C’était le temps ou les femmes tricotaient encore ; on sortait juste  de la guerre…

« Je me demande ce qu’ils font. Ils sont entrés chez Cazaubon, ça fait une bonne heure ! Ils ont dû tout fouiller et ils n’ont rien trouvé ! Ces FFI, c’est une vraie plaie ! Ils font peur à tout le monde !  Comme si la guerre, ça n’avait pas suffi. Les règlements de compte, maintenant !    

Pas étonnant, Joseph, le vieux Cazaubon, il a dû tout cacher. Tout ce marché noir ! le défilé des gens, le soir à la nuit ! Ah ! Le filou ! ça y va, depuis le début ! le commerce marche bien !

On ne se parle pas avec les Cazaubon, on s’ignore… comme si on n’existait pas ! On est voisins ! Le palmier de leur cour, le même que le nôtre, plantés en même temps, quand on était « bien ». Maintenant, c’est la lutte à couteaux tirés. Pour une histoire de champ, au départ !

Au début de la guerre  tout a commencé ! Mon pauvre Abel était maire ! Qui aurait dit qu’il laisserait tout pour partir en Allemagne ! On ne nous a rien expliqué ! Juste un courrier ! Le STO, en Allemagne, on ne savait pas vraiment ce que c’était !

Ah ! Il y en a un qui sort de chez les Cazaubon ! c’est le garde champêtre, un sacré vendu celui-là !  Je vois, il met deux bouteilles dans sa sacoche de vélo ! On l’a acheté ! Les FFI ! S’ils tombent sur les réserves ! La maison des Cazaubon, je la connais ! elle est faite comme la nôtre ! la souillarde derrière la cuisine ; j’y suis allée une dernière fois pour la communion d’Andrée ! On n’était pas encore fâchés vraiment ! Il y avait eu l’histoire du champ près de la voie ferrée ; on avait décidé de ne pas se fâcher, mais mon Abel il en avait gros sur le cœur ! Il avait dit « pour le bon voisinage ! »

Josiane, l’ainée, tout le monde le sait qu’elle a bien couru  avec les occupants….et dans les sentiers à pas d’heure, et que je fais la belle bien habillée sur son beau vélo…  Quand mon pauvre Abel a été envoyé au camp de Gurs, ils y étaient bien pour quelque chose, non ? Des bruits couraient sur Abel ; qu’il avait protégé Manuel l’Espagnol refugié ici ; on a accusé mon Abel de complicité… Les Cazaubon ont témoigné contre lui l Quelle horreur ! Je ne m’en suis pas relevée et les filles non plus ! Elles étaient bien petites, Marthe et Marie ! Et encore, on ne savait pas tout ! On pensait qu’en huit jours, il reviendrait ! On ne savait pas que Gurs, c’était si terrible. Quand il est revenu, ce n’était plus lui, vieilli de dix ans, une vilaine toux !

 

C’est le moment de régler les comptes ; je peux leur faire payer ça aux Cazaubon ; je dis tout ce que je sais, tout ce que j’ai vu pour le marché noir, oui ! Et aussi pour la gamine qui trainait avec les soldats. Si je dénonce, à eux la peur ! Il faut y être passé pour savoir ce que c’est, nuit et jour, l’attente et la peur !

Les preuves ? Je sais où les trouver. Je dirai où je les ai vus, où et quand. Mathilde pourra témoigner aussi, elle habite de l’autre côté de la route et on était ensemble au champ quand on les a vus, le grand blond et elle. Et puis, il lui a bien fait des cadeaux qui sont sûrement là ! Et le petit frère de Josiane, le gamin, il en a vu des choses ! On l’avait trouvé qui tenait le vélo pendant que les deux autres étaient à la rivière ! Facile de faire parler un gamin. Aussi nuisible que les autres ; déjà dressé à fouiner partout.

Mais à quoi je pense ! je traverse la rue, j’y vais, je dis tout ce que j’ai vu ? Trop fort pour moi. Je n’ai pas l’énergie ! Mais je dirai s: «  si vous voulez, je peux me porter témoin ». Je ne m’y vois pas non plus, non je ne m y vois pas.

Abel, toi qui nous a quittées, aide-moi mon Abel ! Six mois que tu nous as quittées. Tu n’étais plus le même depuis ton retour, toujours fatigué et cette toux ! Tu étais déjà fragile des bronches, mais ce travail de boulanger, là-bas c’était pas fait pour toi ! Tu ne voulais pas en parler ! C’est trop injuste ! Ils ont hâté ta mort.

Si je parle, ils ne feront plus les fiers, les Cazaubon ça leur rabattra l’orgueil !

Si je les dénonce, on sera payés de toute cette haine ? C’est moi qui ai la haine maintenant !

Elle ne s’éteindra qu’avec la mort, la mort du vieux ! Après, les enfants verront ! Tous ces scandales pour commencer leur vie ! C’est trop !

Je ne pourrai plus me regarder ni regarder Abel en face aussi dans mon cœur. Il me disait souvent « la vengeance détruit celui qui se venge ». Il était la bonté incarnée ; il ne serait pas fier de moi. Lui, il n’aurait pas dénoncé, j’en suis sûre !

JE NE DIRAI RIEN.

Elle est toujours assise devant la table de la cuisine, face à son café refroidi. Les deux Patriotes ressortent. Ils enfourchent leurs vélos vers l’autre bout du village. Elle attire à elle la corbeille à ouvrage et se met à tricoter avec une énergie appliquée et intense, comme pour retrouver le calme et conjurer son désarroi.

 

Poitiers, le 27 Décembre 2015

 

Denise Michel Labadot.