqu’un qui raille, qui veut rabaisser. La colère monte en moi, il faut que je trouve le moyen de contrer ses sarcasmes rapidement, ce avec de solides arguments pour lui enlever toute capacité de répliquer.

   Je reste cinq minutes bras croisés, elle doit penser qu’elle m’a à sa main, que je suis sous contrôle, que je vais craquer et lui raconter toute une histoire.

   Je joue sur le silence pour la déstabiliser, quand je prends la parole je sais que cette fois c’est moi qui ai la main.

Soit, si vous le dites, vous m’expliquez que vos techniciens ont trouvé l’une de mes empreintes sur le carton à dessin, vous avez bien dit une. Reconnaissez que c’est peu juste comme preuve. Je suis prêt à parier que vous n’en avez trouvé aucune autre sur les feuillets. Même un avocat débutant commis d’office saura démonter votre dossier en moins de cinq minutes.

   Elle pourrait me mordre, qu’elle le ferait, mais elle sait que j’ai raison et c’est ce qui la pousse à devoir trouver une parade, elle s’empare du dossier et, tournée vers la fenêtre, en reprend la lecture. J’utilise ces quelques instants de répit, pour regarder les planches d’étude qu’ils ont trouvées chez moi. Je ne suis pas un grand connaisseur en œuvres d’artistes, mais le coup de patte est sublime, et je me dis que j’ai vraiment une chance d’enfer.

Le tableau et ces croquis sont placés sous scellés en attendant que leur propriétaire vienne nous les réclamer, vous allez certainement être libéré si le procureur donne son accord, vous serez placé sous contrôle judiciaire avec interdiction de quitter le territoire.

   La belle affaire, je suis déjà en liberté conditionnelle, alors un peu plus un peu moins m’importe peu, l’important étant de ne pas retourner en cage.

Vous avez vu qu’il y a une lettre avec les esquisses, vous en avez pris connaissance,

   Visiblement non, elle n’en a pas pris ou eu le temps, trop obnubilée qu’elle est par ma culpabilité. Je ne veux pas toucher à l’enveloppe, par crainte d’y laisser mes empreintes. Je sors mon mouchoir pour la saisir et la lui tendre, elle est jaunâtre et passée et porte un aigle à croix gammée en guise de timbre. Un nom et, le grade d’un officier allemand : l’oberlieutnant. Maxime Weber y est calligraphié. Un détour par chez moi pour me changer et me doucher, je vais certainement devoir faire le ménage, car ces messieurs lors de leurs investigations ont dû me laisser l’appartement sans dessus dessous.

   Bonne prophétie, il me faudra de l’aide car c’est encore pire que ce que j’ai pu imaginer, on sent un travail de professionnel « du rire » dans ce ravage systématique. Un instant j’ai envie de les appeler pour qu’ils viennent faire un constat de cambriolage. En définitive il faut oublier l’idée du changement de vêtements et le passage sous la douche, il y a d’autres urgences.

   Le temps de passer un coup de fil à Mo et j’ai retrouvé une chemise froissée mais propre et un jean à peu près présentable.

Mo c’est moi, est-il possible de passer croquer un bout ?

Ça fait plaisir de t’entendre, comme ça ils t’ont laissé repartir. Active-toi on te prépare ça, tout roule pour toi, pas de complication. Anne la galeriste qui est venue nous prévenir de ton arrestation, n’était pas en forme et pleurait beaucoup, on t’expliquera. Tu nous avais caché ta bibliothécaire, elle est charmante, elle aussi est venue nous trouver, elle nous a annoncé qu’elle se chargeait de t’approvisionner et qu’elle viendrait chercher tes repas. Figure-toi qu’elle voulait les payer qu’il a fallu q’An Binh se bagarre avec elle pour qu’elle reprenne son argent.

Comment étaient-elles toutes les deux informées de ma présence chez les frères ?

Arrive, on t’expliquera tout ça !

   Grâce à la petite de la bibliothèque, je n’avais pas été mal nourri pendant ces journées, mais, le simple fait d’avoir pu manger dans une assiette m’avait réchauffé le cœur en plus du corps.

   Je suis désolé de ce qu’ils m’apprennent à propos d’Anne, je ne saisis pas bien ce qu’elle a bien pu livrer comme information à la police qui soit de nature à me faire courir un danger et qui l’ait tant culpabilisée. Lors de notre prochaine rencontre, il faudra que j’éclaircisse cette question avec elle, il doit bien y avoir une explication.

   Pour la bibliothécaire, c’est tout simple, j’avais rendez-vous avec elle pour trier les documents réunis à propos des disparitions d’enfants en Argentine durant la dictature. Constatant mon absence, elle a téléphoné à mon domicile, faute de pouvoir me joindre elle s’est inquiétée et a contacté la concierge. Celle-ci s’est fait un plaisir de lui débiter les pires informations sur mon compte et l’a informée de mon arrestation. À la suite de quoi, après passage au commissariat, elle est entrée en contact avec Mo pour organiser mon ravitaillement, cette initiative m’avait valu les bons petits plats que j’avais par erreur attribués à mes hôtes. Je dois admettre que cette démarche de sa part était fort surprenante, nous n’avions pas échangé grand-chose en dehors de nos recherches lors de nos rencontres.

    De mon côté, je leur raconte cette histoire rocambolesque de tableau volé, si je n’étais englué dans cette affaire, nous pourrions en rire, mais là j’ai le rire amer, il a fallu que ce soit sur moi que ça tombe. Ainsi pendant la guerre ma tante a donné dans la collaboration horizontale, reste à faire le lien avec le tableau pour y voir plus clair.

   Je pars en quête d’Anne pour qu’elle m’explique ce qui lui est arrivé, mais la galerie est fermée pour raisons personnelles indique un écriteau fiché derrière la vitrine et son téléphone ne répond pas. Je suis inquiet sur son sort et je commence à me demander si elle n’a pas été placée en garde à vue à son tour en raison du rôle qu’elle aurait pu jouer dans cette affaire.

   Mais depuis son passage au restaurant personne ne semble l’avoir revue et elle n’a pas donné de nouvelles.

   Depuis trois jours Sara assure la plonge pour compenser mon absence, je me remets immédiatement au travail, je n’ai plus un sou vaillant et le quotidien est un peu difficile.

   Quand la concierge m’a aperçu, elle s’est rapidement éclipsée dans sa loge, faisant celle qui est débordée. J’ai donc pris l’initiative d’aller frapper à sa porte, pour lui demander si par hasard elle n’avait pas de courrier pour moi. Elle ressemblait à un gros mérou la bouche s’ouvrant et se fermant en cadence pour lui apporter l’air qui lui manquait, ses bajoues lui servant de branchies.

Vous êtes certaine que vous allez bien, je vous trouve toute pâle.

Vous savez ce que c’est, parfois les mots vous échappent, et puis vous m’aviez mise dans l’embarras avec votre arrestation au petit matin. On peut attendre un autre comportement de la part de l’un de ses locataires.

 Oui, oui je vous comprends, mais vous oubliez simplement que je suis propriétaire de mon logement, et pas locataire, mais laissons cela pour la prochaine réunion de copropriété. Bonsoir madame !

   J’imagine comment elle se serait comportée avec ma tante à la libération, je comprenais mieux pourquoi celle-ci avait disparu dans le Midi pour ne plus reparaitre à Paris. Son attitude était complexe, une sorte de morale bourgeoise mélangée à une sorte d’identification à sa fonction, elle était devenue son immeuble et gare à ceux qui dérogeaient à cette règle en ne se conformant à la représentation qui était la sienne du parfait « locataire »