L'arrivée au commissariat a un gout de déjà vu, mes deux lascars d'escorte ne m'ont pas maltraité, ils m'ont seulement embarqué comme un délinquant de seconde zone, en me traitant plus bas que terre.
Ils ne m'exhibent pourtant pas menotté à la vue du public, entrant directement dans le parking souterrain où ils m'installent dans une cellule, un bras attaché à un tuyau de chauffage central. Ces saletés de menottes attachées dans le dos m'ont complètement coupé la circulation du sang et mes mains sont enflées comme celles d'un boxeur après un combat.
Que sont-ils encore capables d'inventer pour me pourrir la vie et me créer des problèmes ?
Je me demande bien comment un tableau accroché dans le boudoir de ma tante depuis plus de quarante ans pourrait être selon leurs dires une œuvre volée ?
Je n'arrive pas à imaginer la pauvre femme sortant d'un appartement, cagoule sur la tête et le tableau sous le bras. J'ai toujours connu cette toile accrochée chez elle et nous savions tous dans la famille qu'elle en était le modèle. Pour moi c'est clair, elle l'avait fait peindre, car il était la mise en scène de la vie de cocotte qu'elle menait et qu'elle assumait.
Il parait que ma mère n'aimait pas voir les hommes en admiration devant ce nue opulent. C'était pourtant le passage pour accéder à la pièce d'à côté, avancez, disait-elle sur un ton acide, tandis que les hommes en passant ne se privaient pas de tenir des propos salaces, qui faisaient sourire la propriétaire…
L'escalier métallique raisonne du bruit d'un pas descendant en cavalcade, on vient me chercher.
⁃Rapplique en vitesse la commissaire t’attend.
Je rigole, j'imagine sa tête s'il me voyait m'avancer vers lui, ayant quitté mes menottes, ce qui soit dit en passant est un sport dans lequel j'excelle.
Allons donc rencontrer cette commissaire puisque celle-ci en exprime le désir, plus vite la lumière sera faite, plus vite je serai de retour chez moi pour prendre mon petit déjeuner.
*****
Impossible d'attendre ici, sans rien faire, comme ça, comme l'andouille que je suis, il va être six heures, il faut que je bouge. Il m'a trahie, et moi comme une pomme je me rends malade de la situation que j'ai créée, c'est à ne pas y croire.
Je descends sur le boulevard, pars en courant vers son domicile. Je veux le voir avant qu'ils ne l'embarquent, je veux pouvoir lui expliquer pourquoi je me suis comportée comme…
J'ai surestimé mes capacités physiques, au bout de dix minutes de course à ce rythme, je craque. Je dois être rouge comme une crevette ébouillantée, je cours les chaussures à la main, les collants filés, le cœur battant comme un tambour crevé et j'ai un souffle d'asthmatique.
C'est fichu, je ne pourrai pas lui parler avant qu'ils ne l'aient embarqué et mes larmes reprennent.
Je ne peux tout de même pas retourner à l'appartement et attendre en me rongeant les sangs, je suis assise à l'arrêt de bus que j'ai gagné quand le bon sens m'est enfin revenu. Si j'avais commencé par là et pris le bus, j'aurais eu une petite chance d'arriver à temps. Je n'avais qu'une pensée en tête, courir le plus le vite possible pour aller me faire pardonner, alors qu'en effet, prendre le bus aurait été plus pertinent.
Je cherche à qui je peux bien aller confier mes angoisses. Si j'appelle ma mère, j'en aurai pour des mois à me dépêtrer de ses sermons sans fin, sur la morale et la bienséance et j'en reviens à Mo, l'ami indéfectible de Claude. Lui que je n'ai pas réussi à joindre cette nuit, si nous avions pu nous parler, la situation serait en ce moment toute différente, enfin je pense ! Je sais que Claude a confiance en lui et qu'il lui doit beaucoup, c'est quelqu'un de droit, je suis persuadé qu'il saura me comprendre, et m'expliquer ce que je peux faire.
Il n'est que six heure et demie et je dois l'attendre assise sur les marches au pied de la porte du restaurant. Une silhouette s'avance que je distingue à peine, mais une chose est certaine, ce ne peut être Mo, à ma grande déconvenue, c'est An Binh.
Mo ne me connait pas, mais Claude m'a tellement parlé de lui que j'ai l'impression de le connaitre par cœur, alors qu'An Binh m'est beaucoup moins familière. J'ai envie de partir, mais elle est déjà là devant moi les sourcils froncés.
Un signe de tête en guise de bonjour, elle me tourne le dos, sort ses clés et entre dans le local, puis revenant sur ses pas elle me dit : "Nous ne servons les repas qu'à partir de onze heures trente !"
À mon air perdu, elle a dû sentir que je suis en plein désarroi, car elle me fait signe d'entrer. Il est vrai qu'il n'est pas difficile à voir que ça ne va pas, les larmes continuent à me laver le visage.
⁃ Qu'est-ce qu'il vous arrive, si vous voulez me parler, mais ce n'est pas une obligation, quelquefois ça aide à se sentir mieux ?
Cette phrase est suivie d'un silence, un silence qu'il me fait aussi peur que si je devais me jeter à la mer du haut d'une falaise. Je finis par articuler :
⁃ Je suis venue pour parler à Mo.
⁃ Il n'est pas là, c'est mon jour de cuisine, Mo sera là pour effectuer le service en fin de matinée.
J'hésite, rester, partir, les idées se bousculent dans mon crâne, mais elles ne sont plus assez claires pour me permettre de prendre une décision, devant mon hésitation, c'est elle qui la prend.
⁃ Vous avez pris un petit déjeuner.
⁃ Euh, non.
⁃ Alors asseyez-vous, ça tombe bien moi non plus, nous allons le prendre ensemble.
*****
La commissaire a de la classe, c'est une grande femme baraquée, on sent qu'elle a une pratique active des sports de combat. Elle a un petit côté masculin, mais ce doit être ses cheveux coupés court qui lui donnent cette expression, il y a aussi une certaine raideur dans sa tenue et sa stature, l'habitude du commandement peut-être.
Pourtant pas de doute, c'est une femme, attention danger, il faut être sur ses gardes. En général les femmes ont beaucoup plus de discernement que les hommes et, dans un interrogatoire savent souvent se montrer plus habiles et plus perspicaces que des hommes pour vous faire parler.
⁃Donnez-lui une chaise, je vous avais demandé de le traiter avec ménagement, alors, les menottes, c'était superflu.
Mes hommes d'escorte ne peuvent s'empêcher de rire sans qu'elle ne les reprenne, ils me laissent là, les mains dans le dos, comme un gamin que la maitresse a mis au coin.
Assise sur le coin de son bureau, elle me regarde en silence, la cigarette qui brule au coin de ses lèvres brule doucement en fumant doucement, l'obligeant à fermer l'œil droit. Elle se saisit d'un dossier, fait mine de le compulser alors que je suis certain qu'elle en connait parfaitement le contenu et pourrait me le réciter par cœur.
⁃Alors la prison, cinq ans, c'était difficile à vivre ? Mais j'ai vu que vous vous y étiez tenu à carreau, alors pourquoi avoir choisi de replonger ?
Celle-là on ne me l'avait pas encore faite, j'ai envie de lui répondre : « Impeccable la tôle, un vrai club de vacances », il n'y avait que la nourriture et le couchage qui laissaient à désirer, mais ce n'est pas le moment de jeter de l'huile sur le feu avec mon humour caustique, je n'ai qu'une envie, sortir de là.
⁃Je vous ai posé une question, pourquoi avoir replongé, car cette fois vous risquez gros.
Elle repart dans son silence, enveloppée dans le nuage de fumée de sa cigarette.
Elle se lève ouvre la fenêtre, reste le dos tourné et se met tranquillement à tirer sur sa Gitane sans filtre. Elle se retourne et fait le geste de me tendre son paquet, j'ai toujours les mains dans le dos, elle a l'humour sadique.
⁃Cette affaire est grave, car elle a des retombées internationales, alors si vous êtes coopératif, on vous en tiendra compte.
Je ne comprends pas le moindre mot à son charabia, je sens bien qu'elle cherche à m'embrouiller, mais où est le piège ? Il faut absolument que je brise cette domination un brin perverse et que je la fasse parler pour retrouver un minimum de compréhension à la scène qui se joue là, avec moi en vedette américaine !
*****
Le thé est très chaud et parfumé et les petits pains à la menthe qu'elle vient de passer au four sont délectables.
Je sens mes muscles se dénouer les uns après les autres, les cordes vocales sont les dernières à faire de la résistance, quand elles retrouvent enfin une souplesse leur permettant de fonctionner, je me lance.
⁃Je venais informer Mo, qu'il a été arrêté.
⁃Qui a été arrêté ?
⁃Claude !
⁃Que s'est il passé ?
Je suis certaine qu'avant même que je dise Claude, elle avait compris.
Elle baisse le front et attend la suite.
J'espérais qu'elle allait me poser des questions m'aider à parler, mais elle se tient repliée sur elle-même sans dire un mot. Elle m’abandonne là me laissant seule avec mes difficultés, l'angoisse monte, je prends conscience que je n'ai pas été clean.
Il faut que j'arrive à lui expliquer, à la convaincre, mais les mots ne semblent pouvoir s'épanouir sur mes lèvres, je suis transie à l'idée qu'elle m'a déjà jugée et condamnée.
Je lui raconte le déroulement de ma rencontre avec les policiers, j'essaye de rester la plus calme possible. Elle de son côté secoué la tête sans me rendre mon regard. Je suis persuadée qu'à un moment ou un autre, elle va passer à l'action pour me mettre le nez dans mes contradictions.
Le bruit de la porte qui se referme me tire de mes pensées. Sans me retourner, j'ai compris, c'est Mo qui vient d'entrer. Je suis si mal à l'aise que je n'ose pas me retourner.
⁃Mademoiselle vient de me raconter que Claude a été serré ce matin.
⁃Je sais, c'est pourquoi je suis là.
An Binh lui relate tout ce que je lui ai dit depuis mon arrivée et pour moi la lumière se fait. J'avais toutes les cartes en main pour le sortir de cette situation, mais par crainte d'une garde à vue et d'un risque pour ma réputation commerciale j'ai préféré me sauver et le lâcher…
Mo ne dit rien, il se contente de poser la main sur mon épaule et de serrer tout doucement les doigts.